Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
G- Le plan 7
En montrant le personnage principal fermer ses stores et traverser son bureau, l'idée du réalisateur était d'évoquer la fin de quelque chose puis le retour au réel. Les spectateurs, une fois encore, ne semblent pas interpréter comme il le souhaitait. Il est à noter que dans les versions 1, 2 et 3, les plans 9 et 11 n'eurent pas beaucoup plus d'effets que le plan 7 des versions 4 et 5. H- Le plan 8
Le plan 8 dans chacune des deux versions semble ne pas influencer le spectateur, tout au moins comme l'aurait aimé le réalisateur. Toutefois, étant le dernier de la première partie du film, il est intéressant d'analyser les effets de ce plan et de ceux qui l'ont précédés sur la construction du récit fait par les spectateurs. J- La comparaison des résultats aux tests de l'histoire à compléterLa projection dans l'avenir demandée aux participants fait apparaître une grande variété de possibilités de fin. Nous avions constaté ce phénomène d'ouverture de l'éventail dans les constructions de fin de récit en analysant les résultats aux tests de l'histoire à compléter pour les trois premières versions (1, 2, 3). Comparaison des résultats du test de l'histoire à compléter
Le diagramme des fins possibles selon les versions Alcoolisme Suicide Repli sur lui-même V4 Mari planificateur Retour à la vie normale Enquête policière
Accident Tristesse de longue durée Gestion de la succession V5 Mari sans état d'âme Maîtresse
Tueur à gages Cette représentation graphique du champ des fins possibles fait apparaître que l'éventail des récits imaginés par les spectateurs est plus large après la diffusion de la version 5 qu'après celle de la version 4. Il est difficile d'expliquer cet écart sachant que la seule différence entre la version 4 et la version 5 se situe au plan 8. Examinons de plus près les différences entre les deux versions. - Dans la version 4, nous avons :
- Dans la version 5, nous avons :
Dans la version 4, le plan 8 est de plus longue durée que dans la version 5 : 8 secondes contre 1 seconde 30. L'angle de prises de vues est également différent. Dans la version 4, le réalisateur a opté pour une plongée dans le but de donner un caractère d'écrasement psychologique (Mitry, 2001). Dans la version 5, le plan est de même échelle (plan rapproché) mais le personnage est pris de profil et non de face comme pour cacher l'expression de son visage et jeter le doute dans l'esprit des spectateurs. Le contenu narratif est également plus explicite dans la version 4 que dans la version 5 dans laquelle le spectateur est invité à deviner la raison pour laquelle le personnage principal se baisse pour prendre quelque chose. En résumé, les éléments de la bande image (durée du plan, angle de prise de vues, etc.), de la bande son (bruits, etc.), du récit narratif sont beaucoup plus explicites dans la version 4 que dans la version 5. L'éventail des fins possibles qui est plus ou moins large selon la version peut donc avoir une origine celle du degré de directivité imposé par le réalisateur. Autrement dit, plus les éléments filmiques vont dans la même direction, moins l'éventail des sens construits par le spectateur est large. Il n'en demeure pas moins qu'en dépit des efforts du réalisateur pour orienter l'interprétation des spectateurs, ces derniers conservent une liberté dans la construction du récit de fin. En outre, nous ne pouvons pas cacher la possible influence des profils des spectateurs, plus âgés et mieux instruits dans l'interprétation de la version 5. Degré de directivité des éléments filmiques Degré inverse de liberté de construction par les spectateurs des fins possibles ?
Niveau culturel et autres facteurs personnels des spectateurs Nous avions mis en évidence ce phénomène en analysant les tests de l'histoire à compléter des versions 1, 2 et 3 : « Plus (le film) est clair, net et précis, moins l'apport du sujet (le spectateur) est important. Au contraire, plus il est vague et flou, plus il nécessite d'efforts pour qu'on lui trouve un sens » (Sillamy, 1983). Des efforts d'imagination qui portent la marque de leur « identité profonde et plus précisément de leur monde privé » (Mucchielli, 1996). Les effets de la plus ou moins grande directivité du réalisateur se font également sentir dans les réponses des participants concernant l'appartenance à tel ou tel genre cinématographique. Après diffusion de la première partie de la version 4, les spectateurs l'ont classé principalement dans deux genres, le policier et le drame, avec un avantage pour ce dernier. En revanche, la première partie de la version 5, moins directive que celle de la version 4, semble rendre plus difficile son classement dans un genre cinématographique : « court-métrage (...) spot publicitaire (...) drame (...) policier (...) polar (...) tragédie (...) série B (...) téléfilm, etc. » Degré de directivité des éléments filmiques Degré inverse de liberté de construction par les spectateurs des fins possibles
Niveau culturel et autres facteurs personnels des spectateurs dont : Culture cinématographique et audiovisuelle des spectateurs Classement du film dans un genre cinématographique K- Le plan 9 de reprise
Ce plan relance l'intérêt des spectateurs par un effet de surprise dû à une manipulation du contexte gestuel qui rompt la continuité de la première partie du récit. L- Les plans 10 à 15 Ils donnent des détails sur les contrats d'assurances (obsèques et/ou décès), sur la façon dont le personnage principal les consulte, etc. Etant très différents d'une version à une autre, nous ne comparerons pas ces plans comme nous l'avons fait pour les plans précédents. Nous invitons le lecteur à se reporter aux analyses longitudinales des interviews de groupe. En revanche, nous comparerons le plan de fin de chacune des versions 4 et 5. M- Le plan de fin
Dans les deux versions, le plan de fin est déterminant dans la construction du sens par les spectateurs. Dans la version 4, il permet, comme le souhaitait le réalisateur, de réduire le champ des possibles sans imposer sa vision des choses. Le comportement « rationnel » du personnage principal élimine les éventualités du suicide et du refuge dans l'alcool évoquées lors des tests de l'histoire à compléter. Il ne reste donc plus que trois possibilités de fin : le retour à la vie normale, le repli sur lui-même, l'enquête policière, par exemple, suite à une escroquerie à l'assurance, possibilité qui sort renforcée grâce aux plans 13 à 19. Dans la version 5, le très gros plan sur le cadre que le mari fait tomber - volontairement selon les spectateurs - est une manipulation du contexte normatif et culturel d'une telle force que les spectateurs éliminent la plupart des fins qu'ils avaient imaginées après la diffusion de la première partie. D'un éventail très large de fins possibles, nous passons, en effet, à une alternative : - le mari tourne la page (éventuellement suite à une longue maladie), - le mari a provoqué la mort de son épouse pour toucher la prime d'assurance. Comparé au processus d'interprétation des trois premières versions, celui des version 4 et 5 semble plus se caractériser, à partir de la reprise de la seconde partie du film, par l'élimination successive des sens possibles au fur et à mesure de l'accumulation des éléments filmiques, narratifs ou non. Il est également marqué par l'importance des premiers plans de reprise dont l'effet de surprise agit comme une rupture de sens. Sens s' : (s - r'') Sens s Début Sens r' Sens r'' du film Test Reprise Sens r Fin de la 1ère partie
Eléments Construction Effet de Suite de Plan de fin filmiques par les spectateurs surprise plans proposés par des fins possibles le réalisateur
Ce processus correspond sans doute davantage à ce qui se passe dans le cadre d'un visionnage normal de film, en dehors d'un test d'histoire à compléter. Lors d'une projection, la construction des fins possibles par les spectateurs se fait, en effet, tout au long du film, sans qu'ils ne les expriment, voire sans qu'ils en aient véritablement conscience. L'éventail des possibles s'élargit moins les éléments filmiques sont directifs et rétrécie plus ils le deviennent, voire se réduit à une seule et unique signification lorsque le plan final est explicite, démonstratif et convaincant. De même, plus le spectateur est informé du contenu du film avant son visionnage, moins l'éventail des sens est large en début de séance. Imaginons trois cas de figure : 1) Dans le cas d'un film dont les spectateurs ne savent rien par avance et pour lequel le réalisateur a décidé de laisser les spectateurs imaginer leur propre fin, l'évolution de l'éventail des sens sera la suivante : L'inconnu et les premiers plans Elément déterminant ou combinaison d'éléments directifs Non directivité et ambiguïté Eventail des sens construits par les spectateurs Ce processus est celui que nous avons constaté à la fin de la version 4. Le fait que le réalisateur n'impose aucune fin, qu'il laisse le spectateur conclure lui-même de la cause de la mort de la femme du personnage principal pousse certains spectateurs à sortir de l'alternative film dramatique ou film policier dans laquelle ils s'étaient eux-mêmes placés : Maladie ou accident Film dramatique Meurtre Film policier Liberté de conclure Film d'auteur : « [c'est inachevé]... mais c'est à toi de l'achever, c'est voulu », « oui je suis d'accord, dans ce genre de film, l'auteur ne finit pas exprès ». 2) Dans le cas d'un film dont les spectateurs ne savent rien par avance et pour lequel le réalisateur a un souci de manipulation, d'influence en utilisant tous les procédés filmiques directifs, allant dans le même sens, l'évolution de l'éventail de sens prendra - bien sûr, s'il n'y a pas de retournements ou de pivots (Seger, Field, Chion) - la forme d'un entonnoir sans pour autant aboutir à un sens unique pour tous : L'inconnu du départ et les premiers plans d'exposition Suite d'éléments filmiques directifs Quelques sens 3) Dans le cas d'un film sur lequel les spectateurs ont déjà des informations (type du genre, critiques, bande-annonce, etc.) et pour lequel le réalisateur souhaite narrer une histoire de l'exposition à sa résolution (Roche et Taranger, 1999), l'éventail de sens évoluera : La classification générique et les préjugés de sens Exposition 1er pivot 2ème pivot Climax Résolution Eventail réduit de sens III- Conclusion de l'analyse transversale : Notre étude montre, ce qui paraîtra peut-être évident à certains, que les effets d'un film sur le spectateur sont à la fois personnels et collectifs. Chaque spectateur construit le sens du film, selon la façon dont il vit cette expérience (expérience vis-à-vis du film lui-même, expérience vis-à-vis du dispositif mis en place pour l'étude que nous avons menée). Pour les spectateurs qui acceptent le dispositif (l'expérience dans le cadre universitaire) et le film, les effets de ce dernier sont rapides. Il entraîne le spectateur dans l'histoire qui est narrée, le mouvement, les plans successifs, la suite des événements. Le spectateur s'inscrit alors dans le film et vit la suite des plans selon sa personnalité, son passé, ses expériences, sa culture, etc. La trop faible durée de notre film ne nous permet pas de dire qu' « un second moi se substitue au premier, qui n'existe que pendant la durée de la projection, et qui vit à l'intérieur du film » (Esquenazi, 1994) mais nous avons noté le travail du spectateur, ses efforts de perception, de mémorisation, de compréhension. Nous avons remarqué que le sens du film naissait des associations effectuées par le spectateur pendant toute sa diffusion, et pas seulement lors du plan de fin même si celui-ci est parfois déterminant. Nous avons également constaté que la mémoire jouait un rôle primordial dans la compréhension du film. Ainsi, nous avons été surpris de la facilité avec laquelle les spectateurs, ayant mémorisé les événements du film avant la pause, se sont replacés dans l'histoire qui leur était montrée après une discussion de groupe et un test de l'histoire à compléter. Nous avons noté l'aisance avec laquelle les spectateurs ont ré-ordonné les événements, sont passés des uns aux autres, et avec laquelle certains d'entre eux ont occulté les plans qui leur semblaient inutiles, ambigus ou qui menaçaient leur schéma d'interprétation. A deux reprises, à la fin des deux parties du film, nous avons constaté que les effets d'un film sont également collectifs. Chacun des spectateurs a construit le sens du film et semble être étonné que les autres spectateurs ne lui donnent pas le même sens. La discussion sur la même expérience devient souvent passionnée et, malgré les échanges d'impressions et les rappels d'éléments mémorisés par certains, il est rare qu'un spectateur change d'avis, reconstruise le sens du film. Au mieux, il accepte l'interprétation de l'autre sans se l'approprier. Un autre apport de notre étude concerne l'influence de l'obscurité et de la passivité des spectateurs, autrement dit le fait d'être assis dans une salle plongée dans l'obscurité (Pecha, 2000). La diffusion de notre film ne s'est pas faite pas dans les conditions normales d'une projection cinématographique - obscurité, confort d'un fauteuil, isolement, attention attirée vers une surface lumineuse de grande taille, etc. - mais dans des conditions qui pourraient être considérées comme spartiates : diffusion sur un téléviseur grand écran dans une salle de travaux dirigés, chaises et tables de « classe », etc. Or, malgré ces conditions peu cinématographiques, les spectateurs, pour la plupart, se sont inscrits dans le film et ont construit leur récit. Autrement dit, sans vouloir nier l'influence de l'obscurité, il nous est apparu que le spectateur arrivait à entrer dans le film même sans être plongé dans l'obscurité et sans être «hypnotisé » par une lumière vive (Metz, Mitry, Rittaud-Hutinet, De Voghelaer). Comment expliquer alors le fait que notre film, de courte durée et de qualité artistique discutable, ait eu autant d'effets ? Nous écartons d'emblée l'hypothèse du pouvoir d'un message diffusé sur un écran de téléviseur - une espèce de fascination des techniques « modernes » plus que de l'institution télévisuelle puisque le film n'était pas diffusé par une chaîne de télévision - ainsi que celle d'un spectateur ne possédant aucune autonomie, ne pouvant pas recevoir le message autrement que ce que l'émetteur avait construit intentionnellement (Esquenazi, 1996). En revanche, nous ne pouvons pas exclure l'influence du contexte de réception : nos diffusions eurent lieu dans le cadre universitaire, dans des conditions matérielles particulières, pendant des séances de travaux dirigés au cours desquelles les étudiants sont susceptibles d'être évalués, mais en l'absence d'enseignant, etc. Nos interviews de groupe ont montré que les participants se sont investis dans le récit qui leur était proposé. Que leur passivité physique sur leur chaise n'avait pas paralysé leur activité sensorielle et cérébrale (Cohen-Séat). Qu'ils avaient au contraire fortement participé à la reconnaissance du schème audiovisuel, faisant même des efforts particuliers de perception lorsque les plans étaient ambigus, et qu'ils avaient fait un travail de mémoire et d'agencement des différents plans. Nous arrivons donc à considérer comme Esquenazi que «le travail du spectateur est nécessaire au film, c'est lui qui rend effectives d'éventuelles virtualités contenues dans ce dernier. Et cette activité psychique est quelque chose comme une activité de mesure : il est question d'évaluer telle image en fonction de précédentes, de lui donner son cadre, de scander ses différentes apparitions tout le long du film » (Esquenazi, 1994, p.54). Dans cet esprit, la perception dépend du travail de mémoire du spectateur : « toute perception saisie par la pensée s'appuie sur les connaissances accumulées dans la mémoire du sujet percevant ». Nous pouvons reprendre l'analogie avec le montage faite par certains auteurs classiques (Albéra) qui considèrent que la perception et la compréhension d'un film sont liées à la formation d'un discours intérieur qui relie entre eux les cadres isolés, autrement dit à un montage mental effectué par le spectateur à la vue des plans montés par le cinéaste : « Le spectateur ne se contente pas de regarder attentivement chaque nouveau cadre pris séparément, il le confronte avec le précédent et le suivant. Le sens de chaque cadre dépend en grande partie de son lien avec ses voisins. Un même cadre peut avoir différentes nuances de sens selon ses rapports avec les autres. A charge pour le spectateur de deviner ce sens selon ses rapports avec les autres» (Eikhenbaum, 1926). Nous pouvons en déduire que le réalisateur-monteur agence ses plans pour créer un sens et que le spectateur perçoit chacun des plans, les mémorise et les re-monte, les agence à sa manière. Le sens du film ne s'impose pas à lui. Il le construit. Le spectateur ne se contente pas, pour donner du sens à un récit, d'interpréter les éléments que le réalisateur lui montre. Il recrée des faits, imagine parfois des événements qui ne lui sont pas présentés dans le film. Il procède à un véritable travail interne de re-montage des événements, des images et des sons. Le spectateur est donc loin d'être passif lors de la diffusion d'un film ; ce dernier le poussant dans une sorte de combinaison et d'enchaînement de perceptions, de mémorisations, d'imaginations, de constructions de sens qui l'amènent à construire sa propre histoire. Et comme le fait remarquer Esquenazi408(*), citant Paul Ricoeur, toute incompréhension perceptive ou narrative conduit automatiquement le spectateur à ne pas « reconnaître le film (...) c'est l'enchaînement des perceptions qui n'est plus compris, et le film est jugé incohérent » (Esquenazi, 1994, p.50). Le principe de cohérence est l'un des principes, pour ne pas dire conventions, à respecter en matière de réalisation de film de fiction. Car, « si un mouvement de film désorientait un spectateur au point qu'il constitue pour lui une énigme par rapport au reste du film, ce film perdrait son sens pour ce spectateur » (Esquenazi, 1994, p.224). Le respect de ce principe de cohérence n'exclut pas les oppositions, les conflits, la ciné-dialectique (Eisenstein) à condition que pour les spectateurs, « rien ne demeure ambigu. Le sens advient toujours au spectateur, selon des lignes émotionnelles et conceptuelles » (Vanoye et Goliot-Lété, 2001). En outre, comme le suggère Esquenazi, un spectateur peut accepter qu'un mouvement du film le désoriente s'il admet que le sens viendra dans la suite du film. Autrement dit, une fin qui viendrait trop perturber le spectateur pourrait entraîner un rejet de sa part, le film tout entier perdant son sens à ses yeux. Nos interviews de groupe, en plus de valider l'importance du travail du spectateur et de son discours intérieur, ont montré que son imagination était essentielle dans la construction de l'histoire. Le spectateur complète le récit qui lui est proposé par le réalisateur. Nous l'avons bien sûr constaté lors des tests de l'histoire à compléter mais également lors de l'interprétation de certaines scènes. A diverses reprises, nous avons remarqué que l'imagination des spectateurs complétait spontanément ce qu'ils avaient perçu comme des oublis et/ou des incohérences. C'est pourquoi, nous complèterons la distinction que font certains auteurs entre une histoire et un récit. Nous distinguerons l'histoire à l'origine du récit proposé par le réalisateur au spectateur et l'histoire construite par le spectateur lors du visionnage du film. Pour le réalisateur d'un film, le point de départ est tout ce qu'il sait de l'histoire qu'il veut raconter. Toutefois, pour différentes raisons qui lui appartiennent, il peut laisser de côté volontairement certains éléments, certains événements de l'histoire ou vouloir en cacher au spectateur. Il peut, au contraire, notamment dans une oeuvre de fiction, ajouter des éléments n'appartenant pas à l'histoire (musique, personnages imaginaires, etc.) avec le concours de professionnels du cinéma (cadreur, monteur, compositeur de musique, etc.). Comme Bordwell et Thompson (2000), nous envisageons le récit comme étant l'ensemble des événements présentés au spectateur, avec leurs relations causales, leur ordre chronologique, leur durée, leur fréquence et leurs situations spatiales, par le film au moyen d'images et de sons. Construction par le réalisateur Une Histoire Son Récit La construction du récit, c'est-à-dire en réalité la fabrication du film, n'est pas le fait d'un seul homme, c'est généralement une oeuvre collective. Dans notre projet, nous avons rempli les tâches de différents corps de métier, excepté celui de comédien. Nous souhaitions faire surgir un sens en manipulant les contextes, dans un esprit de cohérence. A cet effet, la liste des éléments cinématographiques que nous avions classés par contexte nous a, lors du passage de l'histoire au récit, particulièrement aidé. Les éléments cinématographiques du processus et les métiers du cinéma concernés [ Sources : Mucchielli (2001), Chion (1990), Parillaud et Besson (2002) ]
Les cinq versions que nous avons diffusées sont donc des récits que nous avons construits à l'aide de ce guide d'éléments contextuels. Dans notre étude, comme dans la plupart des visionnages d'un film pour la première fois, l'histoire à l'origine du récit du réalisateur est donc ignorée du spectateur. Les rares films dont l'histoire est connue par le spectateur sont des films historiques ou des films relatant des faits réels bien que même dans cette catégorie de films, l'histoire puisse être plus ou moins bien connue par le spectateur selon sa culture, son niveau d'information, etc. Le spectateur, en tant que sujet percevant, prend connaissance du seul récit, des éléments présentés par le film, appartenant ou non à l'histoire, autrement dit des éléments narratifs, sonores et visuels que le réalisateur a agencé lors du montage final. A partir de ces éléments, le spectateur va construire sa propre histoire, différente de celle du réalisateur et de celle que créeront les autres spectateurs à partir des mêmes informations fournies par le récit. Construction par le spectateur Un Récit Son Histoire L'histoire reconstruite par le spectateur est différente de celle dont s'est emparé le réalisateur pour créer son récit. « Du point de vue du sujet percevant (...) tout ce qui se présente à lui, c'est le récit, le film tel qu'il est lui donné à voir. Il crée l'histoire à partir des informations fournies par le récit. (...) » (Bordwell et Thompson, 2000, p.122). Nous ajouterons que l'histoire est créée à partir de tous les éléments présentés dans le film et reconnus par le spectateur, c'est-à-dire perçus, mémorisés et compris par le spectateur, ou déduits voire imaginés par lui. Le plan final (ou la séquence de fin) est bien entendu primordial à la construction de l'histoire par le spectateur. Si ce plan n'est pas explicite, nous avons constaté que l'imagination prend le dessus. Les fins imaginées font alors appel à l'identité profonde et au monde privé de chacun des spectateurs (Mucchielli, 1996), aux facteurs internes du spectateur. En revanche, lorsque le plan final est explicite, la vision du monde proposée au réalisateur s'impose souvent à moins qu'elle ne soit en opposition avec celle du spectateur qui la rejette pour son incohérence. Pour simplifier, le spectateur construit son histoire à partir de facteurs externes (le récit du cinéaste, la bande image, la bande son, etc.) et de facteurs internes (sa personnalité, ses désirs, sa culture, ses capacités sensorielles et mémorielles, sa créativité). On comprend mieux dès lors que l'histoire vécue au travers un film est une expérience unique pour chaque spectateur, que les plans imaginés par le spectateur laissent souvent plus de traces mémorielles que le plan proposé par le cinéaste. Ainsi, le plan imaginé pour permettre un meilleur agencement avec les plans réels et/ou le plan final désiré et construit par le spectateur pour compenser le plan de fin du film jugé trop ambigu sont souvent ceux dont le spectateur se rappelle. Combien de spectateurs revoient-ils un film en s'étonnant que la fin qu'ils avaient aimée ne soit pas celle qu'ils visionnent ? Ils avaient rêvé que les deux amants partent ensemble, que la mère de famille guérisse, que ...et le réalisateur ne conclut pas, termine sur un plan qui laisse toutes les possibilités ouvertes. Alors, la déception est grande, le film est, d'un coup, moins apprécié. On en veut même parfois au réalisateur et/ou au diffuseur (la chaîne de télévision) d'avoir sali notre mémoire. Processus de co-construction d'une histoire Rédaction du scénario, filmage et montage Histoire à raconter Récit créé par le réalisateur Diffusion du film
Perception progressive par Mémorisation le spectateur des plans, événements, des événements présentés images, sons, etc. par le réalisateur Au cours Re-montage progressif du film par le spectateur de la diffusion
Compréhension progressive du film de la suite des plans, du premier jusqu'au plan final
Sens du film construit par le spectateur Histoire recréée par le spectateur Lors des interviews que nous avons réalisées, les participants n'ont pas hésité à donner un jugement de valeur sur le film projeté, à exprimer un avis qualitatif sur le film, qu'il soit positif ou négatif, à proposer des améliorations et à émettre des regrets, etc. Cette attitude constructive est à souligner alors que les participants étaient interviewés dans un cadre universitaire dans lequel ils sont eux-mêmes évalués. Les participants se sont vite mis dans la peau d'un critique ce qui corrobore la thèse de François Truffaut selon laquelle chaque spectateur a deux métiers, le sien et celui de critique409(*). Il est vrai que le rôle de critique peut sembler, de prime abord, plus simple à exercer que celui d'analyste. Il s'agit, en effet, de porter un jugement esthétique sur un film ce qui à tort peut faire croire que c'est à la portée de tout le monde. Indépendamment des jugements d'ensemble - qui se répartissent équitablement entre positifs et négatifs - sans grand intérêt puisque le but n'était pas de valider la qualité de notre court-métrage, nous avons relevé plusieurs points intéressants. - Le premier est que les avis sont très variés et différents d'un groupe à un autre ainsi qu'au sein d'un même groupe. Il est fréquent que ce qui plait aux uns déplaise aux autres et vice versa. Ceci est d'autant plus remarquable que les participants étaient de la même tranche d'âge (19 - 25 ans) et avaient une formation comparable (de niveau supérieur dans la même filière, AES). De plus, nous n'avons noté aucun lien significatif entre l'un des critères de profil (le sexe, l'âge, le niveau d'études et la fréquentation des salles de cinéma) et les avis émis. - Le deuxième est que ces avis spontanés concernent autant le récit, la structure narrative, le rythme, le filmage, le jeu des acteurs, les dialogues, les décors et costumes, la durée du film, etc. La plupart des éléments qui composent un film sont cités, mais avec, il est vrai, des imperfections terminologiques. Toutefois, aucun élément de la combinaison filmique ne semble réellement prépondérant dans le jugement final, même si certains participants semblent attacher plus de poids à telle ou telle composante. L'absence de facteur prééminent de jugement justifie de faire appel à des divers corps de métier pour fabriquer un film. La valeur d'un film, telle qu'elle est appréciée par le spectateur, est le résultat d'un ensemble de contributions, appelé chaîne de valeur (Creton, 2001, p.162). En matière de réalisation - l'une des trois étapes de la chaîne avec, en amont, le positionnement (choisir la valeur) et, en aval, la promotion (communiquer la valeur) - il est aisé de comprendre que pour fournir la valeur choisie par le couple producteur -réalisateur et attendue par le spectateur, dans une limite budgétaire déterminée, il soit nécessaire de gérer les compétences de professionnels aux métiers très différents et spécialisés. La valeur d'un film est donc le produit de la conjonction de multiples influences, de technicités et de talents (Creton, 2001, p.221-230). La polysémie d'un film vient donc à la fois de la pluralité des spectateurs (Metz), de la variété de leur horizon d'attente, et de la polyvalence des compétences requises pour réaliser un film. Ces compétences multiples nécessitent généralement une équipe nombreuse et composée de membres de diverses corporations souvent attachées aux traditions et respectueuses de codes, règles ou conventions. - Le troisième constat est que les participants donnent et justifient souvent leurs avis en se référant à des genres cinématographiques ou à des films ou des séries de télévision. Les interviewés font, en effet, souvent allusion à l'appartenance du film à tel ou tel genre cinématographique (film policier, cinéma d'auteur, etc.), à telle ou telle catégorie audiovisuelle (film cinématographique, téléfilm, série télévisuelle) , à tel ou tel format (court-métrage, spot publicitaire), à telle ou telle nationalité (série allemande, etc.), mais aussi à l'enveloppe budgétaire (film de série B410(*), etc.), ou à une ressemblance avec une série télévisuelle populaire (Derrick, Columbo, etc.). Il semble que le spectateur se fixe un niveau d'aspiration filmique, un horizon d'attente, en fonction de la catégorie à laquelle il pense que le film fait partie. Ainsi, il admettra davantage une fin confuse pour un film d'auteur comme si s'appliquait la formule de Madame de Staël : « comprendre, c'est pardonner ». Il attendra une enquête de police s'il classe le film dans le genre des films policiers. La connaissance du genre cinématographique, nous l'avons vu, aide le spectateur à lire le film, à l'interpréter (Moine), à organiser son système d'attente (Casetti). Pour qu'il en soit ainsi, il est nécessaire que le spectateur ait une connaissance du genre, même partielle, et qu'il soit averti du genre du film avant son visionnage. Or, nos participants n'étaient pas avertis du genre du film qu'ils allaient voir. Ils ont donc, pour certains, chercher à reconnaître le genre auquel appartenait notre court-métrage avant de construire leurs attentes et d'interpréter le film, puis de le juger globalement voire esthétiquement. Cet effort de reconnaissance générique ne connaît aucune interruption du début à la fin du film, ce qui permet au réalisateur d'envisager de créer un doute, un suspens en faisant évoluer les caractéristiques de genre. En conséquence, cet effort, souvent récompensé en termes de compréhension et de plaisir filmique, fait partie du travail du spectateur et prouve que ce dernier est loin d'être passif pendant le visionnage (Mitry). Toutefois, il ne faut pas exagérer l'importance de cet effort d'identification générique ; avec un minimum de culture cinématographique, le genre d'un film est, somme toute, assez facile à reconnaître (Bordwell et Thompson, 2000).
Les conséquences de la connaissance en amont (vs ignorance) du genre Connaissance du genre Non-connaissance du genre avant la diffusion du film (par absence d'informations avant la (grâce aux indicateurs de genre : projection ou volonté dur réalisateur de bande annonce, affiches, etc.) surprendre les spectateurs) Niveau d'attente, Effort d'identification générique, niveau d'aspiration stylistique ou autre
Compréhension Plaisir vs déplaisir - Le quatrième constat est que de nombreux participants, quelle que soit la version, cherche à comprendre l'intention du réalisateur (manipuler, tromper, troubler, faire peur, faire réfléchir, faire imaginer la fin, etc.), voire son intérêt à organiser des interviews de groupe (montrer un extrait, montrer la fin et pas le début ou l'inverse en guise de preview ou de screen-test, pré-tester un message publicitaire en faveur d'une compagnie d'assurances, etc. ?). La plupart des participants à notre étude ont participé avec un certain enthousiasme aux interviews et certains ont même émis, pendant ou après l'interview, le souhait de voir le film dans son éventuelle intégralité et de participer à d'autres tests filmiques. En conséquence, le faible usage, en France, des sneak previews ne nous semble pas avoir pour justification les difficultés d'organisation et de recrutement de volontaires. Nous ne pensons pas, non plus, que le fait que le réalisateur, en France, détienne la propriété intellectuelle de son oeuvre et que personne ne puisse le contraindre de modifier son film puisse expliquer complètement cette retenue vis-à-vis des pré-tests. En réalité, compte tenu de la diversité et de l'hétérogénéité des avis que nous avons relevées dans notre étude, un réalisateur peut être troublé par les résultats d'un preview et ne plus savoir réellement ce qu'il doit modifier. Une situation que Joel et Ethan Coen ont mentionné pour expliquer leur prudence face aux avis extérieurs : « nous restons très imperméables aux commentaires extérieurs, quand on travaille sur nos films. Principalement parce que si vous demandez leur avis à cinq personnes, vous aurez cinq points de vue différents, et qu'il est très facile de se désorienter par ça ». Diverses appréciations selon les groupes et versions diffusées
- Cinquième constat : comme nous l'avons déjà souligné, notre étude n'avait pas pour objectif de mesurer la satisfaction (vs insatisfaction) des participants après qu'ils aient visionné notre court-métrage. Nous avons, toutefois, été surpris par la vivacité des réactions des participants à l'égard du film, qu'ils aient pris du plaisir à le voir ou du déplaisir. Il nous est difficile de conclure en « la parenté du film de fiction et du fantasme » (Metz, 2002, p.135), bien que l'on retrouve dans les causes principales du déplaisir filmique celles données par Christian Metz. Soit le film est jugé « terne », « ennuyeux » ou « quelconque », soit il est de mauvais goût, outrancier ou sadico-pornographique. Ce qui a permis à Metz de donner la formule du film générateur de plaisir : il est nécessaire que le « détail de la diégèse flatte suffisamment ses fantasmes conscients ou inconscients pour lui permettre un certain assouvissement pulsionnel, et il faut aussi que cet assouvissement reste contenu dans certaines limites, qu'il demeure en deçà du point où se mobiliseraient l'angoisse et le rejet » (Metz, 2004, p.136). Un film qui déçoit les attentes d'un spectateur est un mauvais objet en créant un déplaisir filmique (Metz). Le déplaisir peut avoir des conséquences négatives sur le comportement futur du spectateur à l'égard des autres films proposés par l'institution cinématographique. Le spectateur déçu réduira sa fréquentation des salles, minimisera le risque d'être insatisfait en ne choisissant que des films à bonne presse ou à bouche à oreille favorable, visionnera le film après téléchargement sur Internet, y compris en toute illégalité et avec une image et un son de moindre qualité, et n'ira le voir dans une salle de cinéma que s'il juge qu'il en vaut la peine. Ce comportement de recherche de la gratuité grâce à Internet et aux échanges de personne à personne (échange de copies, duplication de contrefaçons, etc.) tend, en effet, à se développer chez les jeunes, composante importante du public, et défavorisera vraisemblablement les films d'auteur, les films dont la mise en scène ne sera pas à grand spectacle. L'insatisfaction du spectateur a des conséquences sur son comportement propre mais aussi sur celui de son entourage. Le déplaisir a un double effet négatif : sur le comportement individuel du spectateur mécontent et sur le comportement collectif.. Le plaisir (vs déplaisir) filmique du spectateur influence, généralement dans le même sens, l'avis (positif vs négatif) qu'il donnera à son entourage. Or, le bouche-à-oreille a des effets sur le comportement et notamment sur le choix d'un film parmi toute l'offre proposée par l'institution cinématographique. Jehoshua Eliashberg (2005) a montré que le bouche-à-oreille a souvent plus de poids que les critiques de cinéma : « L'avis d'un ami pourrait dissuader quelqu'un de voir un film en dépit de bonnes critiques ou au contraire le convaincre d'aller voir un film qui a déplu à la critique. Ainsi Hook de Spielberg a réalisé beaucoup d'entrées malgré des critiques essentiellement négatives, tandis que le Gettysburg de Maxwell, unanimement loué par la critique, a reçu un accueil médiocre du public ». En France, les recherches réalisées sur l'impact de la critique sur les entrées en salles donnent des résultats divergents (Debenetti et Larceneux, 2000), (Creton, 2000) mais plutôt en faveur d'une non-corrélation : « sur le marché du film en salles, il existe une non-corrélation indiscutable entre les avis des journaux spécialisés et le comportement général des spectateurs (Forest, 2000, p.63). En conséquence, le bouche-à-oreille est sans doute l'un des éléments les plus influents sur le choix d'un film, et cela même si le montant du budget de la campagne de communication est substantiel (Laurichesse, 2000). Le déplaisir filmique éprouvé par un spectateur peut donc, par un phénomène de boule de neige, augmenter le risque d'échec commercial. Dès les premiers jours de diffusion, les avis négatifs vont influencer négativement le choix des spectateurs potentiels réduisant les chances du film de rester à l'écran. En tant que mauvais objet, le film qui crée du déplaisir est une « ratée de l'institution cinématographique » (Metz). En plus de menacer la survie du producteur, financeur du film, il risque, en outre, de mettre en danger l'ensemble des parties prenantes au film, et notamment celles qui sont facilement repérables par le public et l'institution cinématographique : le réalisateur, les acteurs principaux, etc. qui seront forcément moins bankables après cet échec. Il menace également les catégories auxquelles appartiennent le film : le genre, le sous-genre, le style, la nationalité du pays de production, la langue de production, le pays où a eu lieu de tournage, etc. comme s'il y avait un effet de halo négatif sur les caractéristiques qui ont fait le film. Cette dynamique explique qu'un échec (vs succès) d'un film isolé puisse de proche en proche toucher des pans entiers de l'institution cinématographique et faire mourir (vs naître) une production nationale. * 408 Esquenazi (1994, p.223-224) : « A chaque état du film correspond un ensemble d'interprétations et d'attentes du spectateur vis-à-vis du film. Comme si chacun de ces états définissait un point de vue sur la « mémoire » du film et impliquait une compréhension du passé du film et de son futur. Les états de mémoire ne peuvent pas être séparés de ces interprétations et attentes successives, qui manifestent le devenir du sens du film (...) Les événements du film se succèdent, prennent, plutôt que leur sens, du sens. Car ce sens ne cesse pas d'être repris, réinterprété, traduit, sa formation est toujours en cours. Il y a donc deux dimensions du sens : en même temps que le spectateur interprète et comprend le film selon les configurations qu'il forme, un mouvement survient qui fait voir cette interprétation sous une nouvelle lumière ». * 409 La critique de cinéma est née pendant la Première Guerre Mondiale avec la rubrique de Louis Delluc dans Paris-Midi. Certains critiques de talent ont fait progresser la théorie du cinéma comme, par exemple, André Bazin, Serge Daney. * 410 Le film de série B est apparu, dans les années trente aux Etats-Unis, alors que deux films étaient successivement projetés à chaque séance. A ce double programme, le film A à plus fort budget et au meilleur casting était projeté avant le film B à budget plus réduit. Cette pratique de programmation, bien que disparue, a laissé l'expression « film de série B » pour désigner un film de genre, réalisé avec des moyens limités, et généralement de qualité médiocre. Il n'en demeure pas moins vrai que certains films de série B ont connu un réel succès commercial et sont devenus de véritables films cultes. |
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