B. Le règne de Tibère : entre obstacles
et réussites
En plus de la servilité, des oppositions
politiques et de l'image du tyran, le règne de Tibère est terni
par un autre élément : la personnalité même du
prince. Républicain de conviction (du moins, en apparence),
obligé de succéder sans envie à Auguste, il était
destiné à échouer avant même de pouvoir
agir.
I - L'éternel second
Plus qu'un reproche, c'est un constat qui se pose en
défaveur de Tibère. De par sa position de « premier des
Romains », le prince devait nécessairement témoigner
d'assurance, de grandeur, et affirmer sa primauté. Tibère en est
incapable. Tout au long de sa vie, et si l'on ne peut nier son rôle
indispensable à la cohésion de la succession augustéenne,
il fut cantonné à des rôles de second. Ainsi, Lucien
Jerphagnon propose une analyse sévère, mais juste, de
l'idée que devait se faire le prince Auguste de son second : Ses
qualités militaires hors de pair, son sens de l'organisation, une
certain
inféodation, en dépit de tout ce
qu'il avait eu à subir, à la personne d'Auguste, avaient fait de
Tibère, avec le temps, un de ces seconds indispensables, qui font partie
des meubles.654
Il est vrai que Tibère se trouvait dans une
situation compliquée : il était à la merci de deux grandes
personnalités de l'époque, aux ambitions contraires : Auguste et
Livie. Le premier, ne l'aimant guère, bridait son pouvoir, tandis que
l'autre l'exacerbait, malgré la réticence du premier
intéressé, sans qu'aucun ne puisse prendre un ascendant
décisif. Tiraillé entre une répulsion et un encouragement,
Tibère ne trouvait que difficilement sa place dans la dynastie. D'abord
écarté de l'héritage politique d'Auguste par Marcellus -
il défile à ses côtés lors du triomphe de son
beau-père, mais à une place moins valorisante -, puis par
Agrippa, il n'est alors qu'un éventuel régent, subordonné
de facto à deux enfants. Quand Auguste adopte Tibère, ce
n'est qu'en l'absence d'autres solutions655 - ce qu'il souligne
lui-même dans ses Res Gestae. Et, relégué au
second plan, il ne se prépare pas à assumer la succession. Dans
son roman historique, Roger Caratini présente un Tibère,
discutant avec son frère, résigné face à tout
espoir de succession :
- Ne rêve pas, Drusus, ils sont nombreux,
ceux qui peuvent prétendre succéder à notre père
adoptif : Agrippa, son ami de toujours, auquel il a passé son anneau
d'or au doigt me semble le premier sur la liste, puisqu'un Auguste en a
décidé ainsi, et derrière lui viennent ceux de son
sang, les fils de sa fille Julie, Caius César et Lucius César.
Nous n'avons aucun lien de sang avec lui et, je peux te l'avouer, être
le successeur de l'imperator ne m'attire pas tellement, je ne
suis
654. Jerphagnon 2004, p. 63
655. Il s'agit ici de « politique fiction
», mais si Drusus I avait vécu, il aurait pu être un
concurrent légitime à la succession.
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pas un homme de pouvoir. Je vais te confier ce que
j'aimerais être : un avocat, et non pas un général
victorieux... (...)
- Ainsi donc... ?
- Ainsi donc, mon bon Drusus, dans la mesure
où le sang d'Auguste ne coule pas dans nos veines, retournons toi
à tes fonctions de questeur, moi à celles de préteur qui
me conviennent parfaitement car l'administration et le droit me passionnent :
il n'y a de place ni pour moi, ni pour toi, parmi les héritiers
possibles d'Auguste.656
Là repose le problème : comment assumer
la place de dirigeant du plus grand empire mondial, une primauté
inégalée, en ayant vécu comme un second jusqu'alors ?
Aussi excellent que fut son bilan en tant que second, son nouveau rôle
était tout autre : il devait assurer la continuité de l'oeuvre
d'Auguste, celle d'un système politique bâti « sur mesure
» pour le vainqueur des guerres civiles et dont il devait redéfinir
la légitimité - aucun précédent n'existant. Pour
cela, il fallait du temps, et Tibère fut « sacrifié »
au principat, sa tâche réelle étant de préparer les
générations futures à suivre l'exemple d'Auguste, à
commencer par Germanicus.
Tibère hérite donc d'une image d'homme
« de transition », un initiateur du déclin de l'Empire tel que
le concevait Auguste, entre un fondateur retenu comme un homme de
qualité et un successeur inapte, le débauché Caligula.
Pour comprendre la manière dont le principat a pu changer entre les
règnes du premier et du troisième prince, on se repose sur
l'étude de celui de Tibère qui, si le déclin a
été amorcé, en est forcément responsable aux yeux
de la postérité : son incapacité et sa nature ont rendu
tout accomplissement de sa mission impossible. Ce qui semblait un
système politique prometteur est promis à l'échec à
sa mort, et la responsabilité doit lui en incomber.
A la mort d'Auguste, l'homme qui lui succède a
cinquante-six ans. Tout en ayant l'expérience du gouvernement et la
volonté de bien faire, il n'a pas la carrure pour l'assumer seul et doit
accepter l'héritage d'Auguste en sachant qu'il n'avait pas l'ombre de sa
popularité et qu'il serait méprisé quelles que soient ses
actions. Sans doute son prédécesseur avait ressenti, auparavant,
cette même crainte de ne pas être à la hauteur des attentes
laissées par celui dont il héritait, Jules César. La
postérité semble aller dans ce sens : Auguste est moins
aimé et intéresse moins que son prédécesseur.
Jean-Marie Pailler y consacre un article dans le mefra
(Mélanges de l'école française de Rome) 123-2, en
2011. Certes, Auguste fut le premier prince. Mais il ne
bénéficie, aux yeux des modernes, de la même prestance que
celui dont il reste le second. César est le conquérant de la
Gaule, rappelé par le nationalisme français du XIXe siècle
comme l'ennemi de Vercingétorix et le symbole de puissance. Face
à lui : Auguste, c'est un règne très long, sans
victoire éclatante, un guerrier présenté
comme médiocre, l'impression, encore
accentuée depuis Mommsen, d'une tromperie perpétuelle, de
questions de
656. Caratini 2002, p. 69
192
succession dynastique sans cesse plus lourdes... : un
homme, au fond, écrasé par son rôle, et des candidats
biographes (si tant est qu'il y en eût) épuisés à
l'avance par l'ampleur et l'apparent manque de relief de la
tâche.657
Si Auguste pensait ainsi en évoquant le souvenir
de celui qui l'avait adopté dans son testament, il a sans doute
manoeuvré pour trouver un successeur qui ne lui fasse pas d'ombre.
Tibère lui semble un candidat parfait. Rien ne rapproche les deux hommes
quant à leur caractère : l'un est affable et se fait aimer de la
plèbe, l'autre est plus froid et seuls les aristocrates respectent son
attitude. Alors, sachant que cet héritier n'a pas les capacités
pour régner avec intelligence, il le nomme afin que la
postérité retienne son propre règne comme supérieur
en tout points à celui de son successeur. Ainsi, Charles Beulé
compare Auguste mourant à Louis XIV qui, sur son lit de mort, avoua ses
torts et remit à son successeur le soin de faire mieux, mourant avec
l'image d'un homme à la grande âme et suscitant un « odieux
contraste658».
Dès lors qu'il accède au pourpre, on est en
droit de penser que sa place de second n'est qu'une question de
postérité. Pour certains auteurs, il n'en est rien. Ainsi,
Charles Beulé consacre tout un chapitre aux premières
années du règne de Tibère sans Auguste,
dénonçant dans le titre « le règne de Livie
». Selon lui, ce fut une période de guerre froide entre la
mère et le fils, l'une se montrant plus ambitieuse que l'autre, qui ne
réagissait que par crainte. Il souligne ce postulat par ces mots
:
Lorsque Tibère reçut en Illyrie la
nouvelle qu'Auguste était mort, il frémit, car le chemin
était long jusqu'à Rome. Ce grand corps vigoureux, osseux, qui
n'avait connu ni la maladie ni la fatigue, avait beau presser les chevaux,
épuiser le bras des rameurs sur l'Adriatique, crever de nouveaux chevaux
de Brindes à Nola, le temps le gagnait, le cadavre d'Auguste tombait en
putréfaction, et une seule femme veillait, tenant les destinées
de l'empire dans ses mains, Rome en échec, le monde en suspens. Qui
possédait la puissance à Nola? Livie. Qui commandait aux gardes
serrés autour d'elle? Livie. Qui trompait les Romains par de fausses
rumeurs, par des lueurs trompeuses, par des alternatives
habilement ménagées de guérison
et de rechutes? Livie.659. Tibère n'était alors
pas libéré de sa position de second, vivant dans l'ombre de celle
qui - par le testament de son mari - était devenue Augusta. Ernest
Kornemann offre ici un parallèle à l'époque moderne par
l'évocation du roi Édouard VII
d'Angleterre (1841[1901]1910) : C'est aussi en 29 que
mourut enfin, à l'âge de 87 ans, Livie, Julia Augusta, ainsi qu'on
l'appelait depuis la mort de son époux, libérant enfin de sa
tutelle son fils alors septuagénaire. Sous ce rapport, on peut faire
quelque rapprochement entre Tibère et le roi Édouard VII
d'Angleterre qui, même dans la force de l'âge, dut vivre tant
d'années à l'ombre de la vieille
Queen.660
A la mort de sa mère, Tibère est devenu un
homme âgé, dont le désintérêt de la politique
va en
657. Pailler 2011, XI.
658. Beulé 1868, p. 55-56
659. Ibid., p. 203
660. Kornemann 1962, p. 179
193
s'accroissant. Il se repose alors sur un homme de
confiance, Séjan, qui, de sa place de second, relègue peu
à peu son supérieur en devenant le seul maître à
Rome. Ici peut apparaître un postulat omis dans notre commentaire
précédent : ce n'est que sur ses îles que Tibère est
le maître, là où personne ne va le concurrencer. Le «
nésiarque » peut profiter de son pouvoir, même s'il ne
règne que sur lui-même.
Mais à Rome, Tibère n'est jamais le
maître. Il devient alors, aux yeux de la postérité, un
mauvais
empereur, incapable de s'imposer, quand bien
même ses capacités étaient prouvées : Dans tous
les domaines, militaire, administratif, diplomatique, il a déjà
montré sa valeur. Ses mérites sont incontestables : c'est
vraisemblablement un des hommes les plus aptes, les plus
expérimentés de son temps. En outre, cultivé, bon orateur,
fin helléniste, féru d'astrologie, il ne manque ni d'intelligence
ni de caractère. Paradoxalement, cet homme de devoir, républicain
de conviction, héritier scrupuleux d'Auguste fit peur et ne
réussit à être populaire ni auprès du Sénat
ni auprès du peuple. Timide et maladroit plus qu'hypocrite,
blessé d'avoir été l'éternel second à la
succession, irrité par l'absence d'esprit des sénateurs,
admettant mal les contraintes de la vie publique que sa fonction
entraînait, il devint misanthrope, cassant et
soupçonneux661.
En conclusion de son ouvrage, Emmanuel Lyasse propose une
analyse curieuse, mais néanmoins défendable. Voulant mettre en
parallèle l'Antiquité et l'époque contemporaine, il fait
de Staline et de Georges Pompidou des héritiers moraux de Tibère.
Tous trois ont peiné à s'affirmer face à leurs
prédécesseurs, dans la mesure où ceux-ci
représentaient des symboles nouveaux (Auguste comme premier
princeps, Lénine comme le révolutionnaire fondateur d'un
nouvel ordre et Charles de Gaulle comme un héros de guerre devenu
politicien). Alors, s'ils étaient volontaires et réussissaient
à accomplir certaines tâches brillamment, leur popularité
était inéluctablement ternie par l'image de leur « mentor
»662. La politique de Tibère était dominée
par l'angoisse d'être indigne de son successeur, et il choisit
l'immobilisme pour limiter le risque d'erreur, se privant de bien des actions
qui lui aurait profité663. Son tempérament
hésitant l'empêcha finalement de se rendre le maître de
Rome664.
En ces termes, le règne de Tibère est une
transition difficile, où tout écart est moralement
sanctionné par la postérité. Qu'importe que l'empire soit
en paix si les frontières n'avancent pas, qu'importe que les provinces
soient florissantes si l'ennui gagne Rome. Sans avoir à se comporter en
tyran, Tibère le devient pour les mécontents victimes de ses
concessions. Le règne d'Auguste maintenait l'illusion d'une
république restaurée et florissante, son successeur ne put
conserver cette pensée et révéla le
661. Le Glay 1999, p. 228
662. Lyasse 2011, p. 221-222
663. Ibid., p. 201
664. Kornemann 1962, p. 219
194
principat tel qu'il était : terrifiant par son
originalité.
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