b. Le rapport au peuple
Au vu des récits, on ne s'étonnera pas
que Tibère ait été déprécié par ses
contemporains. Il était incapable de flatter, d'amuser son peuple.
Pédant autant que timide, sa compagnie ne plaisait à
597. Massie 1983, p. 90
598. Charles Beulé fait un constat
original : les Claudiens évitaient de donner le prénom «
Lucius » aux nouveaux-nés de la famille, ce prénom ayant
été porté par nombre de « mauvais »
éléments. Une occurrence célèbre
vient
« confirmer » ce présage :
Néron.
599. Kornemann 1962, p. 8-9
600. Massie 1983, p. 90
601. Kornemann 1962, p. 216
602. Caratini 2002, p. 14-15
178
personne603. Même les divertissements
des masses ne l'intéressaient guère. Dans Poison et
Volupté, Nerva tente de faire naître en lui un élan de
sympathie envers le peuple, même de façade, mais en vain
:
- Connais-tu la différence entre
l'intelligence et la sagesse ? rétorqua Nerva. Elle est simple. L'homme
intelligent parvient à résoudre les difficultés que le
sage aurait commencé par éviter. Rome raffole des
futilités et des histrions. C'est pourquoi ton fils est aimé
du peuple. On dit de lui qu'il n'est pas hautain comme son père. Toi, tu
emportes des dossiers au cirque pour étaler ton mépris des
spectateurs et tu t'étonnes d'être impopulaire.
- Je ne m'en étonne pas, je m'en moque. Je
déteste la populace. Elle me donne le vertige. Quant à mon fils,
même Livilla semble avoir renoncé à le ramener dans le
droit chemin.604
Ce désintérêt des spectacles
semble avoir été la plus grande déception du peuple romain
quant à son rapport au prince. C'était, en effet, le moyen le
plus commode d'apercevoir l'empereur, dans ces occasions où la masse
était rassemblée dans un même lieu. Tibère se
serait, au départ, efforcé d'assister aux représentations
publiques, feignant l'intérêt pour la cause
populaire605. Mais il fut incapable de persévérer dans
cette attitude606. Si son fils Drusus était friand des
combats de gladiateur, peut-être trop aux yeux de la
postérité, lui les dédaignait. Il ne fallut que peu de
temps pour que le peuple s'en offense : rien ne leur était plus blessant
que de se voir méprisés de la sorte607.
Romançant l'attitude de Tibère, Allan Massie en fait le
dégoût d'un ancien militaire, révulsé à
l'idée de combats sans gloire entre esclaves passionnant les foules
oisives. Il a trop vu de scènes de courage et de souffrance pour
ressentir du plaisir dans des démonstrations où des
condamnés se battent pour l'amusement d'autrui, sans autre enjeu que le
divertissement608. Du point de vue de Charles Beulé, il faut
prendre en considération majeure la timidité de Tibère. Ce
ne serait pas tant le dégoût du divertissement qui rebuterait le
prince, mais son absence de « courage civique ». Brave
devant l'ennemi, il craignait le peuple pour n'avoir jamais été
préparé à le fréquenter. C'est donc une
incapacité psychologique qui lui nuirait, non une question de goût
personnel609.
Au delà de le mépriser, Tibère
interdit parfois le spectacle, au déplaisir des foules. L'initiative
n'est pas une question de goût : elle est une nécessité
politique. Ainsi Lidia Storoni Mazzolani parle d'une « masse inculte,
brutale, ethniquement hétérogène », d'une
« racaille qui envahissait les théâtres et les gradins du
cirque », se livrant à des actes de violence. En 15 ap. J.-C,
des soldats auraient été tués lors d'une émeute
sans que les responsables en furent condamnés, défendus par une
loi
603. Zeller 1863, p. 45-46
604. Franceschini 2001, p. 70-71
605. Au contraire de Caligula ou Néron,
s'amusant des divertissements les plus superficiels, Tibère n'a
goût à rien.
606. Yavetz 1983, p. 150
607. Storoni Mazzolani 1986, p.
175-176
608. Massie 1998, p. 247
609. Beulé 1968, p. 27
179
d'Auguste. Mais, en 23, de tels
événements étaient punis d'exil, après que
Tibère eut remanié les sanctions prévues à cet
effet610. Le prince ne tolère pas le débordement
populaire (le propos peut sembler ironique au vu de l'importance des purges
incontrôlées contre les partisans de Séjan), faisant
intervenir les cohortes pour réprimer les abus. Zvi Yavetz rapporte le
cas d'une manifestation d'histrions dégénérant jusqu'au
meurtre d'un centurion, n'étant maîtrisée que par
l'intervention des forces armées611.
Quels que soient ses motifs, Tibère s'attire la
haine du peuple. Là où Auguste avait été
pleuré à sa mort, la nouvelle du décès du second
prince fut accueillie comme une joie, et certains demandaient à ce qu'on
jette, d'après un jeu de mot, « Tibère au
Tibre612 »613. Lorsque le Séjan de la
pièce de Bernard Campan se décide enfin à trahir
Tibère, c'est avec la certitude que personne à Rome n'aime ce
prince méprisable, celui « dont la fureur trop long-temps
impunie contemple en souriant le deuil de la patrie614».
Mais, au lieu de chercher à s'en faire aimer, Tibère ne fit aucun
effort pour acquérir l'affection du peuple615. La
déception semblait aussi grande pour lui que pour les Romains, sans
doute pour des raisons différentes. Jules-Sylvain Zeller suppose que
Tibère renonça définitivement à se rendre populaire
au jour des funérailles de Germanicus : au vu des larmes du peuple
à la mort de ce jeune homme, la jalousie du prince est
éveillée, blessée par le manque d'estime que lui portent
les Romains. Dès ce moment, il dédaigna à jamais de
conquérir les coeurs616. Cette résignation
apparaît dans le roman de Wilhelm Walloth :
Le peuple romain, le plus méprisable du monde,
m'abandonne, parce que je ne le flatte pas, parce que je ne peux pas, à
la différence de mon prédécesseur Auguste, être tout
sourire et jouer le débonnaire, parce qu'il me manque d'être
aimable avec ceux qui m'entourent.617
L'impopularité a pu lui sembler une
nécessité : qu'importe qu'on le haïsse, tant que l'on
respecte son autorité. C'est ainsi qu'il aurait prononcé une
phrase passée à la postérité : « Oderint
dum probent » (« qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils
m'obéissent618»). Notons que Caligula s'inspira de
ce propos pour le déformer et l'adapter à sa propre vision du
principat, substituant à « probent » « metuant
» (« qu'ils me craignent »), une
déformation que l'on attribue parfois à Tibère
lui-même, afin de le
610. Storoni Mazzolani 1986, p.
184-185
611. Yavetz 1983, p. 54
612. Un sort infamant pour les condamnés
à mort : parmi les « victimes », nous penserons aux
Gracques.
613. Yavetz 1983, p. 145
614. Campan 1847, p. 45
615. Massie 1983, p. 99
616. Zeller 1863, p. 54
617. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und
Becker Verlag, 1889, p. 249-250, in David-de Palacio 2006, p.
119
618. La traduction d'Edward Beesly
témoigne d'une volonté réhabilitante : « let them
dislike me, provided in their hearts they respect me » ( «
laissons-les me détester, pourvu que dans leurs coeurs, ils me
respectent »)
180
décrédibiliser. Dans le premier cas,
c'est un signe de froideur, dans le second un indice de tyrannie. Aussi, il
aurait pu vouloir offrir à Rome une image maléfique afin que tous
se rejoignent dans leur haine d'un même homme, ce afin de permettre la
cohésion. C'est le propos d'Egmond Colerus :
Êtes-vous plus seuls que moi, malheureux ?
Vous, au moins, vous avez encore votre haine, vous pouvez maudire le
chien assoiffée de sang de Capri, le chauve empereur insulaire, vous
pouvez vous gorger d'une haine furieuse. Quant à moi, moi-même,
je ne hais que celui que vous aussi vous exécrez. Je suis moi-même
un prisonnier qui se rebelle
contre Tibère.619
|