II.5. LA PARENTHÈSE
COMME SUSPENSION
La suspension concerne la distribution inhabituelle des
syntagmes dans l'unité syntaxique. Elle engendre des perturbations dans
la succession des groupes fonctionnels. Dans Allah n'est pas obligé,
les unités syntaxiques sont segmentées de manière
à biffer la contigüité entre les groupes fonctionnels des
énoncés. Cette pratique énonciative engendrée par
la parenthèse s'observe ci-dessous :
« Balla était le seul Bambara (Bambara
signifie celui qui a refusé), le seul cafre du village. Tout le monde le
craignait. Il avait le cou, les bras, les cheveux et les poches tout plein de
grigris. Aucun villageois ne devait aller chez lui. Mais en
réalité tout le monde entrait dans sa case la nuit et même
parfois le jour parce qu'il pratiquait la sorcellerie, la médecine
traditionnelle, la magie et mille autres pratiques extravagantes (extravagant
signifie qui dépasse exagérément la mesure). »
(p.16)
En considérant la modalité assertive :
« Balla était le seul Bambara, le seul cafre du
village », on constate que les groupes fonctionnels attribut et
apposition qui caractérisent le sujet « Balla » sont
perturbés sur le plan de la succession à cause de l'insertion de
la parenthèse « Bambara signifie celui qui a
refusé ». Cette perturbation se lit encore dans le changement
brusque du tiroir verbal, à savoir le passage de l'imparfait qui situe
les faits dans le passé au présent qui les décrit comme si
on les vivait. Pareille temporalisation énonciative déborde la
conception des plans d'énonciation par Émile Benveniste,
où, selon lui, aucun présent n'est disponible dans le
récit. Cette double rupture énonciative s'appelle suspension.
Celle-ci suspend donc la modalité assertive car elle segmente ses
syntagmes en perturbant l'ordre de ses groupes fonctionnels. Cependant, cette
stratégie permet au locuteur d'apporter des éléments
nécessaires aux groupes fonctionnels entre lesquels elle s'opère,
ou du moins à celui qui la déclenche. Ces traces peuvent encore
être analysées dans cette séquence :
« Yacouba ne voulait pas le revoir parce que,
d'abord, c'était un concurrent et secundo, chaque fois qu'il l'avait
revu, c'était pour entendre des malheurs. Sekou marchait comme un
herniaire (celui qui a une grosse hernie au cul) tellement, tellement il
portait des bourses de diamants et d'or dans le bouffant du pantalon. [...] Un
chef de guerre malinké, nommé El Hadji Koroma du Liberia
(à ne pas confondre avec Johnny Koroma de Sierra Leone), avait
décidé de sauver les Malinkés. Il les regroupait dans les
villages de l'est. » (pp.208-209)
Cette séquence fait preuve de la suspension sous
couvert des parenthèses. En effet, la modalité déclarative
« Sekou marchait comme un herniaire tellement, tellement il portait
des bourses de diamants et d'or dans le bouffant du pantalon », est
morcelée par l'insertion des parenthèses telles « celui
qui a une grosse hernie au cul ». Elles brisent la
contiguïté des groupes fonctionnels comparatif et consécutif
qu'elle contient. Les mêmes indications se rencontrent dans l'assertion
« Un chef de guerre avait décidé de sauver les
Malinkés » où le syntagme nominal « un chef
de guerre » se trouve distancié du syntagme
verbal « avait décidé de sauver les
Malinkés». Passant par le changement des tiroirs verbaux, à
savoir le passage du passé au passé segmenté par le
présent « celui qui a... », la suspension
génère aussi une attente car elle retient le souffle du lecteur
par le biais des précisions qu'elle apporte au groupe fonctionnel qui la
déclenche. Bref, avec la suspension, le texte est donc truffé
d'éléments métatextuels suspendants, au niveau minimal
(dans les unités syntaxiques) et maximal (entre les
énoncés). Ce qui fait de la parenthèse une
stratégie sur laquelle repose l'écriture même de l'oeuvre
de Kourouma. Elle touche encore à d'autres investissements
énonciatifs.
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