Approche communicationnelle des films de fictionpar Alexandre Chirouze Université Montpellier 3 - Doctorat 2006 |
X- Plan 21
Dans la version 1, ce plan très court (moins d'une seconde), rapproché poitrine en plongée, devait insister sur la chute, comme vu du ciel. Les spectateurs ne semblent pas sensibles à cette combinaison d'éléments : est-ce la trop faible durée du plan ou la plongée qui, comme dans le plan 19 de la version 2, n'est pas interprétée comme prévu ? Il est difficile de le dire. Mais, ce plan court ne semble pas avoir eu la conséquence codique d'évoquer l'effet de surprise voire l'effet « subliminal » que certains auteurs continuent à défendre. La banalité de ce plan du point de vue narratif est sans doute davantage responsable : Version 1 : le mari est malheureux, il a un malaise. Nous restons dans les normes socioculturelles. Dans la version 3, le réalisateur, dont le but était de laisser planer un suspense sur l'identité de la personne qui entre dans la pièce, a plus de réussite. Le plan est guère plus long que dans la version 1 (moins d'une seconde également). La taille du plan est identique (plan rapproché poitrine). La différence vient de l'absence de plongée ce qui ne doit pas nous faire conclure en l'effet inverse de la plongée. En revanche, ce plan contribue, avec le plan qui le précède, à créer le doute voire le suspense. Le contexte relationnel est manipulé : qui entre dans le bureau ? Quels sont ses liens avec le personnage principal ? Des interrogations dont une des réponses au moins peut bouleverser les normes : est-ce sa maîtresse ? Y- Plan 22 Ce plan est le dernier des versions 1 et 3.
La version 1 insiste sur la chute sans donner de fin véritable à cette version : simple malaise, suicide, empoisonnement ou crise cardiaque ? Or, force est de constater que ce plan conduit bien à plusieurs interprétations chez les spectateurs. L'objectif du réalisateur de laisser le spectateur sans véritable réponse finale semble donc atteint. Mais, plus que ce constat, un phénomène apparaît : celui du retour des nombreuses fins imaginées par les spectateurs eux-mêmes en fin de première partie406(*). Autrement dit, les spectateurs - après s'être replongés dans l'histoire dès le premier plan de la deuxième partie du film (plan 15B), en laissant pour la plupart d'entre eux de côté les fins qu'ils avaient imaginées lors du test de l'histoire à compléter, après avoir suivi le fil du récit qui leur était proposé par le réalisateur - reviennent à leur hypothèse de fin dès que le réalisateur le leur demande implicitement en n'imposant pas sa propre fin. Processus que nous pouvons simplifier par le schéma suivant : Sens s Sens s
Début du film Test Reprise Fin énigmatique Sens r Sens r Fin de la 1ère partie Ce phénomène de double projection peut avoir plusieurs explications : - le sens étant co-construit par le spectateur et le réalisateur, dès que le premier est libéré des orientations du second, sa personnalité, son histoire, ses expériences prennent le dessus sur le récit du réalisateur. En revanche, lorsque le réalisateur reprend son récit les spectateurs le suivent. Ils reviennent donc dans le cours proposé de l'histoire (comme ici, dès le plan 15B). Ce constant aller-retour entre ce qui est vu et ce qui est construit par le spectateur ne peut que rappeler la définition de ce qu'est un bon film selon Emir Kusturica : « un film qui donne au spectateur le sentiment de renaître devant l'écran » (Quin, 2005). - La projection dans l'avenir qui libère l'imagination des spectateurs est provoquée aussi bien par le test de l'histoire à compléter que par le suspense, le flou ou le doute créé dans une partie du film (dans cette version, le plan de fin) ; - La projection dont nous avons fait allusion à plusieurs reprises sans vouloir être affirmatif, la technique projective étant, au sens strict, une méthode d'exploration de la personnalité. Sans avoir cette prétention, nous utilisons, par deux fois dans cette version 1, une méthode que certains qualifient de projective407(*) : la première en proposant un test d'histoire à compléter, la deuxième en diffusant en fin de film un plan flou. Or, comme l'écrit Alex Mucchielli (1996, p.174) : « les méthodes projectives considèrent que toutes les constructions imaginaires des individus et des groupes portent la marque de leur identité profonde et plus précisément de leur monde privé ». En puisant dans son imagination, le spectateur va construire un récit. Mais « son imagination n'étant pas informe et étant structurée elle imprime sa marque aux expressions » (Mucchielli, 1996, p.175). Il n'est donc pas étonnant dans ces conditions, qu'une fois stimulé, même par deux matériels starters différents (le test après le plan 15A et le plan 22 de fin), le spectateur reconstruise la même fin au récit, son imagination mettant à jour ses composantes personnelles cachées, ses préoccupations, ses désirs, ses craintes, ses sentiments, en un mot, sa personnalité. Or, la personnalité différencie un être humain de ses semblables et n'évolue que lentement sous l'effet du milieu social. C'est sans doute la raison pour laquelle : - d'une part les fins possibles sont nombreuses (certes pas aussi nombreuses que les spectateurs interviewés) - d'autre part l'interprétation du début du film et la construction d'une fin par le spectacteur, en tant que révélateurs de sa personnalité spécifique, ont tendance à ne pas changer (sauf en cas de plan à fort impact, comme dans la version 3). Nous pouvons donc compléter le système de construction du sens que nous avions commencé à la suite de la fin de la première partie (plan 15A). Plans 1 à 15A Construction d'un récit par le spectateur Test de l'histoire à compléter Discussion de groupe
Construction de la fin du récit Plan 15 B jusqu'au plan 21 inclus Plan 22 de fin Reprise des fins imaginées Dans la version 3, le plan de fin donne quelques informations sur la personne qui entre : c'est une femme, assez jeune, 30 à 40 ans, élégante avec une jupe fendue. Il évoque la possibilité d'un acte sexuel par des images insistantes sur les pieds et surtout les chaussures de la femme qui pénètre dans le bureau. Il n'en reste pas moins que le réalisateur a voulu faire planer le doute sur les intentions de cette femme et sur son identité afin de laisser le spectateur conclure par lui-même. C'est, en effet, ce qui se passe même si l'adultère est l'hypothèse la plus souvent citée. Il y a, toutefois, une sorte de résistance à croire que le mari était infidèle comme si ce plan final provoquait un conflit de normes. Jusqu'à ce plan, le mari était étrange, il semblait soulager que son épouse soit décédée mais une interrogation demeurait ; de quoi était-il soulagé ? Que sa femme ne souffre plus ? Ou d'être libre ? Notre contexte social pouvait faire douter les spectateurs qui imaginaient, en fin de première partie, des suites plutôt en faveur d'un bon mari : tristesse, alcoolisme, suicide. Tandis que l'adultère n'était qu'une fin parmi d'autres. Ce plan de fin présente tous les attributs culturels et sociaux qui peuvent influencer un jugement : de belles jambes de femme, une jupe fendue, des talons aiguille, etc. Avec une durée de près de 6 secondes, ce plan rapproché à gros plan sur des jambes écartées bouscule tous les contextes (relationnel, identitaire, spatial, etc.) ce qui conduit la majorité des spectateurs à voir dans cette femme une maîtresse (passée, présente ou future) et même certains d'entre eux à imaginer une fin érotique voire pornographique. Autrement dit, contrairement au processus de la version 1, nous avons ici deux catégories de spectateurs : ceux qui se refusent à croire en une fin adultérine et ceux qui, compte tenu des indices laissés par le réalisateur, abandonnent totalement les fins qu'ils avaient imaginées (suicide, alcoolisme, tristesse, etc.) avant ce plan décisif. Sens s Sens s
Début du film Test Reprise Sens r Sens r Fin équivoque Fin de à forte influence la 1ère partie Sens totalement différent s' II- Analyse comparative des interviews suite à la diffusion des versions 4 et 5 * 406 Rappelons que cette version avait généré le plus grand nombre de fins possibles : solitude, alcoolisme, maî tresse, retour à la vie normale, suicide, enquête policière, vengeance, remords, etc. * 407 notamment les spécialistes des études de marché et de marketing |
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