CHAPITRE 1 : L'IDENTIFICATION DES DROITS REELS DE
JOUISSANCE DES TERRES SUSCEPTIBLES DE GARANTIE
Un droit réel, jus in re en latin, est un
droit qui porte directement sur une chose et procure à son titulaire
tout ou partie de l'utilité économique de cette
chose48. Le droit réel est très souvent
opposé au droit de créance considéré comme
un droit personnel en vertu duquel une personne nommée
créancier peut exiger d'une autre nommée débiteur
l'accomplissement d'une prestation de donner, de faire ou de ne pas
faire49. Pourtant, il reste admis de nos jours que les
frontières entre les deux notions deviennent de plus en plus floues du
fait qu'il y a des droits mixtes comme les obligations dites
réelles50. Et même, les droits réputés
pour être personnels, comme les baux, empruntent plutôt beaucoup
aux caractères des droits réels51, si certains ne sont
pas expressément considérés comme tels52. La
question qui se dégage en rapport avec la garantie est celle de savoir
si tous les droits réels sont donc susceptibles de constituer garantie.
Pour le droit réel par excellence qu'est le droit de
propriété, la question ne se pose guère.53
S'agissant des autres droits réels qui procurent une
utilité économique particulière à leurs titulaires,
la question reste posée. Ceci dans la mesure où sur une seule et
même chose, les droits appartiennent à deux ou plusieurs
personnes. C'est dire qu'une seule chose se trouve dans des patrimoines
distincts à travers le mécanisme de distribution des
prérogatives de propriété, selon les proportions
prévues par la loi, décidées en justice ou plutôt
convenues entre les parties. Comme évoqué ci-haut, les droits sur
la chose consistent soit dans le droit de jouir comme simple usage ou de
percevoir les fruits, soit dans le droit de disposer.
48 G. CORNU (Sous la direction de), Vocabulaire
Juridique, op. cit., p.873
49 Idem, p.285
50 SCAPEL, La notion d'obligation
réelle, PUAM, 2002
51 J.-B. SEUBE, « Le droit des biens hors le Code
civil », Les Petites Affiches, 15 juin 2005, n° 118.4.
52 Des auteurs français évoquent
notamment à ce sujet ce qui suit : « certains textes
confèrent expressément au preneur un droit réel : tel est
le cas du bail emphytéotique, du bail à construction, du bail
à réhabilitation, mais aussi du bail à domaine
congéable, du bail à complant, de la concession d'exploitation
d'une mine ou de la concession immobilière. » TERRE F. et
SIMLER Ph., Droit civil. Les biens, 9e éd, Paris,
Dalloz, 2014, n°928
53 Non seulement la propriété
elle-même peut être utilisée comme garantie à travers
les mécanismes de réserve ou de cession de
propriété mais également à travers celui du
crédit-bail. Aussi, la chose sur laquelle porte le droit de
propriété peut elle-même être objet de garantie
(l'hypothèque porte sur l'immeuble, le gage sur les meubles corporels,
le nantissement sur les meubles incorporels,...) et les formes variées
de propriété comme la copropriété sont objet de
garantie.
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Jouissance des terres et garantie
Le titulaire du droit de disposer54 est
propriétaire et dans ce cas, il est considéré que l'objet
lui appartient et il le met en garantie comme tout propriétaire. Le
titulaire du droit de jouir par contre tire simplement une utilité d'une
chose appartenant à autrui. Cette utilité, et non pas des
moindres, représente une valeur qui peut servir de base à la
constitution d'une garantie, son droit ne pouvant être en concurrence
avec celui du propriétaire. Mais les rapports entre les deux peuvent ne
pas faire admettre la constitution des garanties, l'aliénabilité
étant la condition des garanties. Les droits réels de jouissance
des terres admis comme objet de garantie sont quelques démembrements du
droit de propriété (Section 1) non frappés de condition
d'inaliénabilité. Au Cameroun, une forme particulière de
reconnaissance des droits réels sur les terres s'est
développée, il s'agit des droits en vertu des concessions,
autorisations et des baux sur les domaines. Ces droits réels de
jouissance des terres peuvent également faire l'objet de garantie, ce
sont des droits réels spéciaux (Section 2) quelques fois sujets
à condition.
SECTION 1 : LES DEMEMBREMENTS DE LA PROPRIETE
IMMOBILIERE CONFERANT JOUISSANCE ADMIS COMME OBJET DE GARANTIE
La jouissance des terres s'envisage dans le cadre de cette
étude hors du cadre de jouissance propre à une personne sur des
terres objet de son droit de propriété. Le propriétaire ne
peut constituer en son nom un droit réel distinct de son droit de
propriété et l'affecter exclusivement à la garantie sauf
si cela est envisagé dans le cadre de création des
sociétés avec apport en nature du droit de jouissance. Dans ce
dernier cas, le droit réel de jouissance entre dans un patrimoine
distinct, celui de la société en question, et il peut constituer
un objet de garantie. Les droits réels sont donc réputés
pour faire objet de garantie mais pas tous. La condition pour faire objet de
garantie est que le droit réel doit être dans le commerce
c'est-à-dire aliénable et saisissable55.
Pourtant, tous les démembrements du droit de propriété
accordant jouissance sur les terres ne sont pas aliénables ou
plutôt ils ne sont aliénables que sous conditions. Il en est ainsi
du droit d'usage et d'habitation56 et même de
l'usufruit57 qui sont accordés en considération de la
personne qui en bénéficie et de ses besoins. Les
54 Le nu-propriétaire, le tréfoncier ou
le bailleur.
55 Ph. MALAURIE et L. AYNES, Droit civil. Les
sûretés, op. cit , n°665
56 Articles 625 à 636 du code civil applicable
au Cameroun.
57 Articles 578 à 624 du code civil
applicable au Cameroun. Il est largement admis que l'usufruit des terres peut
être susceptible d'hypothèque mais il s'agit de l'usufruit
créé par la volonté de l'homme et non de l'usufruit
légal parce que la loi confère ce droit simplement en
considération des relations entre le propriétaire et
l'usufruitier ce qui le rend insusceptible de passer d'une main
déterminée à une autre.
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Jouissance des terres et garantie
servitudes également ne sont pas susceptibles de
garantie puisqu'elles sont des services fonciers conférés en
fonction de la nature et des dispositions géographiques de certains
fonds de terres desquels elles ne peuvent être séparées. A
contrario, certains baux (Paragraphe 1) sont susceptibles de garantie à
côté d'autres démembrements déterminés du
droit de propriété (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Les baux, droits réels susceptibles
de garantie
Le bail est un contrat de louage par lequel l'une des
parties appelée bailleur s'engage, moyennant un prix que l'autre partie
appelée preneur s'oblige à payer, à procurer à
celle-ci, pendant un certain temps, la jouissance d'une chose mobilière
ou immobilière58. A partir de cette définition, il
s'évince que le bail est considéré plus comme un droit
personnel qu'un droit réel. La question de l'admission du bail comme
droit réel se trouve donc âprement discuté et fait l'objet
de beaucoup d'écrits59. La relation qu'il implique semble
être double.
La première relation est celle du preneur et du
bailleur, entre les deux il y a obligation de l'un envers l'autre, il s'agit
là d'un droit personnel. La seconde relation est toute autre,
c'est celle du preneur avec la chose louée. Le preneur a sur la chose
qui lui est louée un droit réel. Portant sur les terres,
la valeur économique de ce droit peut ne pas être suffisante pour
constituer garantie si ledit bail est de très courte durée et
fondé sur un système de loyers qui rémunère
exactement la valeur de la jouissance. Ceci pour la raison que ce bail ne peut
pas susciter la confiance d'un prêteur encore que le montant des loyers
à payer ne permettra pas forcément de procurer au
créancier la valeur dont il entend recouvrer. Mais il y a des baux
donnant droit réel de jouissance sur les terres pendant de très
longue durée en plus de représenter une valeur économique
forte, ils ne sont pas dépouillés de la temporalité mais
ils en viennent à pouvoir susciter confiance de la part du
créancier bénéficiaire. Il s'agit du bail
emphytéotique (A) et du bail à construction (B), qu'ils soient
des baux civils ou à usage professionnel60.
58 Cette définition tirée du
vocabulaire juridique est empruntée à l'article 1709 du code
civil applicable au Cameroun.
59 Le bail est au coeur de la distinction entre
droit réel et droit personnel mais en réalité il a
plutôt plus contribué à les rapprocher. M. PLANIOL,
Traité de droit civil, 1e éd, t 1,
n°2158 et s. MICHAS, Le droit réel considéré
comme une obligation passive universelle, thèse, Paris, 1990. F.
HAGE-CHAHINE, in Essai d'une nouvelle classification des droits
privés, RTD Civ. 1982, pp. 705 s.
60 Le bail à usage professionnel est
substitué à l'ancien bail commercial. Il est organisé aux
articles 101 et suivants de l'AUDCG révisé le 15 décembre
2010. La qualification de bail commercial ou désormais de bail à
usage professionnel ne fait pas de cette convention une à distinguer du
bail emphytéotique et du bail à construction qui peuvent
être tous deux commerciaux et civils. A. FOKO, « Bail commercial /
Bail à usage professionnel », in Encyclopédie du droit
OHADA, Porto - Novo, Lamy, 2011, pp. 400-439
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Jouissance des terres et garantie
A. Le bail emphytéotique
Le bail emphytéotique61 est un bail par
lequel un propriétaire concède la jouissance d'un immeuble pour
une durée de 18 à 99 ans, moyennant une redevance annuelle
modique appelée canon emphytéotique et sous l'obligation de
planter ou d'améliorer l'immeuble loué, à un
preneur nommé emphytéote qui acquiert le droit réel
d'emphytéose62.
Il est clair à partir de cette définition que le
droit reconnu à l'emphytéote est un droit
réel63, conféré à une personne par le
propriétaire sur ses terres. La particularité de ce droit est
qu'il est toujours de longue durée, ce qui a l'avantage de constituer
pour un prêteur, même pour celui qui a consenti un prêt
à long terme à l'emphytéote, un droit qu'il pourra
réaliser en cas de défaillance de celui-ci, le débiteur de
sa créance ou la caution, à l'exigibilité de la
créance et ainsi se faire payer par préférence.
Il y a à distinguer le bail emphytéotique du
bail ordinaire puisque ce dernier est conclu pour une durée plus courte
avec des loyers de valeur élevée64. Le
bénéfice est pourtant le même, il s'agit de la jouissance
des terres. En effet, les deux défauts, relevés ci-avant,
à mettre au passif du bail ordinaire fait qu'il soit difficile de
l'admettre comme droit réel susceptible de garantie65. Dans
certains cas, les baux ordinaires sont intransmissibles et conclus avec la
condition de ne pas pouvoir faire l'objet de garantie. Ils n'autorisent pas la
conclusion des baux par le preneur à d'autres personnes sur les
mêmes terres. C'est l'interdiction de la sous-location. Contrairement aux
baux ordinaires, les baux emphytéotiques sont naturellement admis pour
faire l'objet de garantie66.
L'usufruit présente quelques caractères
semblables avec le bail emphytéotique, la réelle distinction
étant sur le point de ce que l'usufruit n'est pas toujours transmissible
et donc ne peut pas toujours faire l'objet de garantie. Les deux droits
confèrent le droit d'usage et le droit de percevoir les fruits des
terres, qu'ils soient naturels, civils ou même industriels. L'usufruit
résulte très souvent d'un contrat conclu intuitu
personae ou même plutôt d'une
61 C'est un mécanisme consacré par une
loi du 25 juin 1902.
62 G. CORNU (Sous la direction de), Vocabulaire
Juridique, op. cit. pp.118 et 396
63 Sa nature de droit réel ne fait l'objet
d'aucune spéculation. V. B. BOCCARA, Du bail emphytéotique,
REDI 1964, p. 448
64 VIATTE, « Du bail emphytéotique et de sa
distinction du bail ordinaire à longue durée », Rev.
Loyers, 1973, p. 302.
65 TERRE F. et SIMLER Ph., Droit civil. Les biens,
9e éd, Paris, Dalloz, 2014, n°928
66 Article 1er de la loi du 25 juin 1902
sus-évoqué.
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Jouissance des terres et garantie
disposition légale67. A son sujet, la
doctrine admet volontiers qu'elle est « peu pratiquée à
cause de la fragilité du gage qui s'éteint avec ce droit
temporaire. »68 L'usufruit est un droit réel de
jouissance à caractère viager et il reste admis que le simple
fait de voir ce droit disparaître aussitôt après le
décès du débiteur, jamais prévisible, n'est d'aucun
secours à un créancier qui croyait s'en prévaloir pour le
paiement de sa créance, même après le décès
du débiteur.
Le bail emphytéotique fort de sa longue
durée69 et de sa valeur économique considérable
se place donc comme un droit réel de jouissance des terres pouvant
incontestablement faire l'objet de garantie70. Cette forme de droit
réel était à ses origines considérée comme
spécifique au domaine de l'agriculture, c'est pour cela que s'est
développée le mécanisme de bail à construction qui
a les mêmes caractères.
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