Ce mémoire s'inscrit à la fois dans un contexte
institutionnel et professionnel dans lequel nous sommes investis. Il vise
à mieux comprendre le rôle de la SEGPA et des acteurs qui en font
partie directement ou indirectement, à savoir les professeurs des
écoles spécialisés et les professeurs de collège
qui interviennent auprès du public SEGPA dans un contexte de politique
inclusive.
L'étude que nous réalisons porte sur les
changements de l'identité professionnelle, à la fois des
professeurs de collège et surtout des enseignants
spécialisés travaillant en SEGPA, qui vont naître de la
politique inclusive défendue d'une part, par les institutions et d'autre
part, par un nombre important de chercheurs.
L'identité professionnelle des enseignants serait mise
à mal dans ce contexte d'école inclusive, semble t-il, selon
certains chercheurs. Nous allons essayer de comprendre pourquoi, en
définissant dans un premier temps ce qu'est l'identité
professionnelle, puis dans un second temps, les conséquences
éventuelles sur l'identité de nos acteurs professionnels. Nous
notons cependant que la littérature scientifique est très pauvre
dans l'analyse de l'identité professionnelle des enseignants
spécialisés en SEGPA et qu'il est parfois difficile, voire
impossible, de trouver matière à enrichir les hypothèses
de notre étude.
3.1.1: Concepts d'intégration et
d'inclusion
Dans le cadre de notre étude, il est important de
définir ces deux termes afin, d'une part, de positionner la SEGPA dans
notre champ d'analyse et d'autre part, comprendre dans notre analyse de
récoltes de données empiriques pourquoi les enseignants sont
amenés à associer de manière identique ces deux concepts
et quel(s) questionnement(s) le processus inclusif pose t-il dans leur
construction identitaire ?
Au travers de nos lectures, les articles sont nombreux
à évoquer la nécessité de devoir définir les
termes inclusion et intégration. Est-ce juste une querelle
sémantique ou ces deux notions sont-elles vraiment antinomiques ?
Dans la déclaration de Salamanque (juin 1994), on
parle d'« intégration », or les tenants de l'inclusion ont les
mêmes visées que celles décrites dans la
déclaration, à savoir le combat des discriminations, une
visée humaniste et une école identique pour tous. Selon Armstrong
(2006), « l'inclusion s'oppose à l'intégration car les
enfants intégrés peuvent en effet être perçus comme
« des visiteurs » en provenance de milieux spécialisés
et non comme des membres à part entière de la communauté
scolaire. L'éducation inclusive implique une double transformation : des
écoles, pour qu'elles deviennent des communautés ouvertes
à tous sans restriction et des pratiques, pour permettre les
apprentissages de tous dans la diversité. » (in Boutin et Bessette,
2009, p 18). A l'instar d'Armstrong, les tenants de l'inclusion totale
préconisent une transformation majeure des pratiques pédagogiques
courantes. Ces pratiques doivent être modifiées pour s'inscrire
« dans un plan de transformation complète de la
société » (Gardou et Poizat, 2007, in Boutin et Bessette,
2009, p.21). « La notion d'inclusion repose sur un principe éthique
: celui du droit pour tout enfant,
quel qu'il soit, à fréquenter l'école
ordinaire. » (Plaisance, Belmont, Vérillon, Schneider, 2007,
p.160). « L'inclusion, à la différence de
l'intégration, suppose non seulement l'intégration physique mais
aussi pédagogique afin de permettre à tous les
élèves d'apprendre dans une classe correspondant à leur
âge ceci quelque soit leur niveau scolaire. » (Thomazet, 2006,
p.20). Pour Stainback et Stainback (1992), « une école ou une
classe inclusive accueille tous les élèves dans un même
lieu. Aucun d'eux, qu'il s'agisse des élèves en difficulté
ou des autres, n'est exclu et placé dans des dispositifs ou classes
spéciales. » (Boutin et Bessette, 2009, p.52). D'après tous
ces chercheurs, dans le processus inclusif, c'est l'école et la
société qui s'adaptent à l'élève et à
ses besoins particuliers et non l'inverse, ce qui implique un changement
radical du positionnement de l'école mais aussi de la
société dans son ensemble.
A contrario, les tenants de l'intégration
défendent l'idée que l'école doit tout mettre en oeuvre
pour que l'élève puisse s'adapter à son environnement
actuel, le comprendre et l'accepter. « On permet à des
élèves en difficulté de fréquenter la classe
ordinaire ou d'autres dispositifs destinés à favoriser leur
apprentissage et leur développement. L'intégration requiert la
collaboration de l'enseignant de la classe ordinaire avec les
spécialistes avant même la mise en place de quelque dispositif que
ce soit. On associe l'intégration au processus de normalisation. »
(Boutin et Bessette, 2009, p.28). Certains auteurs parlent aussi de la
théorie du behaviorisme (comportementalisme) qui s'oppose au
socio-constructivisme que défendent les tenants de l'inclusion.
La position de l'école inclusive implique des
modifications ou des transformations au niveau des contenus d'enseignement, des
stratégies, et des structures éducatives. Les modalités
pour une école inclusive peuvent se résumer en un certain nombre
de dispositifs selon Boutin et Bessette (2009, p.57) :
Ø Création un climat favorable à
l'acceptation de la diversité.
Ø Modalités d'intervention concernant
méthodes et techniques pédagogiques (enseignement mutuel, travail
d'équipe, apprentissage coopératif).
Ø Place importante donnée à
l'individualisation et à la différenciation.
Ø Pédagogie de projet.
Ø Dispositif organisationnel destiné à
favoriser une inclusion responsable.
Toutefois, Gillig (2006) n'est pas convaincu de la
faisabilité de l'inclusion sous sa forme radicale car elle requiert une
transformation de l'école et de la communauté toute
entière. Elle préconise une modification importante des contenus,
des approches et des méthodes d'enseignement (Boutin et Bessette, 2009,
p.61). Nous pouvons nous demander, en effet, si la société est
prête à ce changement radical. Il en est de même pour
l'ensemble de la communauté éducative : sans formation, sans
préparation, sans moyens supplémentaires, peut-on raisonnablement
penser que cet idéal d'école inclusive pourra se mettre en place
? Plusieurs auteurs
insistent sur le fait qu'une inclusion totale, surtout si
elle est mal orchestrée, risque d'avoir des répercussions
négatives sur le fonctionnement de la classe. Crouzier explique certains
obstacles à l'inclusion qui se résument à la
difficulté de transfert des savoir-faire spécialisés vers
les pratiques des enseignants ordinaires. (Crouzier, 2010, p.39). En effet,
l'identité professionnelle des enseignants, notamment dans le
secondaire, s'est construite en opposant ceux qui ont développé
des compétences avérées en faveur d'élèves
en difficulté de ceux pour qui c'est inutile, puisque pour eux ces
élèves doivent avoir une place à part. Cette construction
identitaire, dont nous reparlerons, est encore en proie à de nombreuses
résistances. De plus, la formation mise en place pour cette
évolution ne semble pas préparer et sécuriser suffisamment
les personnels.
Jean Pierre Peyroulou, chercheur à l'EHESS va plus
loin en disant que « l'inclusion scolaire est incompatible avec les seules
performances scolaires et par conséquent avec un système
pensé et fonctionnant sur l'unique principe de la sélection, du
scolaire de compétition et d'une course d'obstacles du primaire au
supérieur » (Crouzier, 2010, p.188). Or, d'après Plaisance,
« La notion d'éducation inclusive reflète l'exigence faite
au système éducatif d'assurer la réussite scolaire et
l'insertion sociale de tout élève, indépendamment de ses
caractéristiques individuelles ou sociales » (Ebersold, S,
Plaisance, E, Zander, C, 2016, p.10). Cette contradiction entre les exigences
d'un système éducatif sélectif et des valeurs
éthiques anime les chercheurs.
Plaisance (2020) cite à plusieurs reprises Cury,
spécialiste brésilien du droit à l'éducation, qui
explique que l'exclusion et l'inclusion « entretiennent des relations
dialectique, que l'une n'existe pas sans l'autre et que par conséquent,
une réflexion qui s'appuie sur la notion d'éducation inclusive ne
peut ignorer les termes de l'inégalité et de la discrimination
précisément pour les contrecarrer ». Cury donne une
définition de l'éducation inclusive : « Dans son
principe, l'éducation inclusive correspond à une modalité
de scolarisation où ceux qui étudient ont les mêmes droits
que leurs pairs, sans discrimination de sexe, de race, d'ethnie, de religion et
de capacité. Ils disposent donc du droit de fréquenter les
mêmes établissements et de participer aux activités de leur
âge » (Cury, 2009, p.42).
Notons que la volonté de tendre vers une école
inclusive questionne beaucoup et qu'aucun consensus n'est admis pour attester
de son bien-fondé (Desombre, 2011 et Mazereau, 2015 in Chevallier et
Rodriguez, 2016, p.230). De plus, quelques chercheurs notent un décalage
trop important entre l'idéologie inclusive et la pratique (Plaisance,
2012 in Ibid, p.230).
Que nous parlions d'intégration ou d'inclusion, les
chemins qui nous amènent à ces deux concepts sont proches et leur
objectif est sensiblement identique : que les élèves aient les
mêmes droits et le même accès au savoir. Il nous semble que
la différence notable entre ces deux concepts est l'universalité.
En effet, l'inclusion est un concept universel d'où la difficulté
de la mettre en place.
Le processus intégratif est en place en France et le
concept d'inclusion fait son chemin dans les esprits. Désormais, la
question qui se pose est sa mise en place concrètement. Si on se
réfère aux tenants de l'inclusion totale, les classes et les
structures spécialisées doivent fermer et la collaboration
étroite entre tous les partenaires de l'école doit être la
garante de la réussite de tous les élèves à besoins
éducatifs particuliers. Or, force est de constater qu'une inclusion
« non réfléchie, non anticipée et non acceptée
par l'ensemble des acteurs concernés peut représenter une mise en
danger ressentie et objective de la personne » (Ventoso et Fumey, 2016,
p.100). De nombreuses questions émergent alors : Les enseignants
sont-ils prêts à ce changement radical ? Quels sont les objectifs
des pouvoirs publics dans la mise en oeuvre de cette école inclusive ?
Quelles sont les formations mises en place ou qui verront le jour ? Dans quelle
mesure peut-on passer d'une idée, d'un concept, à une mise en
pratique sur le terrain par les enseignants quand ces derniers ne sont ni
préparés, ni formés ? Quel est le devenir de la SEGPA, de
ses enseignants spécialisés, de ses élèves ?
3.1.2 : Identité et
changement
L'analyse de la littérature scientifique semble
montrer, d'une part, la difficulté intrinsèque à mettre en
place une école inclusive dans une école qui se veut toujours
sélective et ségrégative, et d'autre part, une
identité professionnelle chez les enseignants qui se voit
bouleversée, questionnée par ce paradigme inclusif.
La difficulté de notre étude réside dans
l'analyse de deux corps de professionnels bien distincts en proie à des
changements qui vont affecter leur identité : les professeurs de
collège appartenant au second degré et les professeurs des
écoles spécialisés appartenant au premier degré
mais travaillant dans le second degré. Bien que ces deux corps aient
désormais un référentiel commun depuis 2015, les
formations initiales conservent leur particularité propre et
singulière. Le professeur des écoles spécialisé est
amené, par sa polyvalence, à travailler en projet, à
mettre en place des décloisonnements, à travailler en
équipe, à se réunir avec des partenaires extérieurs
à l'école alors que le professeur de collège est
centré sur sa discipline dans laquelle il excelle
généralement et le programme qu'il doit mener à bien
durant une année. Si les SEGPA venaient à se transformer ou
à disparaître, quelles seraient alors les conséquences sur
l'identité professionnelle des professeurs des écoles
spécialisés et sur les enseignants du second degré non
spécialisés qui devraient accueillir en totalité les
élèves de SEGPA ?
Dans sa thèse, Zimmermann (2013) parle de la
polyvalence comme caractéristique de l'identité professionnelle
des professeurs des écoles. Il souligne que cette polyvalence est un
élément récurrent des textes officiels depuis une dizaine
d'années et qu'il existe un lien explicite
entre cette polyvalence et cette construction de
l'IP13(Zimmermann, 2013, p.11). Cette polyvalence est une force pour
le professeur des écoles spécialisé en SEGPA car, à
la différence de ses collègues du collège, ce dernier met
des liens spontanément entre les matières et voit au-delà
de la simple transmission didactique de la discipline pure.
Centré sur le PE non spécialisé,
Zimmermann constate les difficultés pour l'enseignant du premier
degré à trouver sa place entre ce qui lui est prescrit par les
textes officiels et sa façon de se construire en tant que professionnel.
Tardif et Lessard (1999) montrent que les enseignants ne peuvent
simultanément répondre à l'ensemble des exigences parfois
contradictoires qui se posent à eux. Il leur faut donc trouver un
équilibre entre ce qu'ils peuvent faire et ce qu'ils doivent faire. Ces
tiraillements provoquent un sentiment d'impuissance à répondre
aux exigences du métier (Zimmermann, 2013, p.31). D'où une
transformation de l'enseignant qui ne cesse d'être dans l'adaptation et
qui petit à petit façonne une identité plurielle. Tardif
et Lessard parlent de « caméléon professionnel ». Il
change de peau , s'adapte aux situations, aux interlocuteurs, modifie sa
posture. Selon Roux-Pérez (2003), l'IP est à la fois
considérée comme la manière de se définir au
travail et celle dont les autres nous voient au travail. Cette théorie
rejoint celle de Dubar quant à la reconnaissance d'autrui dans la
construction identitaire. L'enseignant s'appuie sur une revendication
d'appartenance au groupe, tantôt sur des formes de
différenciation, tantôt sur l'affirmation d'une singularité
de leur contexte professionnel. Selon cette auteure, les enseignants
construisent leur IP selon trois échelles :
Ø Une échelle collective, où
l'identité se constitue sur des représentations collectives et
des valeurs communes afin de défendre le groupe professionnel au sein de
l'école.
Ø Une échelle de sous-groupes professionnels,
en raison de clivages importants au sein de ce groupe.
Ø Une échelle individuelle qui prend en compte
les itinéraires professionnels singuliers (Zimmermann, 2013, p 36).
Roux-Pérez explique donc qu'il ne peut y avoir une IP
mais plusieurs IP car le développement des sous-identités est
souvent source de tensions et incompatibles.
Dubar nous explique que l'identité de métier
est plus complexe qu'il n'y paraît. Il associe les processus
biographiques de construction d'une « identité pour soi » et
les mécanismes structurels de reconnaissances des «
identités pour autrui ». Les identités dépendent des
relations avec les autres et de la perception subjective de sa situation et
aussi des rapports au pouvoir. L'identité, c'est la marque
d'appartenance à un collectif qui permet aux individus d'être
identifiés par les autres mais aussi de s'identifier face aux autres. On
ne peut dissocier l'identité personnelle de l'identité
13 IP : Identité Professionnelle
professionnelle, elles se construisent et évoluent
ensemble. On note, selon Dubar, une construction à la fois dynamique et
relationnelle.
3.1.3: Définition des théories de
l'identité
La notion d'identité est polysémique. Bret
(2015) définit l'identité ainsi : l'identité est «
ce qui définit un individu à la fois dans sa
singularité et dans son appartenance à une catégorie plus
large qu'est son clan, sa société, sa famille [...] ; c'est aussi
ce qui ne peut pas être défini parce qu'elle est toujours
engagée dans des variations subtiles » (Clerc, 2000, p. 27).
Produit des socialisations successives, construite à partir de son
groupe d'appartenance et du groupe de référence
espéré, elle prend des colorations différentes selon que
l'on se penche sur son aspect personnel, social... ou professionnel (Bret,
2015, p.6).
Pour tenter de définir l'identité, plusieurs
versants peuvent être abordés. Nous en retiendrons deux : le
versant psychologique et le versant social.
Selon le versant psychologique, Iannccone, Tatéo et
Marsico (2008) avancent que l'expérience familiale de l'enfance de
l'enseignant ainsi que le souvenir de soi comme élève constituent
les principales sources pour construire son IP. Les éléments
biographiques, en interaction avec des éléments du contexte,
joueraient un rôle essentiel, en générant
différentes stratégies des enseignants leur permettant de faire
face aux difficultés qu'ils rencontrent. Il existerait une co-habitation
entre le « soi-élève » et le « soi-enseignant
».
Selon le versant social, l'identité professionnelle se
définit à la fois pour « soi » et pour « autrui
» (Dubar, 1991 in Cattonar, 2001, p.44). Elle évolue, se transforme
et porte en elle une dynamique qui permet à l'enseignant de «
maîtriser le cours de son existence » (Gaujelac, 2002, in Piroux,
2017, p.6). Kaddouri (2006) explique que l'identité se construit entre
« soi et autrui, entre continuité et changement, entre unité
et multiplicité ». Tenter de comprendre l'identité
professionnelle des enseignants, c'est « tenir compte à la fois
de la position des individus à l'intérieur du champ
institutionnel et de la trajectoire sociale et scolaire antérieure
à l'entrée dans ce champ et surtout de la reconstruction
subjective de cette trajectoire » (Dubar, 1992, p.520 in Bret, 2015,
p.10). Bret, en s'appuyant sur les analyses de Ion et Gohier, explique que les
conditions familiales, biographiques et institutionnelles (accès au
métier, instituts de formation, associations et syndicats) sont d'une
importance centrale dans sa construction, sa légitimation et sa
consolidation (Ion, 1990) qui se réalisent, lors des relations, au
travers de l'identification, « processus par lequel la personne se
reconnaît des ressemblances avec ses différents groupes de
référence [...] et intériorise certains
de leurs attributs ou de leurs caractéristiques »
d'où un sentiment d'appartenance et de l'identisation, « processus
par lequel l'individu tend à se singulariser, à se distinguer des
autres », conduisant à l'autonomie et l'affirmation de soi (Gohier
et al., 2000, pp.118-123).
La fonction identitaire selon Albric « sert à
la construction et au maintien de l'identité d'un groupe social. Chacun
élabore une image de soi en accord avec celle que, selon lui, les autres
lui attribuent » (Cattonar, 2001, p.43). Ce qui rejoint la
définition que donne Dubar de l'identité professionnelle qui
résulte selon lui d'une double transaction : d'une part d'ordre
biographique (projeter un désir de soi, en rupture ou en
continuité) et d'autre part d'ordre relationnel (faire reconnaître
par les autres la validité de l'identité visée par le
professionnel) (Piroux, 2017, p.6). L'enseignant n'a souvent d'autres choix que
de se conformer aux attentes du groupe social qu'il va intégrer.
Néanmoins, la difficulté est de trouver la bonne association
entre la singularité propre à l'enseignant et le groupe social
d'appartenance. Les dynamiques présentes chez l'enseignant le poussent
à développer des stratégies visant à maintenir un
sentiment d'unité et de cohérence. Toutefois, la mutation de la
politique éducative, qui passe d'une « two tracks approach »
(Benoit, 2002, p.67), deux voies de scolarisation distinctes, l'une ordinaire,
l'autre spécialisée, à un « one track approach »
qui consiste à scolariser systématiquement les enfants et
adolescents à besoins éducatifs particuliers dans les classes
ordinaires, peut engendrer des retentissements dans la manière
d'approcher l'enseignement. Les enseignants sont alors confrontés
à bon nombre d'interrogations sur leurs pratiques face à un
métier en pleine mutation et qui ne ressemble probablement pas aux
motivations exprimées lors de leur formation initiale.
3.1.4 : Les PLC et les enseignants
spécialisés de SEGPA , une mutation profonde?
La mission des enseignants, depuis la loi de 2005, influe sur
le vécu identitaire des professionnels. Même si l'enseignant porte
en lui des valeurs éthiques et morales et qu'il pense en toute bonne foi
selon Zaffran « que l'inclusion scolaire est une valeur à
défendre et à promouvoir » (Laville et Saillot, 2019,
p.320), force est de constater qu'entre le dire et le faire, le pas est grand
et questionne les professionnels dans leur identité.
Dans un rapport d'information (Gonthier-Maurin, 2012), le
rapporteur y observe un déplacement du coeur du métier de
professeur, de la transmission du savoir d'un expert en direction d'un novice,
vers une prise en charge élargie d'un élève devenu
singulier au sein d'un groupe classe de plus en plus
hétérogène. Elle constate une crise du métier qui
se traduit par de nombreux
dilemmes, notamment un sentiment d'impuissance, d'une
pression évaluative et de solitude. Le défi de l'école
inclusive interroge aussi sur la professionnalité des enseignants. En
effet, les expériences de terrain menées par des chercheurs et
les analyses qu'ils en font (Crouzier, Goémé et Saint-Denis,
Maroy, Perez, Faure-Brac et Gombert et Roussey, Guillot, Cros et Aubin, Jaboin,
Laville et Saillot, Chevallier-Rodriguez, Delbury, Berzin, Piroux) montrent que
le défi qui attend les professionnels est d'envergure et les freins
et/ou obstacles sont parfois des montagnes infranchissables. En effet, la
politique d'inclusion affecte en profondeur les missions des enseignants.
3.1.4.1 : L'identité professionnelle des PLC
Dans le second degré, depuis le décret du 25
mai 1950, le statut des enseignants n'a pas changé. Or, Torrez constate
une « inadéquation entre un statut inchangé et la
réalité fonctionnelle de leurs missions qui a été
modifiée ». L'incertitude du métier suscite des
interrogations et des angoisses. En effet, l'enseignant « magister »
a disparu au profit de l'enseignant « pédagogue » ou «
réflexif ». Il doit désormais, avec la massification des
élèves, former le « tout venant », instruire les
élèves quels que soient leurs projets et/ou leurs besoins
(Torrez, 2014, p.146). De plus, avec le référentiel de 2015,
commun à tous les enseignants, l'enseignant doit répondre
à d'autres missions toujours plus complexes les unes que les autres.
Désormais il est clairement exprimé que les enseignants doivent
travailler en équipe. Le verbe « coopérer » est
utilisé dans trois compétences et le développement
professionnel y est envisagé comme une démarche individuelle et
collective dans laquelle l'enseignant est invité à s'engager.
Goémé et Saint-Denis (2014) étayent ce
référentiel en nous expliquant que lors de la formation initiale
des professeurs de collège, ces derniers reçoivent une nouvelle
culture à promouvoir, celle de :
Ø pouvoir éduquer tous les
élèves.
Ø favoriser le sens de l'activité plus que le
discours.
Ø concevoir que le métier de l'enseignant ne se
limite pas uniquement à la classe.
Ø penser le métier enseignant comme
exerçant dans un cadre collectif où la responsabilité
éducative est partagée.
donner du temps à la réflexion.
Les lois de 2005, 2013 et 2019 renforcent un sentiment
d'incompétence chez les enseignants qui « naviguent de la
ressemblance à l'étrangeté » (Piroux, 2017, p.8). La
liberté pédagogique qui est le ciment de leur identité
tend à s'amoindrir et on assiste à des tensions entre les
injonctions « verticales provenant de l'institution et les revendications
d'ordre identitaire » (Piroux, 2017,
p.10). Piroux rajoute que « la difficulté pour
l'enseignant dans l'accueil des élèves à besoins
éducatifs particuliers va être d'agréger ses propres
constituants identitaires avec les identités prescrites par les autres
significatifs en désaccord bien que rencontrés dans le même
milieu professionnel de manière à pouvoir établir une
projection de soi, validable par son environnement de travail » (Piroux,
2017, p.7).
3.1.4.2 : L'identité professionnelle des
enseignants spécialisés en SEGPA
Avant toute tentative de définition,
l'intérêt porté aux enseignants spécialisés
quant à leur identité professionnelle est très pauvre dans
la littérature scientifique. Nous n'avons pas trouvé dans nos
lectures scientifiques d'articles parlant de l'IP des professeurs
spécialisés en SEGPA.
Jaboin (2010) nous dit qu'enseigner dans le second
degré pour les professeurs des écoles c'est « endosser un
héritage », celui des pratiques sédimentées et des
valeurs léguées par la tradition de l'enseignement
spécialisé ». Ainsi, dans leurs exigences et leurs
finalités, les enseignements adaptés ne sont pas aussi normatifs
que l'école élémentaire (Jaboin, 2010, p.148).
L'enseignant spécialisé en SEGPA est comme l'élève
de SEGPA, à la « marge » (Benoit, 2021). Bien qu'il soit issu
du premier degré, force est de constater, qu'il ne se revendique ni du
premier degré ni du second degré. Il est à part. Il adapte
les savoirs en fonction de chaque élève, leur redonne confiance,
et est souvent dans la bienveillance. De plus, l'enseignant
spécialisé, comme nous l'avons expliqué en introduction,
porte en lui les principes défendus par les tenants du tout inclusif :
il est habitué à travailler en équipe, à partager,
à ouvrir sa porte aux collègues, à coopérer. Les
enseignants spécialisés « accordent une place de choix
à la classe spécialisée comme lieu de respiration et de
restauration de la confiance en soi » (Mazereau, 2010, p.23). Lorsque la
scolarisation est partielle, c'est toujours le modèle de
l'intégration qui fonctionne pour les enseignants ordinaires qui
accueillent ces élèves. C'est ce que reprochent des chercheurs
comme Puig et Benoit (stage MIN à Suresnes, octobre 2021) qui, pour
défendre une école inclusive, constatent d'une part que la SEGPA
a un fonctionnement intégratif et non inclusif, et d'autre part
reprochent aux enseignants spécialisés une trop grande
bienveillance et des exigences moindres envers le public SEGPA.
Face au paradigme de l'école inclusive, les
enseignants spécialisés voient leur identité
professionnelle se transformer, « se bouleverser mettant parfois à
mal leur expertise supposée. » (Soyez, 2018). Dorison parle d'une
« segmentation des identités professionnelles ». L'enseignant
spécialisé doit donc devenir un levier au service d'un
collège inclusif d'où la nécessité d'un «
transfert de compétences entre les enseignants spécialistes de
leur discipline et des professeurs des
écoles experts dans le traitement de la grande
difficulté scolaire » (Soyez, 2018, p86). Aujourd'hui, avec
notamment la certification CAPPEI, l'expertise de professeur des écoles
spécialisé ne peut plus être circonscrite à son
domaine d'intervention. Sa légitimité repose désormais sur
le repérage, l'identification et l'analyse des besoins éducatifs
particuliers de tous les élèves d'un établissement. Etre
ainsi professeur ressource, c'est d'abord informer, voire former les
équipes pédagogiques de l'établissement pour
répondre aux difficultés rencontrées sur le terrain.
(Soyez, Puig, Benoit, Jellab).
3.1.4.3 : L'enseignant spécialisé : un
empan liminal
L'enseignant spécialisé de SEGPA est un
enseignant du premier degré de part sa formation initiale, toutefois, il
enseigne dans le second degré. Il n'appartient dans les faits, ni au
premier degré, ni au second degré. Il est dans un entre-deux.
Dans sa thèse, Saint Martin (2014) explique l'origine du concept. Le
concept de liminalité est un concept anthropologique
énoncé par Van Gennep sous le terme de liminarité pour
décrire les rites de passage. Le mot vient de l'anglais liminal «
au niveau du seuil », lui même dérivé du latin limen
« seuil » qui désigne le pas de la porte.
Étymologiquement, il renvoie donc à la notion de limite entre
l'intérieur et l'extérieur.
Van Gennep (1909) s'intéresse au déroulement
des rites de passage. Parmi les rites qu'il développe, celui qui nous
intéresse est le rite de marge qui constitue un rite liminaire, un
« entre-deux », dans lequel l'individu se trouve
dépossédé de son statut antérieur, sans en avoir
acquis encore un nouveau. C'est donc la période de tous les dangers : il
flotte entre deux mondes. Ce rite assure un changement d'état ou de
position sociale, en passant par une période où l'individu est
placé en dehors de la société. Il a donc une fonction
d'insertion dans une société donnée, à des moments
particuliers de la vie d'un individu, qui sort d'un monde pour entrer dans un
autre (Saint Martin, 2013, p.18). En 1969, Turner reprend les rites de passage
de Van Gennep et précise l'étape du rite de marge employant les
termes de liminalité et liminarité. Elle se caractérise
par une absence de statut, qui permet le passage d'un statut initial à
un autre plus élevé.
La définition de ce concept nous permettra de mieux
appréhender la situation d'ambivalence qu'entretient le PE
spécialisé de SEGPA entre sa formation initiale et le rôle
qui lui est dévolu dans sa fonction de spécialisé dans le
secondaire. Afin de mieux cerner le rôle du PE spécialisé,
nous devons également définir le concept de bienveillance, terme
récurrent dans le langage de ce dernier.
3.1.4.4 : le concept de bienveillance
Nous tenterons de démontrer dans notre partie analyse que
la bienveillance fait partie inhtégrante des qualités humaines de
l'enseignant spécialisé de SEGPA. Mais que met-on derrière
le
terme de bienveillance ? Les enseignants de SEGPA sont-ils
maternants ou bienveillants ? Selon
Roelens (2019), la bienveillance est pensée comme le
moyen de soutenir le devenir autonome d'un
autrui vulnérable. Roelens
émet une distinction entre « bien veiller, bien veiller sur et bien
veiller
à ». Dès 1830, Guizot, ministre de
l'Instruction Publique, écrit aux instituteurs quant aux relations
qu'ils doivent avoir avec les parents d'élèves,
en leur disant que « la bienveillance y doit présider :
s'il ne
possédait la bienveillance des familles, son autorité sur les
enfants serait compromise, et le
fruit de ses leçons serait perdu pour eux » (P.
Kahn, cité par Roelens, 2019, p.22). Guizot reconnaît
ainsi la légitimité de l'institution mais aussi
de l'action éducative. Mais la bienveillance a
souvent
été dépeinte comme une menace directe ou
indirecte envers l'autonomie individuelle et ses
conditions d'exercice, autrement dit comme une
vulnérabilité en elle-même. Aldo Naouri,
pédiatre,
nous dit que la bienveillance n'est que le masque d'une «
sollicitude maternelle sans borne qui
permet de satisfaire
l'intégralité des besoins et des désirs et qui
provoquerait chez l'individu la
fixation au stade infantile ». Donc l'absence
d'autonomie, au contraire de l'école traditionnelle qui se veut plus
stricte avec un nombre important de limites. Eirick Prairat critique cette
thèse en disant que la bienveillance n'est pas complaisance (ibid,
p.25).Roelens en vient à définir ses trois notions afin de
définir précieusement le concept de bienveillance.
Bien veiller :
Il s'agit tout d'abord de se donner les moyens de percevoir les
vulnérabilités de l'autre. Cela implique de la présence,
« art d'être présent, [...] disponible [...], impliqué
», prêt à donner «de son énergie, de sa patience,
de son savoir-faire, de son expérience » , ainsi que de
l'attention, ce qui signifie à la fois se soucier de ce que peuvent
être les besoins des autres et prendre conscience des siens. Il s'agit
ensuite de construire le socle d'un agir pertinent et non contre-productif
quant à l'autonomie d'autrui. (ibid, p.28)
Bien veiller sur :
Inscrire les rapports interindividuels dans une double
logique de prendre soin de l'autre et d'avoir soin de la relation avec l'autre,
au sein d'un processus d'accompagnement et de protection de l'autonomie
individuelle. Bien veiller sur l'autre implique d'être en relation avec
lui et avoir soin de la relation avec lui. Il témoigne d'une
volonté de trouver, dans toute médiation culturelle et
symbolique, une position d'équilibre qui permet, lorsqu'on s'adresse
à quelqu'un, de pouvoir à la fois « garder le contact,
conserver la confiance » et en même temps « le respecter dans
son identité
et son intimité, [...] maintenir une distance
symbolique qui est toujours pour lui une distance protectrice » (Ibid,
p.29)
Bien veiller à :
L'autonomie individuelle se déploie dans un temps
où elle est inscrite et dans un monde où l'individu doit se
diriger. Si la bienveillance vise à étayer l'autonomie
individuelle d'autrui, celle-ci ne peut s'envisager sans la transmission d'un
certain nombre de savoirs et leur compréhension, par l'appropriation
singulière d'un héritage.
3.1.4.5 : L'identité du nouvel enseignant
spécialisé
Puig (2021) défini le nouvel enseignant
spécialisé, titulaire du CAPPEI ainsi : Il est une personne
ressource pour l'éducation inclusive :
Ø Comprend et peut appliquer la politique inclusive.
Ø A une connaissance des partenaires de l'école et
des ressources de son environnement.
Ø Sait travailler avec les familles.
Il est à même de mobiliser une connaissance
approfondie des besoins particuliers et des réponses pédagogiques
:
Ø Expertise didactique.
Ø Expertise méthodologique.
Ø Expertise pédagogique,
psycho-neuro-cognitiviste.
Il professionnalise son adaptation à divers types de
dispositifs et de configurations.
Quel est le profil de l'enseignant inclusif ? (Source :
EuropeanAgency for SpecialNeedsand Inclusive Education 2021)
Ø Il valorise la diversité des apprenants : les
différences entre les élèves constituent une ressource et
un atout pour l'éducation.
Ø Il accompagne tous les apprenants.
Ø Il travaille avec les autres : collaboration et
travail en équipes sont des approches essentielles pour tous les
enseignants.
Ø Il poursuit sa formation professionnelle personnelle
continue.
3.2 : Question directrice pour le mémoire et
hypothèses
Afin de comprendre l'évolution des identités
professionnelles des acteurs travaillant en SEGPA, notre démarche sera
à la fois herméneutique, nous donnerons du sens
aux faits, aux événements, aux comportements et aux pratiques et
praxéologique, nous explorerons les possibles pour
agir, pour modifier les actions et les pratiques quotidiennes.
Pour aller dans le sens de l'inclusion définie par les
textes institutionnels, la SEGPA qui porte en elle les stigmates de
l'étiquetage et de la stigmatisation questionne. Des
expérimentations sont menées pour inclure les 6èmes
pré-orientés SEGPA dans des classes de référence en
ordinaire. Dès lors, le devenir des enseignants
spécialisés et des professeurs de collège accueillant ces
élèves à besoins éducatifs particuliers est
interrogé.
Au regard du paradigme inclusif et de sa complexité
sur les acteurs professionnels, la problématique de notre mémoire
sera de répondre à la question suivante :
En quoi le fonctionnement de la SEGPA avec le
rôle des professeurs des écoles spécialisés
traduit-il les objectifs d'une école inclusive?
Pour répondre à cette question, nous allons
mettre en place une démarche élaborée à partir de
questionnaires et d'entretiens puis d'analyses. Deux analyses
systémiques retiendront notre attention :
Ø Une analyse systémique de la SEGPA
Ø Une analyse systémique des acteurs qui
interviennent en SEGPA : nous nous demanderons si les PE14
spécialisés vivent une crise identitaire ou si cette crise
identitaire existe, concerne t-elle tous les autres acteurs ?
3.3 : Les hypothèses
Afin de répondre à la question, nous formulerons
trois hypothèses :
Ø Hypothèse n°1 : Compte
tenu des principes de l'école inclusive, la SEGPA dans son
fonctionnement est à considérer comme un modèle pour les
enseignants du collège.
Ø Hypothèse n° 2 :
Malgré une formation initiale commune, les PE spécialisés
se situent dans un entre-deux.
14 PE : Professeur des Ecoles
Ø Hypothèse n° 3 :
L'inclusion doit être réfléchie et anticipée et pas
à n'importe quel prix.