c. Les attentes populistes
Comme l'évoque Lenain de Tillemont : «
il songeoit plus à s'acquerir l'estime de la posterité, que
l'affection de ceux de son temps620». En certains points,
l'objectif de Tibère d'être plus apprécié
après sa mort que de son vivant s'est avéré concluant.
S'il s'est lui-même condamné à des siècles de
damnation en raison de son caractère ombrageux, les Modernes louent ses
visées anti-démagogiques, un reproche souvent intenté
à son prédécesseur et à César. Même
les auteurs voulant condamner Tibère doivent reconnaître que sa
vision du rapport au peuple était plus « saine » que celle
consistant à le flatter jusqu'à l'excès. Ainsi, Laurentie
- et nous avons constaté sa haine envers
le prince - condamne plus Auguste que Tibère
dans ce domaine : C'est que pour la plupart des hommes le succès est
la première des séductions ; Auguste a eu cette singulière
fortune de tromper son époque et même l'avenir. On lui a
pardonné jusqu'aux proscriptions, non moins atroces que celles de Sylla,
et plus odieuses, parce qu'elles ne furent qu'un assentiment et une
lâcheté. Je ne parle pas de ses vices et de ses débauches ;
ce furent les vices et les débauches du siècle entier. Mais il
les associa à un certain goût de décence publique, sorte de
tempérament de la corruption.621
Ainsi il ne se fait pas l'esclave du peuple, un propos
qui rassemble les hommes du XIXe siècle opposés aux
révolutions européennes. Tibère ne hait pas le peuple,
mais il en déteste le jugement quand il devient celui d'une masse emplie
d'obscurantisme. Mais ce qui est loué par la postérité ne
l'est pas par ses contemporains. Ainsi, Zvi Yavetz consacre son étude
La plèbe et le prince, foule et vie politique sous le haut-empire
romain à la démonstration d'un populisme naissant dans les
premières générations du principat. Le peuple, qu'il nomme
souvent péjorativement « les masses622»,
est aussi manipulé par la propagande impériale qu'il veut
manipuler l'empire. Ces « masses » n'ont que faire de la
qualité de la politique de leur prince, et leurs demandes
sont
619. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F.
G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung , 1927, p. 177, in. David-de Palacio 2006,
p. 125
620. Lenain de Tillemont 1732, p.
52
621. Laurentie 1862 I, p.
304-305
622. L'auteur est Israëlien, nous n'avons
consulté que la traduction française et le terme original nous
est inconnu
181
essentiellement de l'ordre du divertissement. Ainsi,
de leur vivant, César, Auguste ou Néron furent
appréciés pour leur goût du spectacle et leur apparente
chaleur humaine. Quant aux timides, comme Tibère, ils leur
étaient haïssables et aucune compassion ne leur était
témoignée quand les malheurs
les frappaient623. Ce propos est
partagé par Ernest Kornemann : Après Auguste, la plèbe
romaine aurait accueilli plus volontiers un Princeps vivant comme Néron
et permettant ce genre de vie, sachant en outre distraire lui-même les
autres, plutôt qu'un homme comme Tibère qui, tel un censeur de
l'ancienne Rome, vitupérait souvent et nourrissait son idéal de
passé.624
Lorsque les auteurs font parler le peuple romain,
c'est souvent pour qu'il déprécie la haute société
et son mépris des considérations de la plèbe. C'est le
propos d'Hubert Montheilet dans Neropolis : sous les traits d'un
gastronome féru de gladiature, il offre une critique populiste des
organisateurs de ces spectacles, ou plutôt du rapport entre politiciens
et divertissement :
Je t'ai entendu parler à Ruga de gladiature
tout à l'heure. Quelle décadence pour notre noblesse ! Sous la
République, les édiles curules ou plébéiens, les
préteurs offraient au peuple des Jeux magnifiques et chaque ambitieux y
était expert. Cicéron lui-même trafiquait des
gladiateurs en sous-main. Alors que depuis Auguste, c'est tout un
collège de préteurs qui en tirent deux au sort pour organiser
une fête dont l'empereur n'admet pas qu'elle puisse concurrencer les
siennes. Encore Tibère a-t-il supprimé la fête la
plupart du temps ! Ainsi, on peut arriver aujourd'hui au consulat en
toute ignorance de l'arène...625
Pour cet homme du peuple, l'intelligence, les
qualités militaires ou les talents d'orateur ne sont que des atouts
mineurs pour les plus hauts dignitaires de Rome : le plus important
étant leur lien avec le « bas peuple ». La critique revient
plus loin dans le roman, à une autre époque (l'introduction, de
laquelle est tirée la citation ci-dessus, présente le père
du personnage principal à la fin du règne de Tibère,
tandis que la plus grande partie est consacrée à celui de
Néron), quand l'on critique « l'aristocratique dédain
» de l'ancien prince de Rome pour le comparer aux passions de Claude
- retenu seulement pour son avarice - et aux surprenantes démonstrations
organisées par Néron626. Toutefois, Yavetz
lui-même reconnaît qu'il faut nuancer le propos et ne pas faire du
peuple romain une « masse » informe qui ne se contentait que de pain
et de jeux : la caricature serait infamante pour le peuple romain et ne ferait
que servir les intérêts hostiles aux
démocraties.
Il ne faut pas non plus, à l'inverse, faire de
Tibère un avare, incapable d'offrir des cadeaux au peuple. Tout au long
de son règne, il assura un ravitaillement régulier à Rome,
stabilisa le prix des denrées (on semblait lui reprocher le contraire)
et - affaire rapportée par Tacite - il témoigna d'une
623. Yavetz 1983, p. 187
624. Kornemann 1962, p. 223
625. Montheilet 1984, p. 20
626. Ibid., p. 500
182
grande sollicitude quand l'amphithéâtre
de Fidènes s'effondra, causant de nombreuses morts. Mais cette
générosité semblait un acte normal pour le peuple, un
devoir en somme. Yavetz rapporte même qu'on accusa le prince d'être
responsable de l'accident de Fidènes : c'est son manque
d'intérêt pour les jeux qui lui aurait fait négliger la
sécurité du lieu, entretenu à la va-vite par un
affranchi627. Ainsi Linguet reconnaît les valeurs de
Tibère et se désole de le voir aussi peu remercié par la
postérité, alors qu'on flatte Trajan ou Henri IV qui,
malgré leurs qualités, n'ont pas témoigné le
centième de la bienfaisance du prince
conspué628.
Si Rome était hostile à Tibère, elle
pouvait se liguer contre lui. Elle ne le fit pas.
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