III - La servilité
a. Un Sénat servile
Le règne de Tibère est marqué par
la servilité des élites, ce que Villemain nomme «
l'avilissement du sénat, ses iniques sentences et ses lâches
délations629». Mais les causes de cette
démission morale restent floues : différentes hypothèses
ont été avancées. Pour les détracteurs de
Tibère, cette servitude est due au bon vouloir du prince, qui dissimule
ses pensées pour observer la crainte des sénateurs, qui se savent
délégués à son autorité mais ne parviennent
pas à savoir quelle attitude adopter pour le satisfaire. A la domination
tyrannique s'ajoute l'obéissance servile, la négation des valeurs
humaines630. Et cette humiliation serait l'oeuvre de tout un
règne, débutant dès ses premières années.
Ainsi Tacite l'évoque au début des Annales, alors que
les personnages de son récit n'ont pas encore été
introduits, démontrant de l'importance de ce fait dans la
compréhension qu'il veut offrir
du règne de Tibère : Cependant à
Rome tous se ruaient à la servitude : consuls, sénateurs,
chevaliers. Plus était grande la splendeur de leur rang, plus ils
étaient faux et empressés ; composant leurs visage pour ne pas
avoir l'air joyeux au décès d'un prince, ni trop tristes à
l'avènement d'un autre, ils mêlaient leurs larmes, la joie, les
plaintes, l'adulation.631
Mais si le propos sert à dénoncer la
tyrannie naissante, il est aussi l'occasion de montrer un vice romain, ou
plutôt un vice naturel qui les touche à cette époque
d'indécision : la lâcheté. Le Sénat,
627. Ibid., p. 150-152
628. Linguet 1777, p. 168
629. Villemain 1849, p. 77
630. Laurentie 1862 II, p. 4
631. Tacite, Annales, I, VII.
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centre du pouvoir républicain, devient le plus
grand coupable de l'échec de Tibère dans les essais du courant
réhabilitant. Si le prince avait pu compter sur l'aide des
sénateurs, sans doute aurait-il pu régner dignement. Mais ceux-ci
craignant de le décevoir, lui qui ne semblait pas savoir lui-même
comment agir, l'ont laissé porter la responsabilité du principat
seul, une responsabilité qu'Auguste peinait à assouvir avec
l'aide de ses proches, Agrippa et Tibère notamment - voire Livie. Si
Auguste, qui avait créé le principat « sur mesure »
pour convenir à ses ambitions ne pouvait le contenir seul, comment
Tibère, qui semblait répugner à assumer cette charge,
aurait-il pu le faire sans l'aide de personne ? Et, si l'indécision est
déjà un reproche, le Sénat se décrédibilise
de lui-même en s'effaçant devant le prince, voire en n'agissant
que par flatterie, en conduisant les procès d'ennemis
présumés de l'État. Ainsi, même l'hostile Laurentie
reconnaît à Tibère le mérite de ne pas avoir
cautionné les actes de bassesse suivant la mort de Séjan, quand
le Sénat se mit à attaquer la mémoire de Livilla, comme si
cela était utile, après que l'on eut condamné ses actes -
ne prenant aucun risque de déplaire au prince632. Au milieu
d'un propos volontairement hostile à Tibère, Lenain de Tillemont
reconnaît lui aussi le mérite de ne pas avoir encouragé la
flatterie : en dénonçant sa dissimulation, il démontre que
le Sénat ne pouvait comprendre qu'il puisse à la fois
réprimer les propos qui lui étaient hostiles et ceux qui
relevaient de la flatterie basse et excessive633.
Dans les oeuvres de fiction, pour dénoncer la
tyrannie, les auteurs font souvent appel à l'image du Sénat
servile. En témoigne la tragédie de Nicolas Fallet où le
bon Cecilius dénonce la complicité des sénateurs dans une
accusation qu'ils savent fausse, avilis par la lâcheté
:
CECILIUS L'on vous y doit entendre ; J'y
paroîtrai moi-même et sçaurai vous défendre : Mais
à Tibère, hélas ! Ce Sénat est vendu. C'en est
fait, oubliant son antique vertu, Ce corps s'est profané. Sa
puissance affoiblie Penche vers son déclin, par Tibère avilie
; Le crime est triomphant, et les loix sans vigueur Se taisent à
la voix de ce lâche oppresseur. Le Sénat sçait le crime,
il en fera complice. N'attendons rien de lui, faisons nous seuls
justice634
Dans le roman de Maria Siliato, c'est ce même
Sénat qui se rend coupable aux yeux des Romains insoumis de la mort de
Julie, par son silence. Caius Silius s'exclame avec rage qu'un seul des
six
632. Laurentie 1862 II, p. 5
633. Lenain de Tillemont 1732, p.
20
634. Fallet 1782, p. 27
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cents sénateurs a osé dire que la fille
unique d'Auguste était morte d'épuisement dans son exil, tandis
que tous les autres avaient feint de l'ignorer. Pourtant, aussi indigné
soit-il, il doit avouer qu'il a lui même peur de représailles
envers ceux qui s'opposent au prince : « ...Ici aussi, on fait
silence, car on obéit à Tibère635».
La servilité devient ridicule dans le roman d'Allan Massie quand,
à la mort de Drusus II, le Sénat cherche à afficher une
feinte tristesse devant le prince, qui lui essaie de faire bonne figure. En les
remerciant, il ne peut que s'apercevoir que de nombreux sénateurs
portent sur eux des oignons afin de faire pleurer leurs yeux. Le geste se
voulant compatissant devient odieux636.
Dans la pièce Le dernier jour de
Tibère, l'accent est mis sur la servilité du Sénat.
Tibère vieillissant a eu toute une vie pour l'observer et en
éprouve un dégoût sans égal. Le croyant mort, ceux
qui le flattaient quelques heures auparavant tiennent un discours totalement
différent :
TOUS. Vive César ! !
! TIBÈRE. Consuls , et vous , fiers
sénateurs, Puissé-je uni longtems à vos soins
bienfaiteurs, Dignement accomplir la plus noble des tâches. UN
ROMAIN. César est immortel ! UN
AUTRE. César est dieu...! TIBÈRE , à
part. Les lâches.637 - PREMIER
SÉNATEUR. César, contre un tel homme La haine, la
fureur, tout devient innocent. Son éternel besoin fut des pleurs et
du sang ! DEUXIÈME SÉNATEUR. Mon père est
mort par lui. TROISIÈME SÉNATEUR. C'est par lui
que mon frère Sous la hache homicide a précédé
ma mère. PROCULUS. Tibère est maudit ! !
! TOUS.
635. Siliato 2007, p. 19
636. Massie 1998, p. 231
637. Arnault 1828, p. 36
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Oui !!!638
Parmi eux, seul un sénateur ne prononce pas de
condamnation envers la mémoire de Tibère : Galba. Pourtant, il
était celui qui le haïssait le plus, de par ses propres convictions
républicaines. Mais si sa colère est la plus forte, il ne voit
pas l'utilité d'insulter un mort et s'il « maudit son pouvoir
», il « respecte sa cendre639». Le
Sénat s'affole en voyant Tibère revenir - il avait feint sa mort.
Vivant, il n'est plus digne du respect de Galba, qui recommence à
l'insulter, mais le prince ne lui en tient pas rigueur : il ne
l'apprécie pas, mais il a su dire la vérité, là
où tous les autres se taisent devant celui qui les terrorise et ne
révèlent leur pensée qu'en le croyant disparu. Ces
lâches ne sont pas dignes de son estime640. Ce jugement a
été historiquement attesté à la mort de
Séjan : alors que la plupart de ses amis le reniaient, disant n'avoir
collaboré que par peur, un nommé Terentius ne l'avait pas
abandonné, avouant à son procès son amitié avec
l'infâme condamné. Pour ce geste courageux, il fut gracié.
On retrouve cette histoire dans Poison et Volupté :
Il n'y a plus un seul ami de Séjan en vie !
Proclama Macron. Devant Tibère, il hésitait encore entre le
garde-à-vous et
l'attitude plus dégagée du
favori.
- Tu te trompes ! Il y a encore
Terentius.
- Mais tu l'as gracié !
- Je plaisantais. Celui-là, au moins, n'est
pas un lâche.641
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