WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Approche communicationnelle des films de fiction


par Alexandre Chirouze
Université Montpellier 3 - Doctorat 2006
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

I- Plan 9

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

9

M. Neuville ferme son store et se retourne

Un peu plus long que dans les 2 autres versions

Identique à la version 1

Sens perçu

Peu de spectateurs ressentent l'effet souhaité par le réalisateur. Cependant ce plan n'est pas passé totalement inaperçu : « il a l'air d'être très investi dans son travail », etc. 

Aucun spectateur ne le ressent vraiment.

Aucun spectateur ne le ressent vraiment. Les spectateurs ne voient que l'étrangeté du comportement du personnage.

Le réalisateur, par ce plan, souhaitait montrer la fin de quelque chose puis le retour au réel.

Dans la version 2, il souhaitait, grâce à un plan plus long, laisser apparaître que le personnage esquisse un léger sourire.

Ce plan ne semble pas avoir d'effet spécifique, il ne fait qu'assurer la continuité du récit et de sa construction par le spectateur. Le cadre supérieur débordé ressort bien dans la version 1, le personnage étrange et ambigu dans la version 3.

J- Plan 10

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

10

Un cadre avec une photographie est posé sur un meuble de bureau long et bas. La photographie est celle d'une femme de 35-40 ans, brune

Plan plus long, en gros plan, femme blonde

Identique à la version 1.

Femme brune en photo

Sens perçu

La photographie est nettement remarquée. En revanche, son interprétation est variable quant aux critères d'âge, de physique et de couleur de cheveux. Le statut de la personne en photo est également variable selon les spectateurs. Il s'agit selon eux soit de la femme du personnage principal, soit de sa maîtresse, soit de sa fille

La femme photographiée est correctement décrite : «  blonde », « l'air coquine », « 40 à 45 ans », « avec un sourire bizarre ; elle tient une balle de tennis et le nargue ». En revanche, sa relation avec le personnage principal est moins certaine : « sa maîtresse », « sa femme », « sa fille », « sa mère »...

La photographie fait l'objet de deux controverses : - l'une concerne la période à laquelle elle a été prise ; - la seconde concerne le lien entre la femme marchant dans le sable et celle en photographie. Certains spectateurs se posent des questions quant à leur statut : « femme » ou « maîtresse » ?

Dans les versions 1 et 3, il s'agissait d'évoquer la femme disparue par un objet matériel toujours présent dans le lieu où vit le personnage principal lorsqu'il travaille.

Dans la version 2, ce plan est plus long et tente de révéler quelques traits de la personnalité de cette femme : ambitieuse, calculatrice, narquoise, joueuse.

Quelle que soit la version, il est intéressant de noter que l'incertitude apparaît nettement quant aux relations conjugales ou extraconjugales ou encore filiales entre le personnage principal et la femme photographiée. Le fait que la photographie soit en noir et blanc a pu modifier le contexte sensoriel d'où, pour certains spectateurs la conclusion que la femme photographiée était plus jeune (fille, maîtresse) ou plus vieille (mère, épouse) que le personnage principal.

Bien que la femme photographiée soit plus jeune (35-40 ans) dans les versions 1 et 3 que dans la version 2 dans laquelle elle a 40-45 ans, cela n'a pas d'effets mécaniques puisque, dans la version 2, il paraît plausible que la femme photographiée soit la fille du personnage.

En revanche, il est intéressant de noter que la construction du récit par le spectateur n'est pas perturbée par ce plan qui est toujours intégré dans une certaine logique de continuité.

Version 1 : le cadre débordé a sur son bureau une photographie probablement de son épouse (peut-être de sa maîtresse ou de sa fille)

Version 2 : le personnage qui est vraisemblablement le commanditaire d'un meurtre a sur son bureau la photographie, sans doute, de sa maîtresse (peut-être de sa femme, fille ou mère)

Version 3 : le personnage est tellement étrange qu'on hésite vraiment entre la femme et la maîtresse

K- Plan 11

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

11

M. Neuville s'avance en direction du meuble de bureau

M. Neuville s'avance en direction du meuble sur lequel est posé le cadre. Plan plus court que dans les 2 autres versions

Identique à la version 1

Sens perçu

Apparemment sans effet particulier sur les

spectateurs

Apparemment sans effet particulier sur les spectateurs

Apparemment sans effet particulier sur les spectateurs.

Le réalisateur voulait, dans les versions 1 et 3, montrer l'attirance quasi-magnétique de la photographie pour le personnage principal. Il souhaitait également évoquer le fait que la photo de cette femme redonnait de l'énergie au personnage principal grâce à un panoramique. Dans la version 2, il souhaitait, en plus, donner par un plan plus court et un montage différent (la fin de la marche, plutôt que le début) une impression de décontraction au personnage, en accentuant également sa démarche féline.

Il n'est pas possible de conclure en l'absence d'influence. Elle n'a pas été verbalisée sur ce plan précis. La question est de savoir si ce plan n'a pas contribué à la construction du sens global du film, sachant que les 4 derniers plans de la première partie du court métrage sont quasi identiques.

L- Plan 12

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

12

M. Neuville se baisse

Identique

Identique

 

Apparemment sans effet particulier.

Apparemment sans effet particulier.

Apparemment sans effet particulier

L'idée du réalisateur était de donner du rythme par un plan très court montrant une action singulière dont on ne connait pas encore la raison. En réalité, ce plan 12 ne contribue certainement qu'à consolider la construction du sens global. Ainsi, dans la version 3, mais comme dans le plan précédent, il peut avoir accentué l'image du personnage («sa gestuelle est étonnante ») et son caractère étrange.

M- Plan 13

Dans les trois versions, le réalisateur souhaitait mettre en valeur un objet associé à un besoin urgent à assouvir : le besoin de boire. Dans la version 2, par un plan plus court, il voulait suggérer par les gestes du personnage et leur précision une certaine habitude de se servir un verre.

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

13

Gros plan sur un minibar de bureau. La main de M. Neuville ouvre le minibar et en sort un verre et une bouteille. Il ferme la porte du minibar. Des bruits de bouteille et de porte de minibar accompagnent les gestes

Gros plan sur un minibar de bureau. La main de M. Neuville ouvre le minibar et en sort un verre. Sa main plonge dans le minibar comme pour chercher une bouteille. Bruits de bouteille et de porte de minibar accompagnent les gestes. Plan plus court

Identique à la version 1

Sens perçu

Quelques spectateurs le remarquent mais plutôt comme un vice habituel : « ça me semble un rituel quotidien chez lui. Il doit aimer boire son verre chaque jour ».

L'association alcool-tristesse n'est donc pas

vraiment perçue.

Quelques spectateurs le remarquent. L'association alcool-tristesse n'est perçue que par quelques spectateurs qui voient le

personnage principal se noyer dans l'alcool. En revanche, l'alcoolisme mondain et cette mauvaise habitude au travail ne sont pas perçus.

Quelques spectateurs le remarquent mais pour mieux critiquer le comportement du mari.

Ce plan donne du personnage principal, mais uniquement dans les versions 1 et 2,

une image légèrement différente des plans précédents. Il l'humanise en montrant ses faiblesses. Ce qui n'était pas le but véritable, il faut l'avouer...

Version 1 : le cadre débordé qui est sans doute malheureux de la mort de son épouse, qui maîtrise ses réactions affectives et son stress en abusant régulièrement d'alcool.

Version 2 : le personnage qui est vraisemblablement le commanditaire d'un meurtre et qui, pour certains, semble avoir quelques remords qu'il tente de noyer dans l'alcool.

Version 3 : le personnage est vraiment étrange y compris en se préparant à boire de l'alcool.

N- Plan 14

Dans les versions 1 et 3, il s'agissait de montrer l'énergie dépensée par le personnage et la précision de ses gestes. Dans la version 2, le réalisateur voulait mettre en valeur la précision des gestes du personnage principal mais, également, évoquer par le bruit de la porte une certaine brutalité et, grâce à un fondu enchaîné, une ellipse temporelle pour laisser un doute sur ce qui se passe pendant ce temps sans image. Or, le fondu enchaîné est ni interprété, ni même remarqué.

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

14

M. Neuville ouvre sa bouteille

La main de M. Neuville ferme la porte du minibar. Bruits de porte du minibar. Plan plus court et gros plan

Identique à la version 1

Sens perçu

Dans la suite du plan précédent, certains voient davantage les habitudes d'alcoolisme « mondain » mais ils sont minoritaires.

Apparemment sans effet particulier sur les spectateurs.

Apparemment sans effet sur les spectateurs. Ce plan ne fait que confirmer les critiques à l'égard du personnage principal.

Autrement dit, ce plan n'apporte pas véritablement de complément de sens mais ne fait que confirmer le sens construit jusqu'alors.

O- Plan 15 (Fin de la première partie)

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

15 (A)

Il se sert un verre à proximité du cadre de la photographie

M. Neuville bouge les épaules verticalement à plusieurs reprises comme s'il avait une crise de sanglots

Identique à la version 1

Sens perçu

Apparemment sans effet particulier sur les spectateurs. Il ne fait que confirmer ce qu'ils pensaient

Effet nettement remarqué : «On avait l'impression qu'il pleurait, de dos... ».

Pas l'effet escompté. Il ne fait sans doute que confirmer ce qu'ils pensaient du mari depuis le plan 13 : « Il trinque devant la photo de sa femme et semble délivré ».

Dans les versions 1 et 2, le but du réalisateur était de montrer le lien entre ce besoin de boire de l'alcool et les retombées de l'annonce de la mort de sa femme.

Tandis que dans la version 3, le plan qui est très différent devait faire croire en de la tristesse, du chagrin tout en laissant planer une incertitude par une prise de vues particulière : le personnage est filmé de dos ce qui supprime toute expression du visage.

Dans les versions 1 et 3, ce plan confirme les interprétations faites jusque-là.

Version 1 : le cadre débordé qui est sans doute malheureux de la mort de son épouse, qui maîtrise ses réactions affectives et son stress en abusant régulièrement d'alcool.

Version 3 : le personnage est vraiment étrange y compris en buvant un verre devant le portrait de sa femme.

En revanche, dans la version 2, ce plan est porteur d'un message fort qui peut remettre en cause l'image du personnage. Le plan est majoritairement interprété comme le souhaitait le réalisateur : «On avait l'impression qu'il pleurait, de dos... ».

Seul, un spectateur émet un doute sur la réalité du chagrin du personnage en faisant référence à sa culture cinématographique : « il remue son shaker comme Charlie Chaplin dans un film où il est de dos et on a l'impression qu'il pleure parce que sa femme a eu un accident et en fait il se fait un cocktail ». Or, le réalisateur avait repris l'idée de Chaplin lors de la rédaction de l'un des scénarii.

Concernant la version 2, dont le dernier plan jette le doute sur le rôle exact du personnage dans la mort de son épouse (commanditaire du crime ou non), la question qui se pose avant d'analyser les résultats du test de l'histoire à compléter est donc de savoir si l'impact de ce plan a été suffisant pour modifier le sens global de la première partie.

Q- La comparaison des résultats aux tests de l'histoire à compléter

Avant de poursuivre l'analyse comparative plan par plan, nous pouvons comparer les fins des récits imaginées, construites par les spectateurs de chaque version.

Avec les mêmes éléments filmiques en tête, les spectateurs envisagent, selon l'interprétation qu'ils en ont faite, des fins dont la diversité peut étonner compte tenu de la logique qui semblait la leur.

Comparaison des résultats du test de l'histoire à compléter

Version 1

Version 2

Version 3

Les fins du film imaginées par les spectateurs après le fondu au noir du plan 15 sont très diverses :

- certains voient la tristesse et la solitude du mari. Deux d'entre eux vont jusqu'à penser au suicide. 

- D'autres imaginent une machination et une enquête policière 

- D'autres encore voient le mari se reprendre, se remettre rapidement ou, au contraire, se remonter le moral avec de l'alcool

- Certains pensent qu'il fera appel à quelqu'un et évoquent l'hypothèse qu'il appelle sa maîtresse

- Certains imaginent un suicide 

- D'autres voient le personnage principal se noyer dans l'alcool 

- D'autres pensent qu'il va reprendre sa vie routinière et bien réglée, éventuellement après un moment de tristesse

- D'autres encore, majoritairement des participants de sexe masculin, imaginent une vie extraconjugale qui apparaît au grand jour 

- Quelques uns, dans une perspective de film policier, croient en un meurtre

avec deux options possibles :

- soit une suite d'aventures, d'actions et de courses poursuites,

- soit une séquence émotion et remords 

- soit un mélange de remords et de vengeance.

Les différentes fins proposées sont :

- le personnage principal gère sa vie comme ses affaires, en agissant plus qu'en regardant le passé

- le personnage principal vit mal la mort de son épouse et veut mettre fin à ses jours : suicide ou alcoolisme

- Certains pensent que l'histoire est trop étrange, pour qu'une surprise n'ait pas lieu comme l'apparition d'une maîtresse, etc.

Le diagramme des fins possibles selon les versions

Solitude

V1 : cadre débordé

Tristesse de longue durée

Tristesse de courte durée

V2 : probable

commanditaire

Remords

V3 : personnage étrange

Suicide

Alcoolisme

Maîtresse

Enquête policière

Vengeance

Retour à la vie normale

Autres fins

Le tableau comparatif des résultats aux tests de l'histoire à compléter et le diagramme des fins possibles mettent en évidence plusieurs phénomènes :

1) La version la plus banale, c'est-à-dire la version 1, est celle qui fait l'objet de la plus grande variété de fins.

Trois explications peuvent être proposées :

- l'absence de véritable intrigue peut entraîner un doute sur la réalité de la situation présentée, le spectateur étant habitué à ce qu'un film raconte une histoire qui sorte de l'ordinaire.

- Cette version apporte le moins d'informations précises, le moins d'indices sur lesquels les spectateurs peuvent s'appuyer. Le test de l'histoire à compléter peut alors être considéré comme proche d'un test projectif. Or, on sait que ce type de technique repose sur l'acte perceptif et que la perception n'est pas une réception passive. C'est un « acte de la conscience, une construction personnelle dans laquelle le degré d'implication du sujet (ici le spectateur) varie en proportion inverse de l'information fournie par l'objet. Plus celui-ci (le film) est clair, net et précis, moins l'apport du sujet (le spectateur) est important. Au contraire, plus il est vague et flou, plus il nécessite d'efforts pour qu'on lui trouve un sens » (Sillamy, 1983, p.528).

- Le plan 7 au cours duquel le personnage principal ouvre complètement ses stores et regarde à la fenêtre a - en raison de son caractère abstrait et de son décalage par rapport aux normes socioculturelles habituelles - fait douter de la sincérité des sentiments du mari troublé par l'annonce de la mort de son épouse. Un homme malheureux qui se lève pour regarder à la fenêtre est forcément suspect, semblent nous dire certains spectateurs. D'aucuns suivent leur idée en imaginant, sans qu'il y ait le moindre indice dans le film qui puisse y faire penser, en la double vie du personnage principal. Nous n'irons pas jusqu'à dire que ce plan de la fenêtre soit une évocation sexuelle, involontaire de la part du réalisateur. Toutefois, rappelons que

de nombreux réalisateurs, notamment américains, ont utilisé la fenêtre pour suggérer l'acte sexuel (Cieutat, 1991).

2) La version 3, très proche de la version 1, génère un moindre éventail de possibilités de fins alors que la seule réelle différence vient de la voix off, de même timbre, mais qui tutoie le personnage principal et qui fait comprendre en sa non-participation aux soins (« ils »). Rappelons que le fait que la femme au téléphone ne se présente pas et tutoie le personnage principal a eu un effet incontestable et conduit un bon nombre de spectateurs à suspecter une relation extraconjugale entre elle et le personnage principal. Dès ce plan, n°3, le sens de la version 3 s'est différencié nettement de celui de la version 1.

A ce stade, en effet, nous avions :

Version 1 : il est insensible car il est choqué par la nouvelle qu'il vient d'apprendre et la brutalité avec laquelle elle a été annoncée ;

Version 3 : il est insensible parce qu'il s'y attendait (voire l'espérait).

Or, en fin de première partie, les spectateurs voient ce mari étrange de la version 3, somme toute, plus affecté qu'ils ne l'avaient décrit : tristesse, suicide, alcoolisme.

Il y a donc une sorte de rupture inexplicable entre ce qu'ils pensent du personnage et ce qu'ils pensent qu'il fera par la suite.

Plus logiques dans la continuité de leur propre récit, les participants masculins ont tendance à postuler pour une fin marquée par l'apparition au grand jour d'une maîtresse, ou pour une fin plus mouvementée encore.

L'hypothèse d'une projection dans l'avenir différente selon le sexe ne peut être totalement repoussée ; les hommes acceptant plus facilement une fin hors normes, tandis que les femmes préfèrent rêver en une fin plus conforme, plus romantique.

3) Dans la version 2, le nombre de fins possibles est assez élevé ce qui pourrait apparaître comme paradoxal avec nos commentaires de la version 1. Cette version 2 est, en effet, la plus précise, la plus directive avec ses éléments qui évoquent un crime prémédité (voix off, nous, musique du Parrain, etc.). Or, les fins proposées ne vont pas toutes dans ce sens : tristesse, suicide, alcoolisme, etc. L'explication de cette rupture ne peut venir que de la force du dernier plan, le plan 15A. Comme nous l'écrivions plus haut, ce plan est porteur d'un message fort qui remet en cause l'image très négative du personnage auprès d'un bon nombre de spectateurs. Le plan est majoritairement interprété comme le souhaitait le réalisateur : «On avait l'impression qu'il pleurait, de dos... ».

De précis, le film devient flou, son interprétation est donc aussi variée que ne le sont les spectateurs. Sans aller jusqu'à voir dans ce travail d'interprétation, dans cette attribution d'une signification au film ambigu un mécanisme psychique de projection, nous ne pouvons pas nier que l'ambiguïté générée par un seul plan, le plan 15A, a fait passer le nombre de fins possibles, de quelques unes à ressort policier, à de nombreuses dans lesquelles le spectateur semble jouer le rôle principal avec ses préoccupations, ses peurs, ses sentiments, etc. autrement dit sa personnalité ce qui explique les fins autres que policières.

R- Reprise : plan 15 B

La discussion entre les participants à la suite du plan 15A a-t-elle, par un changement dans le contexte des relations, modifié le processus de construction du récit des spectateurs ?

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

15 B

Il pose sa bouteille à proximité de la photographie.

Bruits de bouteille

M. Neuville secoue toujours ses épaules.

Bruits de liquide remué dans une bouteille.

Identique à la version 1

Sens perçu

Pas d'effet apparent

La crise de sanglots est, semble-t-il, plus clairement perçue que l'opposition avec le son hors champ diégétique

L'association alcool-tristesse n'est pas perçue mais plutôt le contraire... : « finalement il est soulagé d'un poids ».

Dans les versions 1 et 3, le réalisateur souhaitait insister sur l'association alcool-deuil. Le même plan n'a pas le même effet dans les deux cas.

Dans la première version, malgré l'influence de la discussion de groupe, les spectateurs ne semblent pas modifier l'image qu'ils ont du personnage : un cadre débordé qui est sans doute malheureux de la mort de son épouse, qui maîtrise ses réactions affectives et son stress en abusant régulièrement d'alcool. Autrement dit, la prise de boissons alcoolisées n'est pas liée à sa situation de deuil.

Dans la version 3, également malgré la manipulation du contexte relationnel (par la discussion de groupe) et celui du contexte temporel (par le test de projection dans l'avenir), le plan ne change pas l'interprétation faite jusqu'au test du récit à compléter : le personnage est vraiment étrange y compris en buvant un verre devant le portrait de sa femme. Il semble même soulagé. Une interrogation demeure ; de quoi est-il soulagé ? Que sa femme ne souffre plus ? Ou d'être libre ?

Il n'en demeure pas moins que malgré l'entracte, malgré le test de l'histoire à compléter, malgré la discussion parfois vive et contradictoire entre les participants, ces derniers semblent reprendre, comme si de rien n'était, le fil du récit qui leur est proposé et tel qu'ils l'ont interprété jusqu'à présent. Rappelons que le film est repris par une ouverture en fondu là où le film s'était arrêté (plan 15 A, fondu au noir). Cela a de l'importance, bien sûr, puisque après 35 minutes, en moyenne, de discussion collective, les spectateurs se replongent

là où ils en étaient.

Ce phénomène peut avoir plusieurs explications :

- d'abord, le spectateur a gardé en mémoire la partie du film qu'il avait visionnée avant l'entracte : ce qui est le signe de son intérêt et, surtout, d'une bonne mémorisation ;

- ensuite, le spectateur qui a été sans doute influencé par la manipulation du contexte relationnel (lors de la discussion de groupe) et du contexte temporel (par le test de l'histoire à compléter) n'en reste pas moins attaché au récit qu'il avait construit seul, à un moment donné.

Les contextes ont été manipulés mais dans un cadrage différent.

Au cours du film, le spectateur vit le récit :

Un Spectateur Film (récit, décors, prise de vues, lieux, moments, etc.)

Au cours de la discussion et du test, les spectateurs s'influencent, comparent leur vision des choses et se projettent dans l'avenir (avec leurs envies, leurs fantasmes, leurs goûts, etc.)

Des spectateurs Fin d'un film (le futur et non le présent du film, etc.)

En conséquence, il est vraisemblable qu'après avoir révélé ce qu'ils souhaitaient comme fin, les spectateurs reviennent spontanément dans les dispositions qui étaient les leurs au moment de l'entracte, ici et maintenant. Ce phénomène ne peut que faire penser à ces spectateurs, plus nombreux qu'on ne le pense, qui apprécient d'arriver à la fin d'une séance, de visionner la fin du film, et d'assister après un entracte, à la séance suivante, soit - le plus souvent - jusqu'à la fin du film, qu'ils voient donc deux fois, soit jusqu'au moment où ils sont arrivés..

Plans 1 à 15A Construction d'un récit par le spectateur

Test de l'histoire à compléter

Discussion de groupe

Construction de la fin du récit

Plan 15 B

Reprise

Quant au plan de reprise, dans la version 2, son influence est très nette, voire déterminante. Les spectateurs sont presque convaincus du chagrin du mari, qu'ils qualifiaient tous jusque là de criminel. Ce plan 15B fait, en quelque sorte, oublier le sens du plan 3 dans lequel ils avaient identifié la voix d'un tueur à gages.

S- Plan 16

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

16

Il boit son verre de la main gauche, à proximité de la photographie d'une femme brune

Gros plan sur la photographie de la femme blonde

Identique à la version 1

Sens perçu

Ce plan semble avoir touché certains spectateurs : « je ne le trouvais pas très affecté par la mort de sa femme, alors cela m'étonne », « il avait un coeur en tout cas, je ne le pensais pas », « je ne le voyais pas si insensible, tant mieux »

Apparemment sans effet particulier sur les spectateurs. Ne fait que conforter la perception de la femme photographiée : « elle avait vraiment l'air d'une garce sur la photo... » 

Apparemment sans effet sur les spectateurs

Dans les versions 1 et 3, le but recherché était de montrer avec pudeur, donc de dos, la tristesse supposée du personnage principal.

Alors que le plan est strictement identique dans les deux versions, dans la première il semble qu'il ait quelques effets : il rend le mari plus humain, plus sensible qu'il ne l'apparaissait jusque là.

Dans la version 2, le réalisateur souhaitait accentuer le contraste entre l'image de la femme décédée et le bruit, et ainsi créer un certain suspense, ou au moins le doute. Mais, l'effet fut différent : malgré la faible durée de ce plan, la femme apparaît sous un jour peu flatteur.

Alors que dans le plan 10, elle était perçue comme une femme, certes coquine, narquoise, etc.,

elle devient, à cause de ce plan 16 franchement, une « garce ». On en viendrait presque à plaindre son mari de pleurer la mort d'une telle épouse.

Ce plan très court est donc déterminant. Ce gros plan met en valeur la personnalité de la femme. Comment expliquer cet impact, dont la force avait été sous-estimée par le réalisateur ? Il souhaitait provoquer le doute, le suspense, et voilà qu'il donne aux spectateurs de quoi reconstruire totalement le récit.

De la pauvre épouse assassinée, la femme blonde devient la garce insupportable.

De mari criminel, le personnage principal devient presque victime, mari aimant et profondément touché par la mort de son épouse.

Ce phénomène nous renvoie au code de la bande image. Malgré les critiques dont fit l'objet la classification psycho-linguistique des cadrages, il faut reconnaître que l'effet du plan 16 de la version 2 rappelle l'idée de proximité affective et d'acuité visuelle maxima générées par le gros plan, idée défendue avec force par Deleuze (1983). Et les réactions de nos spectateurs se rapprochent de celle décrite par Epstein : « ce visage d'un lâche en train de fuir, dès que nous le voyons en gros plan, nous voyons la lâcheté en personne, le « sentiment-chose », l'entité » (Epstein, Ecrits sur le cinéma, tome I, Seghers, 1974, pp.146-147).

T- Plan 17

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

17

M. Neuville prend la photographie de sa main droite

Gros plan sur un shaker remué par M. Neuville et sur une bouteille de Chivas. Les mains de M. Neuville servent le cocktail dans un verre puis ferment le shaker.

Identique à la version 1

Sens perçu

Pas d'effet particulier, confirme le plan précédent, pour ceux qui jugent correctement le personnage principal

L'effet de surprise est total ou presque., excepté pour le cinéphile admirateur de Chaplin : « qu'est-ce que je vous avais dit : du Chaplin ! ».

Apparemment sans effet sur les spectateurs

Le plan 17 est strictement identique dans les versions 1 et 3. Le réalisateur souhaitait montrer que le mari ressentait le besoin de se souvenir, de toucher l'image de son épouse. Cette évocation affective ne semble pas réellement changer l'interprétation des spectateurs.

En revanche, le plan 17 de la version 2 est un nouveau coup de théâtre. Il met en contraste le décès de la femme et le comportement calme et satisfait du mari : ce dernier ne boit pas un verre quelconque pour se redonner du courage, il se prépare un cocktail.

L'effet de surprise est total, excepté pour le cinéphile admirateur de Chaplin : « qu'est-ce que je vous avais dit : du Chaplin ! ». L'influence du niveau de culture cinématographique sur

la construction du sens par le spectateur est parfaitement illustrée ici.

Un phénomène est intéressant à noter : celui du peu d'influence de l'autre sur le spectateur.

Malgré la discussion autour de la ressemblance avec le court métrage burlesque de Chaplin, les spectateurs du groupe auquel appartenait le cinéphile n'en ont pas tenu compte.

Comme si les spectateurs ne croyaient que ce qu'ils voient et entendent par eux-mêmes. Ils laissent leur instinct, leur imagination, leurs réflexes prendre le dessus sur la raison et l'anticipation basée sur la connaissance.

Un phénomène similaire est également très fréquent. Combien de spectateurs, bien qu'avertis par leurs voisins qui ont déjà vu le film, de l'imminence d'un effet de surprise (un monstre, un tueur caché, etc.) sursautent-ils, malgré tout, sur leur siège ? Il y en a même qui sursautent au nième visionnage ....

U- Plan 18

Plan

Version 1

Version 2

Version 3

18

Gros plan sur la photographie de la femme brune

M. Neuville pose le shaker sur le meuble puis il prend son verre de la main droite

Identique à la version 1

Sens perçu

Pas d'effet particulier

Ce plan augmente, sans doute, le ressentiment que les spectateurs ont d'avoir été manipulés. Il est pour beaucoup dans les critiques sévères émises à l'encontre du personnage principal : « c'est un sacré dégueulasse »

Seul un spectateur réagit verbalement à ce plan mais pas dans le sens souhaité par le réalisateur. Il identifie la femme décédée.

Dans la version 1 et 3, le réalisateur souhaitait dans ce même plan montrer en gros plan la présumée femme du personnage principal. Il s'agissait de mettre en valeur la beauté et la jeunesse de la femme photographiée. En réalité, ce gros plan n'apporte pas grand-chose de plus que les spectateurs ne sachent déjà, d'où l'absence de véritables réactions.

En revanche, dans la version 2, le plan 18 est pour beaucoup dans le 3ème revirement du public vis-à-vis du personnage principal, et cela en une poignée de minutes : après avoir été mari criminel, puis mari victime d'une garce, il devient subitement « un sacré dégueulasse ».

L'impact d'un plan isolé sur le sens global du film est ici démontré.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus