c. Les Mémoires d'Agrippine , ou de
l'importance des sources
Drusus ne broncha pas. Pour la première
fois, il échangea avec son frère un regard d'adulte. Puis il
affirma : « Une seule chose m'inquiète, ce qu'on dira de nous
dans deux ou trois cents ans. Ce sont les vainqueurs qui
écrivent
l'Histoire584.
Nous avons établi précédemment
que les Anciens, dont Suétone et Tacite, dépréciaient
Tibère sans concessions et qu'il ne lui accordaient aucune estime dans
leurs récits. Mais, au delà de préjugés liés
à leur époque ou d'une volonté de caricaturer le mal, il
est des sources qui dictent leurs textes. C'est notamment le cas des
Mémoires d'Agrippine, dont la disparition peut frustrer
l'historien : il semble une évidence que les Anciens s'en soient
inspirés pour connaître les « ficelles » des intrigues
familiales.
582. Martin 2007, p. 293
583. Syme 1958, p. 422
584. Siliato 2007, p. 115
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Le drame de la postérité directe de
Tibère est d'avoir été le fait des descendants de la
famille qu'il avait contribué à affaiblir par le meurtre - par
volonté ou par complicité inconsciente. Des trois successeurs
directs du prince, tous étaient des proches de Germanicus : Caligula
était son fils, Claude son frère et Néron son petit-fils,
et chacun avait intérêt à déprécier l'ennemi
de la famille585. Par l'écriture de ses Mémoires,
basées sur le témoignage de sa vie, Agrippine - si
méprisée soit-elle par la postérité - semblait un
auteur légitime du récit des actes viciés de
Tibère. On ignore la teneur du propos, mais l'on ne doute pas que Pison,
Livie ou Séjan ait été dépeints comme les plus
horribles des personnages, comme les ambitieux et les monstres de
cruauté que la postérité a retenu. Tibère, par son
lien avec chacun d'entre eux, ce qui ne peut passer pour une coïncidence,
n'a aucun mérite aux yeux d'Agrippine, et sa condamnation passe en
grande partie par ce témoignage. Pourtant, les Modernes dénoncent
une honteuse falsification historique586. Nous l'avons
souligné auparavant, la famille de Germanicus, aussi
appréciée était-elle par ses contemporains, a
été soumise par la suite à des critiques quant aux actes
des descendants du « vainqueur des Germains ». Doit-on prendre comme
argent comptant le témoignage de la soeur de l'infâme Caligula,
celle qui se livrait aux vices incestueux de son frère et enfanta d'un
empereur honni ? Est-ce de ce modèle contestable de vertu que doit venir
un jugement sur l'amoralité ? Pour Charles Beulé, non seulement
les Mémoires d'Agrippine n'étaient en rien une source
digne de confiance, mais elles ont enveloppé l'Histoire de Rome,
à travers la lecture qu'en a fait Tacite notamment, dans la
calomnie587. Kornemann revient sur ce texte au « souffle
empoisonné », et élargit la responsabilité
à Tacite : il avait besoin, pour contraster avec la brillante figure de
Germanicus, de lui opposer un monstre infâme. Le Tibère des
Annales est alors un fantasme, un bouc-émissaire des vices de
son époque, volontairement créé par un auteur trop
intelligent et sérieux pour prendre au mot le récit d'Agrippine,
et ceux qui s'en rapprochaient, ne s'en servant qu'à titre d'information
validant le propos qu'il comptait mettre en oeuvre588.
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