II.4. LA PARENTHÈSE
COMME DIGRESSION
En rappel, la digression est une
stratégie narrative qui permet de dilater le récit, de
ménager les pauses, de divertir ou d'ironiser ou, enfin,
d'insérer un commentaire dans la narration. Autrement dit, c'est ce qui,
dans un récit, est hors du principal sujet. Ainsi, des unités
discursives qui reviennent à l'appui du récit fictionnel dans
cette oeuvre de Kourouma peuvent être lues comme de petites digressions
mises entre parenthèses. En voici un cas :
« Pendant que Yacouba alias Tiécoura
était à l'hôpital, un de ses amis est venu lui rendre
visite. Il s'appelait Sekou Doumbouya. C'était un camarade de groupe
d'âge, un camarde d'initiation, donc un très vieil ami. (Dans les
villages noirs nègres africains, les enfants sont classés par
groupe d'âge.) Sekou est venu lui rendre visite en Mercedes
Benz. » (pp.41-42)
En considérant son sujet, cette narration
présente le personnage de Yacouba. En son fond surgit une autre voix
narrative intradiégétique qui présente un
élément de la culture des « Noirs nègres
africains » qui classe les enfants selon leur âge. Cette
deuxième voix énonciative profère un énoncé
digressif car son thème s'écarte de celui au sein duquel il est
inséré. Cet écartement se voit aussi à travers les
cadres spatio-temporels de ces deux énoncés. En effet, le premier
porte sur des faits qui se sont déroulés à l'hôpital
et ayant pris fin. Ce qui se justifie par l'usage du tiroir verbal du
passé composé dans l'assertion :« Un de ses
amis est venu lui rendre visite. », bien que la temporalité et
la durée de l'action ne soient pas précises.
L'énoncé digressif, lui, reprend des faits vivifiés, qui
perdurent, tel qu'en témoigne l'usage du tiroir verbal du présent
de vérité générale et/ou d'habitude dans «les
enfants sont classés par groupe d'âge ». La digression
crée donc une double rupture énonciative du récit :
elle installe de nouveaux actants de l'énonciation et un nouveau cadre
spatio-temporel du récit digressif. On vient dire que cette voix
énonciative recèle sa force dans le niveau
intradiégétique :
« C'est pour dire que le niveau
intradiégétique désigne une narration mise en charge par
un narrateur personnage dans un récit encadré ou abymé.
L'histoire qu'il raconte peut avoir comme régimes linguistiques, la
première ou la troisième personne, les indices verbaux au
passé ou au présent, voire au futur dans une narration
homodiégétique ou
hétérodiégétique. » (Laurent
MUSABIMANA NGAYABAREZI, 2015a : 216)
Cela renforce l'idée que le comportement de
la parenthèse face au récit principal est, en outre du statut
facultatif, très déviant. À la suite de cet effet
stylistique de déviation, il naît l'attente, voire le suspense
pendant les activités de lecture. Ceci se lit encore dans l'extrait
ci-dessous :
« Comme la loi du coran et de la religion
interdit à une musulmane pieuse comme ma maman de vivre un an de douze
lunes en dehors d'un mariage scellé avec attachement de cola ( cola
signifie graine comestible du colatier, consommée pour ses vertus
stimulantes. La cola constitue le cadeau rituel de la société
traditionnelle), ma maman a été obligée de parler, de dire
ce qu'elle voulait, de choisir. » (pp.29-30)
Il résulte de cette séquence que
l'énonciateur, désigné par le déictique personnel
« ma », fait irruption dans son énoncé pour
apporter un sujet différent du principal. En effet, la modalité
assertive confinée dans « La cola constitue le cadeau rituel
de la société traditionnelle » est digressive en ce
sens qu'elle véhicule un hors sujet par rapport au sujet de
l'énoncé où elle est insérée. Les effets de
cette digression sont la déviation et l'attente ou le suspense dans
lesquels elle plonge le lecteur. Le texte qui en est truffé ne peut
être lu qu'avec lenteur, car le lecteur est contraint de suspendre le fil
énonciatif en de « petites digressions » sans
toutefois le perdre de vue, vu les limites de cette parenthèse que sont
les inclinaisons. Elles font donc figure de garde fou de la digression, la
restreignent. Bref, dans Allah n'est pas obligé, on peut
considérer que la parenthèse fonctionne comme une digression
circonscrite, étouffée ou réduite qui ne crée qu'un
décrochement énonciatif, une déviation et un certain
suspense. C'est ici l'occasion de rappeler, avec Laurent MUSABIMANA NGAYABAREZI
(2015a : 89) que la digression est « une sorte de
séquence narrative ajoutée à la chronologie logique du
récit qui repose sur un thème, un motif étranger à
la consécution des faits relatés ». la digression
énonciative/narrative suspend ainsi le récit pour installer une
stratégie de déroute pragmatique. Déroute parce qu'elle
mobilise les ressources cognitives de l'instance de réception dans ses
activités de déchiffrement du texte.
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