Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
B- La censure économiqueLe succès des pré-tests aux Etats-Unis repose sur la recherche de la satisfaction, du plaisir filmique du spectateur qui assure la pérennité et le développement de l'industrie cinématographique. Dans cette perspective, les partisans des previews citent souvent l'exemple du film d'Adrian Lyne, Fatal Attraction (Liaison fatale, 1987). Lors du test, la fin où le personnage interprété par Glenn Close se tue pour faire accuser de sa mort son amant d'un jour, joué par Michael Douglas, n'est pas appréciée. Le preview montre que le public préfèrerait que la maîtresse soit punie. Le réalisateur, Adrian Lyne, substitue le suicide par une scène au cours de laquelle l'épouse légitime tue la maîtresse. Une fin morale qui fera de ce film un très grand succès international. Cette approche marketing du cinéma est surtout critiquée pour son atteinte à la liberté de création. Pecha (2000) n'hésite pas à parler de censure économique, regrettant que les professionnels américains habitués par ces pratiques ne les perçoivent plus comme telle : «C'est de ces réponses que peut naître une forme de censure pour le metteur en scène. Si les spectateurs n'aiment pas par exemple la fin du film, le réalisateur risque alors de se faire prier de la modifier. Tant pis si elle constitue sa scène préférée et qu'il a mis de nombreuses heures à la tourner. Ce qui compte, c'est l'avis du public. La rentabilité avant tout. (...) La notion d'art n'existe pas. Il s'agit tout d'abord de faire en sorte que le film plaise au plus grand nombre. » (Pecha, 2000, p.132) C- L'attitude des réalisateurs face aux pré-testsLes pré-tests ont, sans conteste, tendance à écarter toute originalité, toute rupture des codes classiques, toute transgression des interdits moraux, etc. c'est-à-dire ce qui est, souvent, à l'origine de la création et de l'évolution des sources du plaisir filmique. Toutefois, contrairement à ce que certains peuvent penser, tous les réalisateurs ne sont pas hostiles aux projections-tests. Les réalisateurs américains, souvent contraints par les producteurs de les accepter, en voient quelques avantages comme Martin Scorsese : « Comme je travaille beaucoup avec les studios, il m'arrive de devoir organiser des projections-tests avant la sortie, où l'on demande au public ce qu'il pense du film. Je trouve ce système très intéressant pour découvrir certains problèmes qui ne vous ont pas sauté aux yeux pendant le montage : des choses qui ne sont pas claires dans l'histoire, des longueurs ou des redondances. Mais, si le public-test me dit « je n'aime pas ces personnages, je n'irais jamais voir un film comme celui-ci », eh bien...c'est la vie ! Moi, je sais quel film j'ai envie de faire. » (in Tirard, 2004, p.25). D'autres y voient un moyen de progresser avec les goûts des spectateurs en constante évolution, comme Oliver Stone : « Je fais de plus en plus de projections-tests (...) Parce que je vois bien à quel point le public ne cesse de changer avec la télé, parce que c'est vraiment ce qu'est devenu le marché. Le taux d'attention du spectateur a énormément réduit avec l'influence de la télé, au point où il devient presque impossible aujourd'hui de faire un film calme. (...) 2001 (2001 : L'Odyssée de l'espace, Stanley Kubrick, 1968), par exemple, est exactement le genre de films qu'on ne pourrait plus faire aujourd'hui ». (in Tirard, 2004, p. 144). En dépit de la rigueur avec laquelle ces tests de films sont généralement effectués, les erreurs d'interprétation et de prévision ne sont pas rares ; un pré-test favorable n'est pas la garantie absolue d'un succès commercial, et inversement, comme c'est également le cas dans tous les domaines des études marketing, Ainsi, les films E.T. (L'extraterrestre, Steven Spielberg, 1982) et Star Wars ont eu de mauvais résultats aux pré-tests. Pecha montre à travers plusieurs exemples l'imperfection des previews, notamment celui du film de science-fiction, Star Wars (La Guerre des étoiles) de George Lucas (1977) : «à la suite d'une projection de Star Wars, l'étude des réponses a permis de conclure que le public n'avait aucune envie de voir un film avec des robots. Le succès phénoménal du film et de ses suites peut ainsi faire douter de la fiabilité de ces projections tests. » (Pecha, 2000, p.131). En conclusion, en tant que technique prévisionnelle (de succès ou d'échec), le preview, comme les autres techniques de recherche marketing, a montré ses limites99(*). Cette incertitude est en quelque sorte rassurante dans un domaine artistique comme le cinéma, dans lequel la sensibilité, l'indépendance d'esprit, l'innovation des réalisateurs sont des facteurs discriminants. Ainsi, selon Martin Scorsese (in Tirard, 2004, p.25) : « Certains metteurs en scène font leurs films pour le public. D'autres comme Hitchcock ou Spielberg, les font à la fois pour le public et pour eux. », d'autres le font pour un spectateur virtuel, comme Joel et Ethan Coen : « nous restons très imperméables aux commentaires extérieurs, quand on travaille sur nos films. Principalement parce que si vous demandez leur avis à cinq personnes, vous aurez cinq points de vue différents, et qu'il est très facile de se désorienter par ça. La seule chose pour laquelle vous pouvez avoir besoin d'un regard extérieur, c'est la clarté du récit. Mais pour le reste, nous ne comptons que sur nous, même si nous décidons toujours en fonction d'un public virtuel »100(*). D'autres comme Woody Allen restent étonnés par les réactions imprévisibles du public, ce qui leur donne l'envie de poursuivre leur carrière : « Aujourd'hui encore, je fais des films et je suis toujours surpris, voire stupéfait, par la façon dont le public réagit. Je pense que les gens vont aimer tel personnage et je m'aperçois qu'il leur est indifférent voire antipathique, mais qu'il préfère tel personnage auquel j'avais à peine pensé. Je crois qu'ils vont rire à tel gag et, en fait, ils rient d'un autre que je trouvais, très moyen. Quelque part, c'est un peu frustrant. Mais d'un autre côté, c'est aussi ce qui rend ce métier si magique.(...) Si j'avais tout compris, il y a longtemps que j'aurais arrêté ! » (in Tirard, 2004, p.78). D'autres, moins rares qu'on ne le croit, font leur film sans tenir compte des spectateurs. Parmi eux, se trouvent des réalisateurs avant-gardistes tels que Lars Von Trier selon lequel : « Ce qui me semble primordial, c'est de faire le film pour soi et non pour le public (...) Vous devez faire le film que vous voulez voir, pas celui que vous croyez que le public veut voir. C'est un piège, et c'est un piège dans lequel je vois beaucoup de cinéastes tomber », et souvent pour des raisons économiques que Lars Von Trier n'ignore pas mais aborde avec un état d'esprit assez particulier101(*). Quelques réalisateurs faisant des films dits « commerciaux » ont également ce point de vue. Ainsi John Woo, interviewé par le réalisateur Laurent Tirard (2004, p.208)102(*), déclare : « je fais le film pour moi. Et quand je suis sur le plateau, je ne pense jamais au public. Un film doit venir du coeur. Il doit être l'expression d'une vérité, ou en tout cas de votre vérité. Je remarque que ceux qui aiment mes films les aiment vraiment, et ceux qui n'aiment pas détestent. Je pense que c'est dû, avant tout au fait que je suis sincère. Je ne cherche à plaire à personne. » * 99 Jehoshua Eliashberg (in Augros, 2000, p. 81) : « En général, l'industrie du cinéma s'est montrée jusqu'ici réticente à adopter des techniques prévisionnelles et des systèmes d'aide à la prévision. Les dirigeants doutent de la capacité de prévision des outils modernes et des modèles mathématiques en matière d'accueil du public et se fient souvent à leur jugement, à l'expérience et aux idées reçues » * 100 Joel et Ethan Coen (in Tirard, 2004, p. 94) « Ca doit plaire au public. Mais ça doit nous plaire à nous. En fait, je pense que ça doit d'abord nous plaire à nous ! (rires) » * 101 Lars Von Trier (in tirad, 2004, p.153) : « Bien sûr la notion de public est souvent liée à la question économique. Et aucun cinéaste ne peut décemment ignorer cette question. (...) En ce qui me concerne, j'essaye toujours de faire des films qui rapportent à peu près ce qu'ils ont coûté à fabriquer. Si un film rapporte beaucoup plus qu'il n'a coûté, ça devient de l'avidité, et pour moi, ça ternit un peu l'image de ce film. Mais s'il rapporte beaucoup moins qu'il n'a coûté, alors vous ne pourrez peut-être plus tourner d'autre film. C'est donc un exercice périlleux ». * 102 Journaliste à Studio magazine, Laurent a réalisé, en 2004, son premier long métrage produit par Luc Besson : Mensonges et trahisons et plus si affinité...avec Edouard Baer, Marie-Josée Croze et Clovis Cornillac. |
|