b. Le peuple servile
Mais d'un Sénat impuissant et effacé,
Tibère aurait pu disposer en se reposant sur le peuple romain, dont le
rôle politique était - de façade - exacerbé par le
principat balbutiant. Mais celui-ci aussi se rend servile. C'est de la fatigue
de le voir aussi amorphe que viennent les propos de Séjan et
Tibère dans la pièce de Bernard Campan, le premier rejetant
« le vain peuple courant dans la bassesse au-devant de la chaîne
», qui « loin de (lui) résister s'apprête
à cueillir le laurier qui doit orner sa tête », l'autre
ignorant « les plaintes des Romains, esclaves par leur faute (qui)
dans l'avilissement pleurent à jamais leur liberté perdue au
milieu des forfaits » et qui peut garder son amour, car «
(sa) crainte suffit642».
L'ouvrage de Charles Beulé, Tibère
et l'héritage d'Auguste (1868), est consacré à cette
question de
638. Ibid., p. 61
639. Ibid., p. 62
640. Ibid., p. 64
641. Franceschini 2001, p. 408
642. Campan 1847, p. 14 et 21
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responsabilité du peuple servile dans
l'échec de Tibère. Pour l'auteur, les Romains n'ont pas su
profiter du moment opportun, celui de la mort d'Auguste, pour se ressaisir et
renverser le principat. Le peuple était en droit d'obtenir des
concessions du prince mourant par des revendications, mais il
n'a rien sollicité643: Qu'a fait
le peuple romain, légalement, honnêtement, au grand jour, par la
voie droite, pour obtenir ces concessions ? Rien ! Qu'a-t-il revendiqué
? qu'a-t-il reconquis ? qu'a-t-il espéré ? Qu'a-t-il
sollicité ? Rien ! (...) Non, il n'a point osé; mais celui qui
pesait d'un tel poids sur les âmes aurait dû y lire ou plutôt
leur rappeler leur devoir et offrir ce qui n'était point demandé.
(...) Ah! s'il y avait eu à Rome une force politique et surtout des
hommes, que la partie était belle! Et combien le peuple romain est sans
excuse, devant la postérité comme devant lui-même, de ne
pas avoir saisi l'occasion que la Providence lui présentait si facile !
Car il pouvait redevenir le maître de ses destinées sans
révolte, sans violence, sans pacte rompu, sans sacrifice, loyalement, au
grand jour !644
Charles Beulé cherche à montrer toute
l'absurdité de la situation en présentant Auguste gouvernant le
monde « sans sortir de son lit », moquant cette «
admirable chose », cette « perfection de rouages
» dans cette machine savante qui fait d'un vieillard impotent le
maître du destin du monde civilisé645. Quand Auguste
montra des signes de faiblesse, il fallait faire entendre raison aux Romains et
restaurer un système politique sain en brisant ce principat affaibli qui
ne reposait alors sur aucune base légale646. Mais des trois
forces de Rome (le Sénat, la chevalerie et le peuple), personne ne prend
l'initiative de lancer ce mouvement :
- Le Sénat est déchu de ses pouvoirs
d'antan, ne compte plus de vrais hommes libres et se complaît dans la
richesse issue de la corruption.
- Les chevaliers profitent de la situation,
s'enrichissant dans ce nouveau modèle politique qui sert leurs
ambitions. Faire tomber le principat serait renoncer à ces nouveaux
pouvoirs.
- Quant au peuple, il est dénué de
volonté politique, se complaisant dans l'oisiveté : si on lui
offre du pain et des jeux, il est prêt à accepter n'importe quelle
humiliation. Aveugle à la tyrannie, il se plaît à
être amusé et caressé par le
principat647.
Il suffisait d'agir pour noyer dans l'oeuf le
principat. Mais personne ne le fit, par fatigue. L'espoir devait alors venir
d'une jeunesse ambitieuse et volontaire, mais celle-ci était tout aussi
incapable que ses aînés. Rendue oisive par un demi-siècle
de tyrannie - les moins de soixante ans n'ont connu qu'Auguste au pouvoir -
elle considère la République comme un symbole révolu et
« ringard ». Alors la jeunesse de qui devait venir la liberté
ne se complaît qu'à « une littérature pleine de
mollesse et d'adulation », à « l'amour du plaisir, du
luxe, des jouissances basses et matérielles ».
643. Beulé 1868, p. 5
644. Ibid. p. 5-6 et 21
645. Ibid., p. 159-160
646. Ibid., p. 3-4
647. Ibid., p. 12
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Amer, Charles Beulé s'exclame : La
jeunesse! Ne lui parlez plus des libertés et de la gloire austère
de l'ancienne république, ce sont des souvenirs de cinquante ans! Deux
générations ont passé en effaçant ce que ces
souvenirs ont de vivifiant. (...) Un demi-siècle de tyrannie, c'est
beaucoup; pour que l'indépendance d'un peuple ne soit pas
étouffée à jamais par ce joug, il vaut mieux qu'il soit
franc, dur et militaire.648
Alors ce n'est pas seulement la République qui
meurt, mais aussi l'identité romaine elle-même. Rien
ne contient le tyran, et le principat peut s'affirmer
sans résistance aucune. Selon Beulé : On reconnaissait
à peine les Romains dans cette foule composée d'affranchis,
d'aventuriers, d'étrangers de tous pays; le costume lui-même
s'était altéré, et l'on ne voyait plus la toge blanche des
anciens temps. L'empereur, quand il venait solliciter leurs suffrages,
craignait de se salir contre des toges brunes ou grises, et il se plaignait de
ne plus voir le costume national. Hélas! ce qui avait disparu plus
complètement que leur costume, c'était la conscience des
citoyens. (...) L'esprit romain a fait place à un esprit cosmopolite,
indéfini, banal, cynique; Rome est devenue un centre pour l'univers,
mais un centre de jouissance, de luxe, de plaisirs à tout prix. Ce grand
souffle national, qui maintient un peuple et le fait respecter au dehors comme
au dedans, doit disparaître quand sa capitale n'est plus à lui,
quand elle devient l'auberge du genre humain.649
Sans sa base, le peuple romain, la République
n'a plus de sens, comme le dit Humanus dans la Mort des dieux : «
sans peuple, sans sénat, ouvrirez-vous la tombe où gît
la République ?650». Tibère n'a donc pas eu
à détruire le système politique, il s'était
disloqué de lui-même victime de la « maladie d'une
époque », la servilité.
Le propos intéresse les modernes dans le sens
où la peur de la tyrannie est intemporelle, mais exacerbée en
temps de crise. Quand Beulé fait du peuple romain le coupable
d'attentats devant la patrie et envers lui-même, il doit penser aux
despotismes qui se sont succédé en France, à travers des
noms différents (en l'espace d'un siècle, elle aura connu la
République de la Terreur, deux dynasties monarchiques et une dynastie
impérialiste - Beulé écrit sous Napoléon
III651). Plus d'un siècle plus tard - elle écrit en
1981 - Lidia Storoni Mazzolani dédie sa biographie de Tibère
à sa propre expérience politique. Italienne née en 1911,
elle fut liée à la politique nationale : son père
était un avocat engagé dans le parti républicain, elle
était proche du milieu anti-fasciste dans les années 1930 et son
mari était un notoire libéral. Toutes ses fréquentations
politiques dictent son ouvrage : elle a vécu le fascisme mussolinien,
auquel elle était opposée, mais plus qu'à Mussolini, elle
s'oppose aux Italiens soumis au Duce, car ils n'ont rien fait pour lutter
contre ce régime qui devait leur paraître odieux. Quand elle
s'intéresse à Tibère, et sans éprouver de sympathie
pour sa
648. Ibid., p. 17-19
649. Ibid., p. 14-17
650. Strada 1866, p. 134
651. Beulé 1868, p. 2-3
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politique, elle lui témoigne de plus de
tolérance qu'elle n'en accorde au Sénat.
Preuve que la postérité de Tibère
est inévitablement liée à l'image de la servilité
du peuple, Victor Hugo réalisa deux poèmes, tous deux parus dans
Les Châtiments (1853) :
- On est Tibère, on est Judas, on est
Dracon : Comparant ces trois personnages condamnés par la
postérité652, « forgeant pour le peuple une
chaîne », Hugo s'adresse au peuple asservi qui se laisse
dominer par la peur. Mais, si « l'homme n'a plus d'âme et le
ciel plus d'yeux », le tyran ne doit se croire intouchable : un jour
viendra où « ces lois de silence et de mort se rompant tout
à coup, comme, sous un effort, se rouvrent à grand bruit des
portes mal fermées, emplissent la cité de torches
enflammées. »
- Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent :
comme une suite au poème précédent, ce texte appelle le
peuple à se battre pour s'affirmer. Ceux qui vivent, ce sont sous dont
« un dessein ferme emplit l'âme et le front », ceux
qui « d'un haut destin gravissent l'âpre cime »,...
S'ils ne sont que murmure, tous ensemble deviennent un cri contre le
despotisme. Ceux qui abandonnent sont un « troupeau qui va, revient,
juge, absout, délibère, détruit, prêt à Marat
comme prêt à Tibère », dénué de
pensée et de sens de la décision. Ceux là sont indignes,
et le poète préfère être « un arbre dans
les bois qu'une âme en (leurs) cohues », un infime maillon dans
une chaîne de liberté plutôt qu'un résigné
parmi la masse.
La décadence romaine serait donc due à
la servilité du peuple face à la tyrannie. Par la servitude, Rome
n'a pas eu à souffrir d'un tyran pour être condamnée. La
faute en revient aux Romains, non à Tibère. Jean de Strada,
à travers le personnage d'Humanus, déclare que :
Rome n'a plus les yeux des braves, Elle ne sait
plus que jouir, Elle a le rire des esclaves (...) O vivante momie, oh !
Tu t'es bien liée, Et ton vainqueur sous lui te tient toute
pliée, Enterrée en ta pourpre et dans ta
lâcheté, Baveuse de luxure et de lubricité ! Ta
couronne à ton cou, fait un collier d'esclave, Ta couronne à
tes pieds, met les fers de l'entrave, Ta couronne fondue aux couronnes des
Rois ! Déshonneur, déshonneur, te souvient-il
parfois, Lorsque l'écho lointain de la voix de ton
maître Parti du roc sanglant, que la mer a fait
naître,
652. Judas pour sa trahison, Dracon pour ses lois
strictes
Vient en rasant la vague éclater à
ton coeur653
Si le règne de Tibère fut marqué par
la servitude, on ne peut la lui reprocher. Qu'il n'ait pas su la
contrôler est un autre problème, mais elle allait de paire avec
l'exercice même de la majesté. Si le prince, par définition
« le premier des citoyens », n'est pas sur un pied
d'égalité avec ses sujets, il ne peut en être autrement. La
culpabilité est donc partagée et, une nouvelle fois, elle repose
sur la succession. En réaction à ce manque d'initiatives,
Tibère dut réagir par la fermeté. Une
nécessité mal perçue par ses contemporains, et par la
postérité, assimilant ses actes à des manifestations
despotiques - et un motif supplémentaire à son
ressentiment.
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653. Strada 1866, p. 137
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