2- REVUE DE LA LITTERATURE.
Si les clarifications conceptuelles participent de la
compréhension de la question de recherche, il va de soi que la revue de
littérature permet de rendre compte des productions intellectuelles en
vue de la rendre plus aisée. Encore appelée
l'«état des connaissances sur le sujet»28,
elle permet de jeter les bases d'une interrogation pertinente et susciter
l'interrogation formulée sur le sujet porté à
l'étude. La revue de littérature permet d' «
identifier les acteurs, les ouvrages et les articles scientifiques qui ont
façonné la connaissance dans la discipline donnée sur un
sujet précis »29.
Dans le cadre de notre étude, la revue de la
littérature repose sur le débat théorique qui oppose deux
courants dans la définition des politiques publiques spécifiques
à la diversité comme réponses aux processus de
construction de la paix d'une part, politiques publiques qui doivent
nécessairement faire intervenir des critères
complémentaires d'autre part.
La première approche refute la prise en compte des
composantes de la diversité au sein des Etats à configuration
plurale et muticulturelle en vue de la construction du living
together. Elle est défendue par des auteurs tels que Maurice KAMTO,
Selim ABOU et Joseph MAILA, Léopold DONFACK SOKENG, Jean de Noël
ATEMENGUE et François THUAL. Ce dernier s'intéresse à une
typologie particulière des conflits liés à la
diversité, les conflits dits identitaires.
Pour Maurice KAMTO, le renouvellement de la forme de l'Etat en
Afrique impose systématiquement un dépassement politique des
particularismes et des singularités30. Selon cet auteur, la
nation est un cadre d'homogénéité exalté par
l'Etat-nation dans lequel les individus doivent perdre leurs identités
locales ou paroissiales pour s'identifier à elle. Toute tentative de
définition ou de représentation de composantes sociologiques tant
au niveau local que national, en l'occurrence des groupes
considérés comme minorités ethniques lui apparait
périlleuse et hasardeuse comme aventure. L'amenagement d'un
régime spécial en faveur des minorités
28 Omar AKTOUF, Op. Cité.
29 Guy BEDARD, Lawrence OLIVIER et Julie FERRON,
L'élaboration d'une problématique de recherche, sources,
outils et méthodes, L'Harmattan, 2005, P.10.
30 Maurice KAMTO, « Crises de l'Etat et
réinvention de l'Etat en Afrique » in l'Afrique dans un monde
en mutation : Dynamiques internes et marginalisation internationale,
Février 2010, P90.
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Les politiques publiques de gestion de la diversité
culturelle dans les processus de construction de la paix en Afrique centrale
ethniques reviendrait à consacrer une «
dictature de l'ethnie ». Il rajoute par ailleurs qu'« une
telle dictature serait d'autant plus redoutable qu'elle se construirait autour
d'un critère bio-culturel », car la « traduction
politique des droits des minorités pourrait aboutir à une
perversion de la démocratie». Dans son processus de
défiguration et de démolition méthodique de ce que
lui-même qualifie de « l'application du droit des peuples comme
principe démocratique dans un Etat multiethnique
»31, il semble urgent que le respect des individus et des
peuples dans leur singularisme et particularisme ne puisse s'assimiler à
la production des politiques publiques spécifiques à la
différence sans baffouer la démocratie en ce qu'elle a de
fondamentale.
L'ouvrage collectif Dialogue des cultures et
résolution des conflits: Les horizons de la paix32, paru
sous la direction de Selim ABOU et Joseph MAÏLA relève que
l'introduction brutale et hâtive de la notion de
«minorité» au sein du corpus social des Etats
africains et de l'Europe ex-communiste notamment traduit la crise du
modèle classique d'intégration qui ne semblait souffrir d'aucune
contestation jusqu'à lors. Or l'affirmation de la protection des
minorités en tant que mode de gestion sociopolitique de la polis
mène à des conséquences tant au plan politique qu'au
plan juridique. Pour ces auteurs, la protection des groupes dits
minorités ethniques aurait pu à l'avenir justifier un «
droit à l'enfermement », un « droit à
l'oppression », et un « droit à la mort »,
causes profondes des conflits et des luttes de pouvoir
génératrices d'effets pervers et d'affrontements incivils qui
remettent en question les bases de l'avènement d'une vie politique et
sociétale pacifiée.
S'interessant particulièrement aux enjeux de la
diversité culturelle au Cameroun, Léopold DONFACK SOKENG
présente l'ingénierie constitutionnelle de 1996 dans la
protection et la prise en compte de toutes les composantes socio-ethniques au
niveau local et national comme un fait original33. Si pour cet
auteur le fait est original et innovateur, il serait aussi important de relever
que par de telles dispositions, le pays semble avoir amorcé le virage
31 Maurice KAMTO, « Le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes : Entre fétichisme idéologique et
glissements juridiques » in Annuaire africain de droit international,
Vol. 14, n°1, PP.219-243.
32 Selim ABOU et Joseph MAILA, Dialogue des cultures et
résolution des conflits: Les horizons de la paix, Presses
Université Saint-Joseph, Beyrouth, Octobre 2004.
33 Léopold DONFACK SOKENG, « Le droit des
minorités et des peuples autochtones », Thèse non
publiée pour le doctorat en droit, Université de Nantes, 2001.
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Les politiques publiques de gestion de la diversité
culturelle dans les processus de construction de la paix en Afrique centrale
conduisant vers le ghetto des particularismes et des
provincialismes culturels. Cela semble d'autant plus vrai lorsque l'on sait que
ces derniers, quoiqu'ils soient bel et bien révélateurs de
l'identité culturelle nationale, n'apparaissent pas moins comme des
limites à l'expression de la démocratie libérale et
pluraliste. Car, non seulement l'on ne voit pas clairement en quoi la
présence des minorités constitue une garantie irréfutable
de la préservation des droits ou de l'identité des populations,
mais encore elle est porteuse de ségrégation et vise plutôt
à aiguiser des sentiments d'égoïsme des groupes sociaux.
De la même manière, Jean de Noël ATEMENGUE
dans ses travaux esquisse une vision déplorable de la mise en oeuvre de
la protection et la prise en compte de toutes les composantes socio-ethniques
et culturelles particulièrement celles considérées comme
groupes minoritaires34. Tout en stigmatisant cette pratique, cet
auteur dénonce toutes les politiques ou mécanismes visant
à assurer la promotion et la protection des groupes dits minoritaires.
Selon lui, de telles politiques parce que porteuses de discrimination,
d'exclusion et de cristallisation des replis identitaires au sein de l'espace
national seraient susceptibles de troubles et conflits.
Pour François THUAL, les tensions et les conflits
reposent sur une dynamique psychologique des peuples et des communautés.
Ces crises ne sont pas nécessairement ancestrales ou inévitables,
car ces conflits résultent principalement des dicriminations et des
blessures du « narcissisme collectif » liées à
l'identité de certains segments sociaux35. Dans cette
optique, on ne peut comprendre les «dynamiques nationalitaires»
du vivre-ensemble qu'en les analysant à partir des
significations majeures sociales renvoyant à la construction d'un
équilibre excluant le modèle de la « paix par la force
». L'auteur préconise la mise en place de technologies
pré-conflictuelles, conflictuelles ou post-conflictuelles au sein des
Etats qui puissent prendre en considération une stratégie
d'ensemble, à même d'intégrer des politiques toutes aussi
efficaces sur la sécurité, l'économie, et le
développement tout en tablant sur une instauration de la
démocratie, les droits de l'homme, et la coopération
juridique.
34 Jean de Noel ATEMENGUE, «La protection des
minorités et la préservation des droits des populations
autochtones au Cameroun. Une analyse prospective», Revue de droit
international et de Droit comparé, n°1, PP. 5-42, 2003.
35 François THUAL, Les conflits identitaires,
Paris, Ellipses, 1995, p. 6, et «Du national à l'identitaire.
Une nouvelle race de conflits » (b), Le débat, n° 88, 1996,
PP. 162-170
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Les politiques publiques de gestion de la diversité
culturelle dans les processus de construction de la paix en Afrique centrale
Au demeurant, les arguments évoqués par les
tenants de la première approche témoignent à suffisance de
leur volonté de combattre toute initiative sociopolitique de mise en
oeuvre des politiques spécifiques à la diversité par la
prise en compte de la citoyenneté multiculturelle ou multi-ethnique. De
tels arguments sont plus révélateurs des préjugés
qui hantent leurs analyses sur la question des minorités notamment.
À ces positions tranchées des différents auteurs ainsi
repertoriés, une seconde approche soutient que des politiques publiques
spécifiques à la diversité constituent des réponses
adaptées aux nombreuses crises et tensions qui traversent les
sociétés plurales et multiculturelles. Cette approche beaucoup
plus inclusive du vivre-ensemble va émerger de la posture de James
MOUANGUE KOBILA, Luc SINDJOUN, Christine INGLIS, Sophie BESSIS, Sally HOLT,
Carlos MILANI et Ali DEHLAVI, ou au sein des organisations internationales
telles que l'UNESCO.
James MOUANGUE KOBILA tout en se démarquant de
l'approche libérale de la citoyenneté prend le contrepied des
courants plus haut présentés. Dans son analyse, cet auteur pose
les dangers auxquels s'exposerait toute société qui adopte des
politiques uniformisatrices de gestion de la diversité, et de la prise
en compte des minorités36. Prennant en exemple le cas du
Cameroun, il entend apporter la preuve de « la réduction des
tensions interehniques ou interraciales » du fait de la prise des
différentes composantes socio-culturelles dans le dessein de la
« construction d'un minimum de compréhension mutuelle et de
coopération entre les minorités, les peuples autochtones et les
groupes plus nombreux ou majoritaires ». Pour lui, « le
danger le plus inquiétant qui subsiste est celui de l'éradication
despotiques des groupes intermédiaires par une
homogénéisation nationale à marche
forcée».
Luc SINDJOUN quant à lui pose qu'une bonne
intégration et une bonne prise en compte de toutes les composantes
socio-ethniques laissent entrevoir des implications telles que : La lutte
contre les inégalités et la reconnaissance de
l'égalité entre personnes d'une part, et d'autre part, le respect
de l'appartenance des individus à des communautés. Pour
l'éminent professeur camerounais, les sociétés
marquées par le pluralisme ethnoculturel restent influencées par
les interactions que se construisent les différentes communautés
qui les constituent. Il fait remarquer que la gestion des affaires publiques et
le déroulement du jeu politique local et national doivent se faire
suivant un modèle consensuel et démocratique. Afin
d'éviter toute
36 James MOUANGUE KOBILA, « La protection des
minorités et des peuples autochtones au Cameroun », Danoia, 2009,
P220.
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Les politiques publiques de gestion de la diversité
culturelle dans les processus de construction de la paix en Afrique centrale
politique à somme nulle, l'on devrait prendre en compte
toutes les composantes socio-ethniques, aussi bien dans la gestion
administrative que dans le jeu électoral. Par cette prise en
considération des minorités ethniques dans la participation au
gouvernement et au jeu politique, on aura une implication différentielle
qui relève davantage de l'association au pouvoir que du partage du
pouvoir comme étant au fondement de l'égalité politique
réelle et de la loi de la majorité37.
Christine INGLIS dans une réflexion intitulée
« Multiculturalisme: Nouvelles réponses de poltiques publiques
à la diversité »38 examine le fonctionnement
des politiques multiculturelles et en évalue le potentiel pour les
pouvoirs publics qui ont à gérer la diversité. L'auteure
remarque que la « redécouverte » de
l'ethnicité et des identités culturelles a fait prendre
conscience de la nécessité de gérer la diversité
ethnique et culturelle en mettant en oeuvre des politiques qui encouragent
à la fois la contribution et l'accès des groupes ethniques et
culturels minoritaires aux ressources de la société, tout en
maintenant l'unité dans la grande majorité des
sociétés modernes et contemporaines. Avec la fin de la guerre
froide et la mise en oeuvre d'un nouvel ordre international, les revendications
identitaires de nature ethnique, religieuse et culturelle sont des
séries de faits susceptibles d'aboutir à des situations
conflictuelles et à des tragédies comme celles qui ont eu cours
au Rwanda. Pour l'auteure, le multicultiralisme loin de constituer une
«exclusion active et indirecte» de quelques groupes et
communautés sociaux, économiques et culturels permet d'apporter
des solutions démocratiques aux problèmes que suscite la
diversité de par les avantages et les mécanismes institutionnels
spécifiques qu'il contient.
Sophie BESSIS dans une analyse intitulée « de
l'exclusion sociale à la cohésion sociale »39 soutient
que les sociétés plurales sont celles où la dialectique de
l'un et du multiple est instable et l'équilibre précaire. C'est
la raison pour laquelle la violence entre les groupes est
généralement une variable d'analyse de ce type de
société. L'on doit cependant reléver que les
37 Luc SINDJOUN, « La démocratie plurale est-elle
soluble dans le pluralisme culturel? Eléments pour une discussion
politiste de la démocratie dans les sociétés plurales
», Afrique politique, 2000.
38 Christine INGLIS, « Multiculturalisme: Nouvelles
réponses de politiques publiques à la diversité, in La
gestion des transformations sociales », Document de Politiques sociales du
Most numéro 4, 1995.
39 Sophie BESSIS, « De l'exclusion sociale à la
cohésion sociale in La différenciation des régimes de
croissance: Réseau, histoire et observation des transformations sociales
», Presses Universitaires de Grenoble, 1995.
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Les politiques publiques de gestion de la diversité
culturelle dans les processus de construction de la paix en Afrique centrale
sociétés multiculturelles peuvent devenir
pacifiques lorsque chaque groupe social se sent impliqué dans la gestion
publique. Cela est d'autant plus vrai que dans ce contexte, la
démocratie dans les sociétés plurales traduit une
situation où les groupes sociaux en interaction jugent la coexistence
moins coûteuse que la destruction mutuelle. Le multiculturalisme
constituerait ainsi la recherche des solutions démocratiques de
politiques publiques à la diversité culturelle et ethnique.
Cette idée est ardemment reprise par Sally HOLT selon
qui, « regardless of the level of a country's development, the nature
of its political system or whether it is essentially peaceful or, on the brink
of (or in the midst of) violent conflict, diversity issue requires proactive
management in policy, legislation and practice for both principled and
pragmatic reasons [...] A pattern of peaceful enforced domination of one group
by another is particularly prone to breakdown»40.
Pour Carlos MILANI et Ali DEHLAVI dans une reflexion
intitulée La globalisation, les transformations sociales et les
stratégies de gestion de la diversité »41,
l'analyse profonde des interactions au niveau des individus dans ce monde sans
frontières rend la gestion des problématiques interculturelles
encore plus nécessaire et digne d'attention. Le domaine de la gestion
des différences peut devenir un outil précieux pour aider
à trouver la bonne mesure entre le « global » et le
« local », tout en minimisant les risques. Etant une
donnée aisément manipulable, la diversité selon ces
auteurs renvoie à toutes sortes de reférents subjectifs et
passionnels pouvant se prêter à la récupération dans
une période de superposition des images, des mondes et des
représentations, d'où la nécessité de lui assurer
une gestion qui soit des plus démocratiques. C'est le prix à
payer pour parvenir à des sociétés au sein desquelles
règne une forme de cohésion et d'harmonie certaine.
L'UNESCO concrétise cet idéal de concilier le
respect de la diversité avec le souci de la cohésion sociale et
la promotion des normes et valeurs universelles. Dans sa Déclaration
universelle sur la diversité culturelle, l'UNESCO affirme sans
détour en son article 2: «Dans nos sociétés de
plus en plus diversifiées, il est indispensable d'assurer une
interaction
40 Sally HOLT, « Diversity management and conflict
prevention » in Contemporary challenges in securing Human Rights.
41 Carlos MILANI et Ali DEHLAVI, « La globalisation, les
transformations sociales et les stratégies de gestion de la
diversité » in Projets de recherche sur le Programme MOST, Document
UNSECO, 1996.
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Les politiques publiques de gestion de la diversité
culturelle dans les processus de construction de la paix en Afrique centrale
harmonieuse et un vouloir vivre-ensemble de personnes et
de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles,
variées et dynamiques. Des politiques favorisant l'intégration et
la participation de tous les citoyens sont garantes de la cohésion
sociale, de la vitalité de la société civile et de la paix
». Elle souligne dans son Acte constitutif le dessein de «
féconde diversité » des cultures et en fait son
principe le plus élevé dans la chaîne de la
«solidarité intellectuelle et morale de
l'humanité»42.
Notre travail s'inscrit dans cette seconde approche qui vient
d'être présentée. Plus concrète, elle rompt en effet
avec la spéculation normative qui a longtemps existé autour de la
gestion de la diversité culturelle au sein des sociétés
africaines contemporaines. D'une valeur incontestable, elle nous permet de
repenser et interpeller en de termes différents et inclusifs la gestion
de la diversité comme panacée à des tensions et crises
persistantes dans la sous-région Afrique Centrale. Les transformations
récentes, l'évolution des idées et des mentalités
en font un enjeu essentiel qui se greffe à un idéal de living
together tant souhaité que désiré. Cela soutend que
la diversité culturelle doit être gérée à
l'intérieur de nos sociétés elle-mêmes, de sorte que
des politiques publiques puissent soutenir de telles logiques.
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