b. Le modèle des princes futurs
Quand nous évoquions dans le premier chapitre
de ce mémoire les sources antiques, nous avons volontairement omis la
postérité politique du règne de Tibère, dans le
sens où le prince influence en certains points les méthodes de
ses successeurs.
En premier lieu, il s'affirme comme le premier des
mauvais empereurs : Auguste avait pu échapper à ce jugement par
son sens des relations publiques, s'assurant le respect de ses contemporains.
En lui succédant, le morne Tibère commet des erreurs qui font de
lui le premier d'une liste de princes incapables, ou du moins inacceptables aux
yeux de la postérité, les « monstres de sang et de folie
» dont l'esprit ne supporte ni l'excitation, ni la terreur,
innées au principat574. Qu'importe que Caligula ait
tenté de poursuivre les idéaux de son père, on ne retient
que sa folie. Qu'importe que Domitien
572. Strada 1866, p. 92-93
573. Beesly 1878, p. 139-141 : L'auteur note tout de
même six suicides avant verdict et quatorze exils. Il ne faut donc pas
faire l'erreur de considérer Tibère comme un personnage propre au
pardon, ou chaque procès déboucherait sur un acquittement - seuls
quatre l'ont été.
574. Martin 2007, p. 11
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se soit révélé inapte à
prendre la place de son frère Titus (qui, lui, n'avait montré que
de bonnes choses durant son cours règne), il a transformé ses
échecs en instruments de terreur. La postérité ne retient
pas les règnes des bons politiciens - ou alors, seulement ceux des plus
vertueux ou des plus victorieux : pourrions nous citer la moindre oeuvre de
fiction à représenter Antonin le Pieux, pourtant loin
d'être un inconnu et ayant régné sur Rome pendant
vingt-deux ans et demi ? Au contraire, combien d'auteurs ont
représenté Héliogabale et sa sexualité
éhontée, alors même que son apport à la politique
romaine est proche du néant ? Qu'importe les valeurs, l'Histoire
retiendra plus facilement les mauvais empereurs, dans le sens où la
critique est plus facile que l'adulation575. Sans doute
Tibère n'aurait pas autant été décrié et
n'aurait pas autant intéressé s'il avait su gérer la
transition entre Auguste et le principat tel que le concevait son
prédécesseur. Échouant, il est
déprécié par la postérité qui fait de son
bilan politique la preuve de l'incompétence
tyrannique576.
Tibère est souvent comparé à ses
successeurs dans ses visées politiques. Ainsi Ernest Kornemann fait le
parallèle entre le manque d'envie de Tibère face à
l'exercice du pouvoir et cette même situation chez Claude, obligé
d'accéder sans envie au principat : « Ce vieux souverain qui ne
manquait pas
de qualités intellectuelles mais, dans sa
vie pratique, sorti de son métier de juge pour lequel il se passionna
toute sa vie, n'avait aucune envergure et le choix de cet homme fut vraiment la
solution de fortune, la pire de toutes577». C'est ce
même Claude qui se réclame de Tibère lors d'un discours en
48 pour revendiquer l'accès au sénat de Gaulois et qui vante ses
bonnes actions578. Hadrien même est mis en parallèle
avec Tibère dans ses mauvais actes. Celui qui fut présenté
comme, dans l'ensemble, un bon prince aurait fini sa vie dans un délire
de condamnations, faisant disparaître un certain nombre de citoyens
romains qui auraient pu nuire à sa succession : Yves Roman
n'hésite alors pas à le rapprocher du Tibère des vieux
jours, voire des instincts cruels de Commode579.
On ne peut nier sa postérité politique.
Les conflits définissant l'origine du pouvoir, qui sont
démontrés pour la première fois sous son règne,
réapparaissent trente ans plus tard lors de « l'année des
quatre empereurs » : Galba580 est le candidat du Sénat,
Vitellius celui de l'armée et Othon celui des
prétoriens581. Mais si l'on doit citer un prince s'inspirant
de Tibère pour gouverner, on pensera à Domitien. Cet empereur
semblait être un fervent admirateur de son « ancêtre politique
», dont il se
575. Beulé 1868, p. 319
576. Martin 2007, p. 18
577. Kornemann 1962, p. 240-241
578. Lyasse 2011, p. 214-215 : l'auteur fait
état d'un texte de Sénèque où le rhéteur
cherche à consoler un affranchi privé de son frère en le
rappelant au courage dont Tibère fit preuve à la mort de
Drusus.
579. Roman 2001, p. 83-84
580. Ce même Galba à qui Tibère
vieillissant aurait prédit, trente ans avant les faits, qu'il serait un
jour le prince
581. Kornemann 1962, p. 251
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vantait de lire les Mémoires582. Les
deux hommes semblent se ressembler dans leur psychologie : tout comme
Tibère, Domitien aurait pu vivre dans la frustration d'être un
héritier de second plan, relégué derrière son
frère Titus. Haï pour sa prétendue prétention
tyrannique, il est mort dans des conditions indignes (étranglé
par un colosse dont il avait en vain tenté de crever les yeux).
Pourtant, au regard de ses actes, on ne peut nier sa volonté de
gérer l'empire avec prudence, au moyen de gouverneurs de confiance, et
sa répression des abus visant à améliorer les conditions
de vie dans les provinces. Mais c'est sous son règne que Tacite a
vécu les années les plus sombres, et son traitement de
Tibère dut être fortement influencé par le parallèle
entre les deux princes583.
Toutefois, si l'on retrouve chez Tibère les
composantes habituelles du mauvais prince (cruauté, perversité
sexuelle, incapacité), il échappe au reproche de gourmandise. La
gloutonnerie est un poncif du tyran : Vitellius en est l'exemple le plus
marqué, avec ses repas fastes et répulsifs pour qui dissocie
gastronomie et abondance. Tout au contraire, Tibère dîne dans la
sobriété, il sert des légumes et un bon vin (mais non un
vin coûteux et réputé), bien loin des repas d'apparat de
ses successeurs. De même, en opposition au gaspillage, le prince
n'hésite pas à servir des restes. Mais ce qui paraît
être une qualité est parfois utilisée pour le
déprécier : sa modestie passe pour de l'avarice. Le même
reproche apparaît dans le cas de Pertinax, peu gourmand et dont les repas
de légumes passaient pour des témoignages de
rapiacité.
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