Les créanciers face aux impératifs de sauvetage des entreprises en difficulté en droit OHADApar Ganiyou BOUSSARI Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Master 2 en droit privé et sciences criminelles/Carrières judiciaires 2022 |
PARAGRAPHE 2 : UNE PROTECTION DES CREANCIERS SUBORDONNEE A UNE DISCIPLINE COLLECTIVE INCOMPATIBLE AVEC LES IMPERATIFS DE SAUVETAGEDès le prononcé du jugement déclaratif ouvrant l'une des procédures collectives prévues par l'AUPC révisé, une discipline collective est imposée aux créanciers dont les créances sont nées antérieurement audit jugement. Il importera d'évoquer le caractère quasi-généralisé de la discipline collective à laquelle sontsoumis les créanciers (A) et la marginalisation du rôle des créanciers dans le déroulement des procédures de sauvetage (B). A- La soumission des créanciers à une discipline collective quasi-généraliséeLa soumission des créanciers à une discipline collective dans le traitement des difficultés du débiteur n'est plus à démontrer. Elle reposerait sur le souci d'assurer une égalité entre les créanciers. Un auteur disait ceci : « A l' opposé du droit commun où les créanciers disposent individuellement des moyensjuridiques pour contraindre le débiteur failli à honorer ses engagements, le droit desprocédures collectives instaure une discipline collective des créanciers en les soumettant auprincipe de l'égalité entre les créanciers. Considéré comme [l'« âme », ou « principefondamental des procédures collectives »], ou encore « principe d'ordre public », le principe d'égalité des créanciers demeure ancien et permanent dans les procédures collectives.Il s'agit d'un principe qui a beaucoup été remis en cause au fil du temps aussi bien par ladoctrine que par la jurisprudence et sa nature juridique demeure à présent un mystèredans le droit des procédures collectives »213(*). Il découle aisément de l'affirmation précitée que l'argument de l'égalité pour justifierla généralisation et la systématicité de la discipline collective ne tient qu'à un fil au regard des remises en cause doctrinales et jurisprudentielles qu'il ne convient pas d'aborder. On peut même noter son incompatibilité avec les impératifs de sauvetage des entreprises. D'après une doctrine, « Les règles de la discipline collective sont celles qui permettent à la procédure d'être collective et de la distinguer ainsi d'une procédure civile d'exécution. La discipline collective se caractérise par une réduction des pouvoirs individuels des créanciers, marqués notamment par l'arrêt des poursuites individuelles, l'interdiction des paiements et l'obligation de rendre opposable sa créance à la procédure collective pour être pris en compte par elles »214(*). Précisément, la discipline collective, faisant suite à l'ouverture d'une procédure collective, affecte aussi bien les créanciers chirographaires que les créanciers munis des sûretés. Il suffit que les créances concernées soient nées avant l'ouverture de la procédure. Ce qui dénote d'ailleurs le caractère général de la formule employée par le législateur. En matière de conciliation, le problème de la discipline collective ne se pose pas en principe. Cela est dû au fait que la procédure de conciliation n'est pas à proprement parler une procédure collective215(*). C'est d'ailleurs à titre exceptionnelle que la suspension des poursuites y est accueillie. En revanche, la généralisation de la discipline collective s'observe dans les autres procédures qu'on peut aisément qualifier de procédures collectives. C'est le cas du règlement préventif et du redressement judiciaire même si l'on pourrait parler à titre subsidiaire de la liquidation des biens qui n'est pas une procédure de sauvetage des entreprises. La généralité de la formule utilisée par le législateur cache un caractère quasi systématique de la discipline collective imposée aux créanciers. En effet, aux termes de l'article 9 alinéa 1er AUPC révisé relatif au règlement préventif, « la décision d'ouverture du règlement préventif suspend ou interdit toutes les poursuites individuelles tendant à obtenir le paiement des créances nées antérieurement à ladite décision (...) ». Cette disposition laisse apparaitre la fameuse question de la généralisation de la suspension et de l'interdiction des poursuites individuelles. Elle concerne toutes les créances antérieures à la décision d'ouverture. La suspension des poursuites individuelles concerne aussi bien les voies d'exécution que les mesures conservatoires, y compris toute mesure extrajudiciaire216(*). Elle s'applique à toutes les créances chirographaires et à celles garanties par un privilège général, un privilège mobilier spécial, un gage, un nantissement ou une hypothèque, exceptées, les créances de salaires et d'aliments217(*). Les créances de salaires et celles résultant d'un contrat d'apprentissage, quant à elles, bénéficient d'une protection assez importante. Elles sont garanties par des privilèges en matière de règlement préventif et de redressement judiciaire, voire de liquidation des biens218(*). Il s'agit d'une part, du privilège général qui garantit les sommes dues aux salariés pour exécution ou résiliation de leur contrat de travail durant la dernière année précédent le jugement déclaratif219(*). En outre, la fraction insaisissable et incessible est garantie par un privilège appelé super privilège puisqu'il donne une priorité absolue au salarié. Le salarié n'a pas seulement un droit de préférence, mais aussi celui d'être payé rapidement. C'est pourquoi l'AUPC révisé prévoit que les sommes qui correspondent au super privilège doivent être payées dans les dix jours.A défaut de fonds nécessaires pour le paiement, le salarié est payé dès les premières rentrées de fonds220(*).L'on retrouve quasiment les mêmes dispositions dans le code du travail du Sénégal221(*). Cependant, exceptée la fraction super privilégiée du salaire, le travailleur peut se voir imposer des délais de grâce dans la limite de deux (02) ans lors de l'homologation du concordat judiciaire222(*). Le caractère général de la discipline collective s'observe plus manifestement dans le redressement judiciaire et la liquidation des biens. En effet, dans ces procédures, la décision d'ouverture constitue les créanciers en une masse représentée par le syndic qui, seul, agit en son nom et dans l'intérêt collectif223(*). La décision d'ouverture du redressement judiciaire ou de liquidation des biens, arrête les cours des inscriptions de toute sûreté mobilière ou immobilière224(*). Elle interrompt (à distinguer de la suspension), et interdit toute action en justice de la part de tous les créanciers composant la masse tendant : « 1° à la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent ; 2° à la résolution d'un contrat pour défaut de paiement d'une somme d'argent. La décision d'ouverture arrête ou interdit également toute procédure d'exécution de lapart de ces créanciers tant sur les meubles que sur les immeubles ainsi que toute procédure de distribution n'ayant pas produit un effet attributif avant la décision d'ouverture. »225(*). En outre, les créanciers antérieurs ont l'obligation de produire leurs créances dans les délais prévus à cet effet pour que ces dernières soient prises en compte. Même si le législateur a prévu dans les deux cas de sauvetage (règlement préventif et redressement judiciaire) des exceptions à la suspension ou l'interruption selon les cas, et l'interdiction des poursuites individuelles226(*), il y a lieu de noter la portée de ces règles sur la situation des créanciers. En effet, cette discipline collective imposée aux créanciers antérieurs ne pose pas en elle-même un problème majeur. Cependant, c'est le fait qu'elle revêt un caractère généralisé qui pourrait être source de difficulté pour les créanciers. En effet, la discipline collective affecte tous les créanciers antérieurs sans distinction entre les créanciers en situation économique fragile et ceux qui sont économiquement solides au moment du prononcé du jugement emportant,entre autres effets, suspension, interruption et interdiction des poursuites individuelles. Elle englobe également tous les créanciers-entreprises antérieurs à la décision d'ouverture sans la prise en compte de leurs tailles, du nombre de leurs salariés, etc. Or, la promotion du sauvetage des entreprises dans l'espace OHADA vise à maintenir les emplois et à favoriser le développement économique à travers des contributions fiscales que la loi impose à celles-ci. Il ne faut pas en réalité oublier que les entreprises n'ont pas les mêmes poids économiques et les mêmes tailles par rapport au nombre de salariés qu'elles emploient. Le fait d'ignorer ces différents aspects qui peuvent entrer en jeu dans les procédures collectives est une porte ouverte pour la disparition éventuelle des entreprises en difficulté, quelque que soient leur taille ou leur apport économique dans un Etat partie à l'OHADA. Par ailleurs, l'extension systématique de la discipline collective aux créanciers munis de sûretés a pour effet le bouleversement du monde du crédit227(*). Elle est de nature à décourager le financement des entreprises qui, le plus souvent, n'ont pas des fonds propres pour étendre ou développer leur exploitation228(*). Le monde du crédit fonctionne sur la base des garanties de recouvrement des créances nées suite au financement accordé aux entreprises pour les besoins de leurs affaires229(*). Admettre le mépris des droits de ces créanciers, c'est décourager le crédit car les sûretés ont perdu leur efficacité à cause du caractère dérogatoire et perturbateur230(*) du droit des procédures collectives. Il ne faudrait pas alors occulter le fait qu'un débiteur incapable de payer à son créancier le montant de sa créance à la date convenue dans leur contrat peut entrainer ledit créancier, lui-même, en difficulté. Le droit des entreprises en difficulté fonctionne comme dans le domaine de la santé publique. La doctrine n'a pas manqué de l'envisager comme undroit de la maladie et des traitements des entreprises. Pour faire l'analogie, un auteur a écrit que « Le maintien des contrats en cours est un soin curatif qui permettra à l'entreprise, dont l'état de maladie n'est pas très grave, de recouvrer sa santé financière et opérationnelle. »231(*). Cependant, les difficultés d'une entreprise peuvent contaminer les autres entreprises que sont souvent les créanciers, partenaires du débiteur en difficulté. Ces différentes questions soulevées démontrent à plusieurs titres que le chantier de construction d'un droit des procédures collectives capable d'assurer la sauvegarde des entreprises est encore à une étape d'élévation des murs. Le degré de généralisation de la discipline collective est bien incompatible avec l'objectif de premier rang fixé par le législateur OHADA. Afin de satisfaire efficacement les impératifs de sauvetage des entreprises, la politique législative de l'OHADA ferait mieux de prendre en compte ces différents aspects. Dans le déroulement des procédures de sauvetage, il faut souligner que les créanciers occupent plutôt une place marginale. * 213 BATHILY (D.), Les créanciers des entreprises déclarées en cessation des paiements en droit OHADA, Thèse, Dakar, 2019, n°173, p. 72. * 214 LE CORRE (P.-M.), « L'intérêt collectif est-il l'intérêt de tous les créanciers ? », Bull. Joly Entreprises en difficulté, 2016, n° 3, p. 214 et ss. * 215 COQUELET (M.-L.), Entreprises en difficulté et instruments de paiement et de crédit, D., 6è éd., n°20, p. 14. * 216 Art. 9 alinéa 2 AUPC révisé. * 217 Art. 9 alinéa 3 AUPC révisé. * 218 Art. 95 AUPC révisé. * 219 Art. 180 de l'Acte uniforme relatif au droit des sûretés (AUS). * 220 Art. 96 AUPC révisé. * 221 V. art 119 et suivants de la loi n° 97-17 du 1er décembre 1997 portant Code du travail au Sénégal, op. cit. * 222 Art. 134 alinéa 3 AUPC révisé. * 223 Art. 72 alinéa 1er AUPC révisé. * 224 Art. 73 AUPC révisé. * 225 Art. 75 AUPC révisé. * 226 V. respectivement les articles 9 alinéa 4 et 75 alinéas 4 et 5 AUPC révisé. * 227 AGBENOTO (K. M.), Le cautionnement à l'épreuve des procédures collectives, Thèse, cotutelle, Université de Lomé-Université du Maine, 2008, n°125, p. 68. * 228 MAGUEU KAMDEM (J. D.), Le financement des entreprises en difficulté en droit OHADA, Thèse, Université de Dschang, 2016, n° 4, p. 5. * 229 AGBENOTO (K. M.), préc., n° 1, p. 6. * 230 AKONO ADAM (R.), préc., n° 5, p. 79. * 231 KOUROUMA (M. F.), op. cit., n° 719, p. 312. |
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