II - Tibère et le peuple
a. L'ascendance claudienne
LIVIE
Commencer par régner ; je réponds de
ta gloire.
585. Martin 2007, p. 168
586. Kornemann 1962, p. 248
587. Beulé 1868, p. 133-134
588. Kornemann 1962, p. 247
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Des Héros dont tu sors, perds-tu donc la
mémoire ? Ô trop indigne coeur ! A quels mortels
affronts Condamnes-tu le sang des Drusus, des Nérons ? Si celuy
d'Agrippa prend sa source dans Jule, Celuy des Claudiens monte
jusqu'à Romule.589
Au contraire d'Auguste, qui devait sa dignité
aux actions qu'il réalisait, Tibère pouvait se reposer sur un
privilège héréditaire : il était un Claudien.
Membre d'une famille illustre de Rome, dont la noblesse remontait à bien
des siècles, il bénéficiait d'un statut particulier
dès sa naissance. Pourtant, cette dignité lui fut autant un atout
qu'un fardeau - voire un maléfice590.
Doté de prétentions quant à sa
naissance, Tibère se devait d'être jugé digne de ses
ancêtres591. Il convient de noter qu'il n'était pas
issu de la branche « majeure » des Claudiens : il tenait plus des
Nero que des Pulcher, qui eux revêtaient des postes plus prestigieux sous
la République. Ainsi, s'il pouvait se vanter de descendre d'une famille
ancienne, les ancêtres auxquels il peut remonter n'ont pas la
dignité que l'on peut imaginer à la mention d'une «
naissance illustre » : Horace lui trouve un aïeul à la fin du
IIIe siècle, un nommé Caius Nero ayant fait ses armes face aux
Carthaginois. Il y eut un consul de sa famille en 202 av. J.-C., mais il semble
ne pas avoir hérité d'une réputation enviable : on le
disait lent et cupide. En bref, Tibère est bel et bien un Claudien, mais
un Claudien d'une branche « mineure »592.
Du moins, cela suffit aux auteurs quand ils souhaitent
dépeindre un patricien fier de ses origines ou dénoter
d'ambitions précoces. Allan Massie en fait un jeune homme arrogant qui
ne comprend la stupidité de ses prétentions qu'au contact
d'Agrippa qui, sans être né dans une famille illustre,
témoigne de valeurs que Tibère envie. Avant cela, il se pense
inégalable par la simple mention du nom de sa famille, méprisant
les dignités d'Auguste qui ne sont dues qu'au « hasard du
mariage », permettant à un « obscur provincial
» de prétendre indignement à égaler sa
gens, dont les « hauts faits brillent à toutes les
pages de l'histoire de la République593». Ainsi
s'exprime-t-il devant la jeune Julie, qui parle d'Agrippa comme d'un oncle
:
De toute façon, Julie, Marcus Agrippa n'est
pas vraiment notre oncle, tu sais. Il ne peut pas : c'est un
plébéien.594
589. Pellegrin 1727, p. 9
590. Kornemann 1962, p. 8
591. Levick 1999, p. 1
592. Ibid., p. 3
593. Massie 1998, p. 9-10
594. Ibid., p. 18
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La naissance de Tibère lui permet toutefois de
prétendre à un accès privilégié à
l'éducation. A l'âge où l'on traite encore les Romains de
« condition inférieure » comme de petits enfants, lui
commençait son instruction auprès de précepteurs. Quand il
prononce l'éloge funèbre de son père, il a alors neuf ans
et sait, semble-t-il, parler et lire le grec et le latin et compter, des
qualités intellectuelles qui n'étaient pas données
à tout enfant de l'Antiquité. Il devint un proche des
grammairiens peu de temps après son adhésion à la cour
d'Auguste et se fit remarquer pour son amour de la lecture et par la
constitution de poésies (elles nous sont perdues, mais il en aurait
écrit tout au long de sa vie). Ainsi Tibère devait
posséder un niveau d'instruction extrêmement élevé
pour son époque.
Par hérédité morale, il obtient
une froideur dont il est fier, un mépris des sentiments populaires comme
la comédie ou la complaisance. Ce trait de caractère lui causa
bien des soucis aux yeux de la postérité. Une anecdote
démontre d'un cynisme malvenu : alors que la nouvelle de la mort de
Drusus II traverse l'Empire, les émissaires arrivent pour
présenter leurs condoléances. Les Troyens seraient arrivés
bien après les autres et, rendant hommage devant le prince, se virent
moqués : « en retour, je vous présente mes
condoléances pour la mort du plus glorieux de vos citoyens, Hector
». Ceux qui voulaient compatir à la peine d'un père
perdant son fils ne voient qu'un homme aigri qui raille leur retard en leur
nommant un personnage mythologique mort depuis des
siècles595! Ce cynisme est représenté à
maintes reprises dans la série The Caesars. Tibère y est
peu expressif et ses rares sourires ponctuent des piques adressées
à ses interlocuteurs, qui ne cachent en rien leur frustration. A Livie
qui lui demande qui il verrait pour succéder à Auguste, il
répond « moi... je pense » avec un sourire en coin,
sachant que, pour sa mère, il est primordial qu'il soit
l'héritier596. Plus tard, quand Thrasylle lui affirme qu'il
sera empereur, il se retourne avec ironie pour le corriger : « je PEUX
le devenir ».
A propos de l'ascendance Claudienne, on ne doit
négliger un propos. La famille était connue pour être la
victime d'une « malédiction » héréditaire. Il y
avait, selon la légende, deux types de Claudiens : les bons et les
mauvais. La distinction entre ces deux « branches » est difficile
à cerner en Tibère, tant il répond à des
critères le rattachant tant à l'une qu'à l'autre. Certains
membres de la famille sont indubitablement marqués comme les bons :
Drusus notamment, le beau-fils préféré d'Auguste,
intelligent, aimable, capable de se faire apprécier de tous. D'autres
sont mauvais en tout point : Allan Massie cite le consul Claudius Pulcher qui,
durant une bataille navale en Sicile (lors de
595. Maranon 1956, p. 204
596. En version originale, Tibère dit «
I shall », la traduction ne transmet pas le ton original, plus
provoquant
177
la première guerre punique, en 268 av. J.-C.),
était chargé d'assurer les auspices à l'aide de poulets.
Furieux de ne pas les voir confirmer le propos qu'il voulait défendre,
il les aurait jeté de rage à la mer et aurait subi une
défaite cuisante597. On pense aussi à Publius
Claudius, l'ennemi de Cicéron, humilié dans une affaire de moeurs
: désireux d'assister à un festival religieux
réservé aux femmes, il se serait présenté
travesti598. Par son intelligence et son sens de la rigueur,
Tibère pouvait prétendre à une position de « bon
Claudien ». Toutefois, on en fait souvent un « mauvais ». De sa
fratrie, Drusus héritait de toutes les qualités, et Tibère
n'en avait que l'ombre : là où le jeune frère était
charmant, lui était timide599. La dignité, qui
était un atout, devint à l'époque où il vivait un
témoignage de mépris600. Ce n'est pas tant un manque
de valeurs qu'Auguste déplorait chez son beau-fils, mais l'absence de
points communs entre eux : comment s'apprécier sans pouvoir se
comprendre601 ? Le propos est présenté à
l'écran dans Moi Claude, empereur : à son frère,
Tibère confie qu'il voit la famille comme un pommier donnant tant de
bons fruits que de mauvais fruits. Drusus est une pomme succulente, lui n'en
est qu'une amère.
Cette arrogance patricienne ne lui a pas
profité, bien au contraire. Au contraire de ses
prédécesseurs qui avaient su se faire aimer du peuple en le
flattant, lui n'y porta aucun intérêt et fut vu, de son vivant,
comme un prince distant et méprisant. Tibère fait une erreur de
jugement : l'aristocratie, à laquelle il se vante d'appartenir, est un
vestige du temps passé. Elle n'a plus de sens à son époque
où la popularité est devenu un fait nécessaire pour une
marge d'action décente. Il se réclame d'un temps révolu et
manque de se mettre au goût du jour. Dans la biographie de Roger
Caratini, le père de Tibère constate lui-même que
l'époque dans laquelle il vit n'est plus celle de son propre père
et que tout repère est bouleversé : « Patricien...
patricien... qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire aujourd'hui,
patricien602 ? ».
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