II - La mort de la République
a. Convictions républicaines
Nous évoquions précédemment
l'ascendance claudienne, et la légitimité que Tibère
aurait pu en tirer, autant pour son caractère que pour ses
prétentions. Mais sans la République, d'où venait tout le
sens de la notion de « grande famille romaine », cet héritage
perd de son sens. Et avec le principat, c'est la République qui se
perd.
Dater la chute de la République est bien
difficile, voire impossible. Dans les faits, le Sénat et les
institutions républicaines existaient toujours à l'époque
de Tibère et jouaient encore un rôle non négligeable. On
oppose la République et le principat, mais dès le triumvirat, les
institutions avait déjà été remises en question.
Certains vont même jusqu'à faire de Pompée le premier
représentant du courant anti-républicain, tant sa
popularité et l'adulation liée à son surnom de «
Grand » le mettaient au-dessus de ses pairs. Ce n'est pas une
date que l'on recherche, mais davantage une somme d'événements,
dont l'auteur est le seul compilateur. Ainsi, Lucien Arnault fait de la mort de
Brutus la première fêlure de la République romaine, suivie
par la « prostitution de la gloire » d'Antoine à
Cléopâtre, des proscriptions d'Octave et - en dernier rempart -
l'assassinat de Sextus Pompée, détruisant à jamais
l'institution que défendait le père de celui-ci665.
Pour certains même, dès que Rome se mit à conquérir
un empire, c'est-à dire bien avant les événements dont
nous traitons ici, la République était
condamnée666. Si Tibère n'est pas le premier à
agir contre elle, il est tenu responsable de sa chute en ayant consolidé
le principat balbutiant, alors qu'il aurait pu le faire tomber et revenir aux
institutions passées. C'est tout le propos de la pièce de
Pellegrin, où la famille de Pompée espère profiter de la
mort d'Auguste pour faire d'Agrippa le « régent » de Rome :
son règne, qu'il doit établir comme provisoire comme le ferait un
consul, doit permettre de revenir sainement du principat à la
République.
Pourtant, Tibère aurait pu être
républicain. Son hérédité ne le prédestinait
pas à s'opposer au régime d'antan, bien au contraire. Son
père était un républicain convaincu, raison qui le poussa
à s'allier aux Césaricides durant la guerre civile (notons que
son grand-père maternel, le père de Livie, est mort
à
665. Arnault 1828, p. 15-16
666. Massie 1998, p. 282-283
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Philippes, aux côtés de Brutus et
Cassius)667. L'hypothèse d'une pensée
républicaine chez Drusus, héritée de son père, a
été souvent défendue et avancée comme une cause
probable de sa mort précoce668. Enfin, au vu de son manque
affiché d'envie d'assumer la succession, alors que Livie l'y
encourageait, d'aucuns y verront la peur d'une mère qui a vu son premier
fils mourir pour ses prétendues valeurs républicaines et le
second risquer le même destin s'il ne peut renoncer à ce qu'elle
considère comme une pensée finie et contraire à ses
valeurs - certes, elle était Claudienne, mais elle était avant
tout la femme la plus influente du monde romain669.
Fidèle à la mémoire de son
père adoptif, Tibère aurait renoncé à contrecoeur
à son projet de restaurer la République et, tout au contraire,
l'aurait condamnée en prenant le contrôle du principat. La
succession d'Auguste dans la série The Caesars suit cette
logique. En premier lieu, Tibère reçoit les sénateurs pour
une réunion politique, cherchant à leur confier le pouvoir et
à ne pas s'élever au dessus d'eux, provoquant leur colère.
Sa seconde tentative consiste à proposer une division des tâches
entre le prince et le Sénat : nouveau refus. Enfin, il doit se
résoudre à accepter ce titre provisoire, ne se méprenant
pas sur le fait qu'il le gardera toute sa vie, en le présentant comme un
métier validé par le Sénat, non comme une
récompense qui le rendrait tout puissant. La postérité fit
de Tibère un hypocrite : ce refus du pouvoir n'était qu'une
manière de se faire désirer - son départ pour Rhodes en
était un précédent - et il n'attendait qu'une investiture
officielle pour que son pouvoir ne semble pas seulement un fait
héréditaire670.
Que le renoncement de Tibère soit un échec
personnel ou une volonté hypocrite de cacher ses ambitions, Tacite le
jugea comme une injure envers Rome. En perpétuant le principat, le
nouveau prince condamnait les valeurs romaines et causait la corruption du
pouvoir, perpétrée par ses successeurs belliqueux. Olive Kuntz
défend la mémoire de Tibère en nuançant cette
accusation : il a tenté d'ébranler la politique de succession
d'Auguste en redéfinissant, durant les premières réunions
sénatoriales, l'origine du pouvoir - un échec, mais une tentative
louable qui n'a pu être constatée à sa juste valeur par les
historiens de l'Antiquité, incapables d'en percevoir le courage
politique671.
Aux yeux de la postérité, les convictions
de Tibère passent pour une utopie désuète. Attaché
à un système politique déjà condamné, il
aurait été un politicien plus que correct s'il l'avait
défendu à l'époque où cela était possible,
mais était ici perdu dans une époque qui n'était pas
« la sienne ».
667. Roman 2001, p. 20
668. Laurentie 1862 I, p. 257-258
669. Grimal 1992, p. 64-65
670. Martin 2007, p. 242
671. Kuntz 2013, p. 16-17
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Tibère resta toute sa vie un homme du temps
passé, au vocabulaire pédant et recherché, pensant comme
un consul d'autrefois, non comme le prince qu'il était en
apparence672.
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