SECTION II. L'OMC, UNE ORGANISATION GENERATRICE DE
FRUSTRATIONS MULTIDIMENSIONNELLES
Depuis quelques années déjà, l'OMC est
décidemment bien dans la tourmente. Une partie importante de l'opinion
publique internationale estime que les errements de l'Organisation au cours de
ces deux décennies d'existence ont fini par avoir raison de ses
ambitions nobles. Depuis Seattle195 en 1999, les rangs de
détracteurs ne cessent de grossir. Aux nombres de ceux-ci, l'on retrouve
de plus en plus des politiques, des économistes chevronnés, des
universitaires, des personnalités de tout premier plan, des leaders
d'opinions, des membres d'ONG, des think tank,196 etc.
Cependant, parmi les contestations les plus marquantes, l'on retiendra d'une
part, la contestation politique portée le plus souvent par les Etats
membres et plus largement par les entités intergouvernementales
(§ 1) et d'autre part, les critiques sociales et
économiques généralement exprimées par les acteurs
non gouvernementaux (§ 2).
§1. LA DIMENSION POLITIQUE DE LA FRUSTRATION
Une grande partie des débats publics et des
commentaires inhérents aux activités de l'OMC se polarise sur ce
qui est perçu comme une aliénation de la souveraineté des
Etats (A). A cela s'ajoute une autre facette de la critique
qui est, quant à elle, axée sur l'idée d'un manque de
démocratie dans le fonctionnement de l'Organisation
(B).
A. Une critique liée à
l'aliénation de la souveraineté des Etats
Déjà, il faut noter qu'à part le Fond
monétaire international (FMI) et la Banque mondiale qui sont de
facto des organisations internationales contraignantes, l'OMC, en plus
d'être déjà
195 Conférence ministérielle tenue sous la
bannière de l'OMC qui a pour la toute première fois
enregistré des manifestations importantes contre l'OMC entraînant
la suspension des travaux.
196 Un think tank est un groupe de réflexion
ou un laboratoire d'idée, en général une structure de
droit privé indépendante de l'Etat ou de toute autre puissance,
en principe à but non lucratif, regroupant des experts.
L'activité principale est la production des études le plus
souvent dans les domaines des politiques publiques et de l'économie. On
citera par exemple le Mouvement pour une organisation mondiale de l'agriculture
(MOMAGRI) qui réunit les responsables du monde agricoles, des secteurs
de la santé, du développement, etc.
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contraignante au plan de la réglementation, est aussi
munie d'un tribunal tout autant contraignant : l'ORD197. Ainsi, au
cours d'une procédure de règlement de différends, il
arrive qu'un moyen tiré de la violation par une norme législative
de nature économique ou commerciale soit invoquée comme moyen de
défense à l'encontre d'un Etat. Ce peut être aussi bien le
cas, à l'inverse, lorsqu'un texte interne venant en appui à un
moyen de défense est jugé incompatible avec une obligation prise
dans le cadre de l'OMC198. Dans ces cas de figure, l'Etat
concerné, sous peine de sanction, est dans l'obligation d'opérer
une modification, un retrait voire une suppression du texte incriminé de
son ordonnancement juridique, dans le but de le rendre conforme à
l'ordre établi par le système commercial multilatéral. A
ce propos, le système de réglementation ainsi que les
mécanismes de régulation de l'OMC peuvent apparaître comme
une menace au libre choix des Etats et par conséquent être
perçus comme une aliénation de leur
souveraineté199. Ce raisonnement qui revient
régulièrement fait des adeptes parmi les Etats membres en
particulier, les PED pour lesquels il y a manifestement un lien évident
entre l'activisme excessif de l'OMC et l'atteinte à leur
souveraineté. Aussi certains en viennent-ils à dénoncer
l'impérialisme de l'Occident à travers les normes de l'OMC.
Néanmoins on peut se poser la question de savoir si ces
craintes sont réellement fondées. Pour une partie de la doctrine
ces appréhensions sont tout à fait
justifiées200. Ces auteurs pointent
régulièrement du doigt l'instrumentalisation de l'OMC par les
multinationales, une situation qui représente indéniablement un
danger pour les politiques intérieures des Etats et par-delà, une
menace pour leurs souverainetés201. En effet, durant ces deux
décennies d'existence de l'Organisation, il s'est déjà
produit que de grandes entreprises qui s'estiment lésées par la
législation d'un Etat étranger entreprennent un lobbying
frénétique auprès des Etats puissants pour qu'ils
intercèdent en leur faveur dans les négociations. L'affaire
des
197 Ainsi, conformément à sa volonté de
faire prévaloir le droit de l'OMC, l'Organe de règlement des
différends de l'OMC (ORD) a par exemple rejeté l'argument de
l'Europe basé sur le « principe de précaution
» pour imposer son argumentation scientifique afin de justifier
l'érection ou non de barrières au commerce.
198 WT/DS26/AB/R Communautés européennes
- Mesures communautaires concernant les viandes et les produits
carnés (Plainte des États-Unis) (1998), OMC Doc.
(Rapport de l'Organe d'appel) [Hormones].
199 Le concept de souveraineté, est définit
comme la puissance suprême (suprema potestas) de gouverner, de
commander de décider et qui, liée à l'apparition de l'Etat
moderne est indépendante de celui-ci. Voir Jean
SALMON, Dictionnaire de droit international public, Bruylant,
Bruxelles, 2001, p.1045 Il induit à cet égard, comme l'estimaient
Jean COMBACAU et Serge SUR, la non-soumission à une autorité
supérieure, le fait de n'être le sujet (au sens d'assujetti)
d'aucun sujet de droit international (au sens de personnalité
juridique). Voir Jean COMBACAU et Serge SUR, Droit
international public, 4 e éd., 1999, p.227.
200 Chloé MAUREL, Géopolitique
des impérialismes, op.cit., p. 175.
201 Idem.
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boeufs aux hormones,202 en est ainsi une
parfaite illustration car en l'espèce, il ne fait aucun doute que la
plainte des États-Unis contre la législation sanitaire
européenne n'est que la résultante de pressions diverses
émanant de grands groupes alimentaires comme Monsanto203 et
Cargill204. On voit bien qu'il en résulte ainsi des effets
pervers qui découlent d'une instrumentalisation de l'OMC. Comme le
soulignait déjà Virgile PACE au début des années
2000, « les grandes multinationales sont tentées de se servir
de l'OMC, via les Etats pour faire valoir leurs intérêts
privés. Il y a là un danger qui ne doit pas être
sous-estimé. Les Etats sous pression des lobbies peuvent être
amenés à utiliser le mécanisme de règlement des
différends de l'OMC pour s'attaquer à des législations
étrangères qui ne servent pas les intérêts des
grands groupes privés.»205 Cette situation traduit
la forme typique de l'aliénation des souverainetés
étatiques à l'OMC.
En définitive, dès lors qu'ils
considèrent qu'il y a une atteinte à leurs droits nationaux et
donc à leur souveraineté, bien de gouvernements n'hésitent
plus à dénoncer le fait que peu à peu leurs Etats perdent
les leviers du pouvoir de choisir eux-mêmes les orientations et les
priorités de leurs politiques économiques. A cet égard,
ils ne s'empêchent donc plus de hausser le ton contre l'OMC. Si cette
contestation autrefois paraissait bénigne au nom de l'autolimitation
triomphant206, désormais elle se fait ouvertement entendre et
amplifier autant par les milieux politiques207 que par les
médias. A ce propos, on a noté des protestations
réactionnaires quasiment à chaque fois que l'OMC engage une
procédure de mise en conformité à l'encontre d'un Etat. Le
Rapport de 2005 du Conseil consultatif mentionnait ainsi qu'il y a eu
littéralement des dizaines de procédures de règlements de
différends
202 Voir l'affaire Communautés européennes
- Mesures communautaires concernant les viandes et les produits
carnés (Plainte des États-Unis) (1998), OMC Doc.
WT/DS26/AB/R et WT/DS48/AB/R (Rapport de l'Organe d'appel)
[Hormones].
203 MONSATO est une multinationale américaine
spécialisée dans les biotechnologies agricoles, mais aussi
présente sur les marchés de semences, des produits et des
organismes génétiquement modifiés (OGM).
204 CARGILL est une entreprise américaine
spécialisée dans la fourniture d'ingrédients alimentaires
et dans le négoce des matières premières.
205 Vigile Pace : « Cinq ans après sa mise en mise
en place : la nécessaire réforme du mécanisme de
règlement des différends de l'OMC» R.G.D.I.P, 2000,
p. 616.
206 La doctrine de l'auto-limitation dispose qu'il n'y a pas
d'atteinte à la souveraineté lorsque l'Etat se soumet
volontairement à l'ordre international. A noter que cette doctrine
demeure majoritaire en droit international public et est incarnée par
d'illustres internationalistes tels que JELLINECK. Voir Georg
JELLINECK, L'Etat moderne et son droit,
Panthéon-Assas, 2004, p.130 et ss. Mieux encore, confortée
par le principe de subsidiarité, cette doctrine a intégré
le droit positif depuis qu'elle a reçu l'onction du juge international
en 1927 dans l'affaire du Lotus, arrêt no 9
série A, CPIJ Rec. 1927.
207 Arnaud MONTEBOURG, Votez pour la
démondialisation !, Flammarion, Paris, 2011, p.5 et ss. Voir de
même Jacques SAPIR, La Démondialisation,
Le Seuil, Paris, 2011. De même, « America first!»
signifiant littéralement «Les Etats-Unis d'abord ! » fut le
programme qui a récemment porté le candidat TRUMP au pouvoir aux
Etats-Unis. Ce programme qui s'articule autour du concept de «
patriotisme économique », de la relocalisation des
entreprises n'est que l'expression d'un protectionnisme qui fait
désormais recette dans les milieux politiques de par le monde.
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soumises à l'OMC dans lesquelles l'idée de
souveraineté a été invoquée lorsqu'il fallait
appliquer divers normes conventionnelles aux mesures prises par les Etats
membres208.
Aussi faut-il se rendre à l'évidence que de
telles frustrations qui sont en amont de contestations paraissent dès
lors très préoccupantes209 pour le futur de
l'institution. Tout comme l'est la critique axée sur l'idée de
l'absence de la démocratie.
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