Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
C- La culture cinématographique des françaisComme le constate Esquenazi (1994, p. 11), « le spectateur n'arrive pas devant le film comme en terrain vierge : la publicité, le cadre de projection, la culture cinématographique du spectateur, sa connaissance du réalisateur, etc. ». Or, la culture cinématographique des spectateurs a incontestablement évolué depuis 1895. Mais, il est souvent difficile de dire en quoi elle a évolué. Catherine Tasca, alors Ministre de la culture et de la communication, se posait les questions apparemment simples et pourtant sans véritables réponses précises : « Quelle est la culture cinématographique des français ? Quelles sont leurs connaissances ? Comment se les approprient-ils » ?107(*) Mais avant de la quantifier, de la mesurer, à l'aide d'une enquête par sondage, par exemple, encore fallait-il la définir. L'enquête conduite par le Département des études et de la prospective, D.E.P., du Ministère de la culture et de la communication, avec le concours du Conseil National de la Cinématographie, qui fut engagée en 1995, pour le centenaire de la première séance publique de cinéma, prit un parti différent. « Elle ne part d'aucune définition puisque son objet est précisément de savoir s'il existe quelque chose que l'on pourrait appeler culture cinématographique »108(*). Plutôt que prendre l'acceptation fréquente du mot culture comme connaissances, Jean-Michel Guy (2000, p.18), propose une « pré-définition » d'inspiration anthropologique en la considérant «au moins par hypothèse, comme un processus continu de construction d'ensembles cohérents mais provisoires de représentations, de pratiques, de connaissances, de goûts fondant des sentiments d'appartenance, et contribuant de ce fait au sentiment d'identité des personnes et des groupes. » Méthodologiquement et concrètement, l'enquête par sondage fut réalisée par l'Institut Français de Démoscopie sur un échantillon représentatif de la population française (France métropolitaine) de 12 ans et plus. L'échantillon de 1460 personnes (plus un sur-échantillon de 95 individus ayant un niveau d'études supérieur ou égal à Bac +3) fut constitué à l'aide de la méthode des quotas (région, catégorie d'habitat, sexe, âge, catégorie professionnelle du chef de ménage) et fut dispersé dans une centaine de points d'enquête au prorata de la population de chaque région. Les questionnaires furent administrés par des enquêteurs au domicile des répondants entre le 22 novembre et le 6 décembre 1995. Le questionnaire était composé de 7 questions d'identification (sexe, âge, etc.), d'environ 111 questions de formes diverses (dichotomiques, à choix multiple à réponse unique ou multiple, à échelle d'attitude, ouvertes ou semi-ouvertes, filtres, numériques, etc.). Les résultats obtenus sont à la hauteur de l'outil mis en oeuvre. « La présente enquête livre des résultats chiffrés impressionnants qu'on aimerait pouvoir avancer pour toute autre pratique culturelle. (...) Selon la définition immédiate que les français eux-mêmes en donnent, la cinéphilie concerne entre 3 et 20% de nos concitoyens et à ne considérer que la définition la plus érudite, c'est un million et demi de personnes qu'il faut tenir pour de grands connaisseurs de cinéma. Les amoureux fous du grand écran seraient eux 10 millions et c'est par dizaine de millions qu'il faut compter les simples amateurs. » (Tasca in Guy, 2000, p.11) Pour notre part, nous avons retenu quatre conclusions principales : - L'importance prise par la cassette vidéo (et depuis, sans conteste, le DVD) qui est devenu le « livre de poche » du cinéma et qui, contrairement, à ce que certains esprits chagrins prédisaient, « n'entame plus sensiblement la faveur du public pour les salles obscures. Elle semble au contraire élargir et diversifier notre relation au cinéma, permettre l'approfondissement de notre sensibilité et notre regard critique et, au total, nourrir encore la passion cinématographique» (Tasca). Le petit écran est devenu le premier support de diffusion du cinéma, grâce aux soirées « cinéma » organisées sur certaines chaînes, mais aussi par la constitution de vidéothèques personnelles, de musées du cinéma privés, phénomène culturel majeur. (Guy, 2000, p.61). Selon Guy, « la vidéo patrimonialise les films à plusieurs égards : elle permet de les conserver (voire de les collectionner), de les revoir (donc de les graver en mémoire et d'en objectiver le souvenir et de les analyser (et d'en montrer des fragments significatifs à autrui » (Guy, 2000, p.72). - La fréquentation des salles n'est pas un critère suffisant pour estimer la culture cinématographique ni même pour étudier les attentes et les goûts des spectateurs. L'enquête permet à Guy de noter : « La relation entre le goût et la consommation des films, sur grand ou petit écran, d'une part, et la culture cinématographique, d'autre part, est d'une complexité telle que l'on se tromperait à la croire linéaire. Si tout le monde a un goût, rares sont en réalité les personnes qui y conforment leurs choix » (Guy, 2000, p.111). L'une des raisons à cette bizarrerie est que la fréquentation des salles est surtout une pratique d'intense sociabilité. On va au cinéma entre amis et l'entourage joue un rôle déterminant sur la fréquentation, sur les références, sur les goûts des spectateurs (Guy, 2000, p.50). De plus, le succès commercial d'un film et sa place au box-office dépendent aussi de l'importance de la diffusion, du nombre de copies et de salles qui le proposent en exclusivité, etc. (Jullier, 2002, p.67) - Les genres cinématographiques ne sont pas appréciés de la même façon par tous les spectateurs. A juste titre, Jean- Pierre Hoss109(*), Directeur général du Centre National de la Cinématographie, conclut à la lecture des résultats du sondage que « tous les genres cinématographiques ne rencontrent pas les mêmes générations ou les mêmes catégories socioprofessionnelles ». Toutefois que l'on se rassure, le risque évoqué par Moine (2002, p.77)110(*) - que le genre impose une lecture univoque et universelle, une lecture qui contraindrait ses amateurs, considérés comme un tout homogène - est faible pour une raison que Moine avance elle-même : « d'autres déterminants, ethniques ou sociaux par exemple, organisent l'univers culturel des spectateurs, et sont de ce fait susceptibles de moduler leur adhésion au genre. On néglige l'expérience, les investissements et les interprétations des spectateurs particuliers ». - Cinq profils de films se dégagent des résultats du sondage : - les films patrimoniaux, vus par les ¾ des français ; - les films qui plaisent surtout aux cinéphiles érudits ; - les films qui attirent surtout les jeunes ; les films qui plaisent surtout aux femmes ; les films qui plaisent surtout aux hommes. - 1- les films patrimoniaux Ils contribuent à la constitution de références « nationales » communes. Parmi eux, deux catégories de films se dégagent : les grandes productions américaines, généralement hollywoodiennes, et les films français dont l'histoire est typiquement française.
Il est à noter que bon nombre de ces films patrimoniaux sont des films assez anciens et que les personnes interrogées (qui représentent plus de 75% des sondés de 12 ans et plus) n'ont pu les voir qu'à la télévision ou sur cassette vidéo ou DVD, ou encore dans le cadre d'un cinéclub, scolaire111(*) ou non. - 2- les films qui attirent les cinéphiles érudits On trouve dans cette catégorie des films à audience confidentielle (généralement en dessous de 20% des répondants), s'adressant à un public dont le niveau de compétence en matière de cinéma est supérieur à la moyenne.
N'y figure pas le film d'Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine (1925), une référence de l'histoire du cinéma, qui souleva l'enthousiasme du public soviétique lors de sa sortie et celui du public international, parfois inattendu112(*), par la suite.113(*) Le sondage a montré que 34% des français de 12 ans et plus l'auraient vu sur petit ou grand écran. 59% auraient beaucoup aimé, 37% moyennement, 4% seulement pas du tout. 68% des personnes ayant vu le film sont non-bacheliers. Le film poursuit donc une carrière assez « populaire » même s'il est cité comme exemple par la plupart des cinéphiles. - 3- Les films des jeunes (de la décennie 90, période de l'enquête) L'apparition et le développement d'une culture jeune avec ses références propres datent surtout des décennies 50-60.
- 4- Les films qui plaisent surtout aux femmes Ils appartiennent plutôt au genre sentimental ou à des genres voisins dans lesquels la description des sentiments des personnages, notamment des sentiments amoureux, est plus importante que les rebondissements de l'action.
- 5- Les films qui plaisent surtout aux hommes Il s'agit de films dans lesquels l'action, avec plus ou moins de violence et d'horreur, est prédominante.
Une telle étude est-elle utile pour les cinéastes, producteurs et réalisateurs ? Selon Jean-Pierre Hoss114(*) : « la compréhension des goûts cinématographiques est une des clés nécessaires à la construction des orientations de la politique publique en faveur du cinéma ». Il se place dans un contexte d'aides publiques à la française. Plus généralement, les professionnels du cinéma, quelle que soit leur nationalité, sont friands d'études de ce type. « Sans doute une telle connaissance (des goûts des spectateurs) peut-elle permettre de mieux cibler la clientèle potentielle d'un film, voire dans certains cas d'en prédire le succès » (Guy, 2000, p.111). Toutefois, il nous semble que le choix d'aller voir un film plutôt qu'un autre dépend d'un trop grand nombre de facteurs pour être réduit à quelques indicateurs explicatifs (sexe, niveau d'éducation filmique, etc.). Enfin, ce n'est pas son appartenance à un des cinq genres mis en lumière qui peut expliquer totalement l'adéquation d'un film aux attentes de son public-cible. * 107 Préface de l'ouvrage de Jean-Michel Guy, La culture cinématographique des français, Paris, La Documentation française, 2000. * 108 Guy (2000, p.18) : « une telle posture pourra paraître iconoclaste à ceux-là mêmes, professeurs de cinéma, rats de cinémathèque, qui ont de facto, en matière de cinéma, des connaissances plus étendues mieux structurées et plus précises que le commun des français ». * 109 Préface de Jean-Pierre Hoss, in Guy (2000, p.15) * 110 Moine (2002, p.77) : « Véritable opium du peuple, il (le genre) anesthésierait, quasiment par nature, toute lecture buissonnière, critique, divergente, toute possibilité de réception multiple. L'approche rituelle pose un problème analogue : dire qu'un genre règle sur un plan symbolique des problèmes courants ou des conflits culturels, qu'il répond en cela à une attente du public qu'il fédère dans un spectacle ritualisé, c'est postuler pour ce genre un public homogène, qui partage les mêmes valeurs, qui est sensible aux mêmes conflits...On peut certes objecter que les genres hollywoodiens ...s'adressent à un public jeune et que ces spectateurs, puisqu'ils constituent une audience segmentée, forment une communauté fédérée par des modèles culturels semblables. (...) Comment comprendre sinon le succès des genres hollywoodiens à l'étranger, c'est-à-dire à l'extérieur de la culture américaine ? Les spectateurs français, hongkongais et américains ne se retrouvent sans doute pas de la même manière dans un western ou un film d'arts martiaux » * 111 Le Centre National de la Cinématographie a lancé ou soutenu de nombreuses opérations comme «Collèges au Cinéma », « Lycéens au cinéma » ou encore « Un été au ciné ». * 112 De Voghelaer (2001, p.41) : « Plusieurs témoignages de proches de Goebbels confirment que ce dernier était fasciné par le film d'Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine. D'aucuns affirment même qu'il était le film préféré du Ministre de la propagande. Selon eux, Goebbels aurait examiné attentivement les effets que les films révolutionnaires pouvaient avoir sur le peuple soviétique afin d'en tirer quelques leçons au service de la propagande allemande. » * 113 Michel Marie (in Rapp et Lamy, 1999, p.317-318) : « C'est surtout le choix privilégié du cadrage en plans de détails et en plans serrés, leur articulation dans un montage au rythme très rapide, quasi paroxystique dans les scènes de violence (scènes de la révolte sur le cuirassé, scène de la répression sur l'escalier) qui caractérisent à la fois la démarche radicale du cinéaste et l'impact produit sur le public, littéralement bouleversé et soulevé par un enthousiasme communicatif, dans des conditions voisines de celle de l'exécution d'une partition musicale ». * 114 Préface de Guy (2000, p.15) |
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