CHAPITRE 5 -
UN REGNE MARQUÉ PAR L'ECHEC
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Il buvait jour après jour la coupe de son
propre déclin et il était conscient de celui de Rome. Il
lui arrivait de dire qu'il enviait Priam parce qu'il était mort en
même temps que ses fils, dans l'incendie de Troie : le spectacle de la
décadence et la hantise de l'avenir lui avaient été
épargnés. Depuis longtemps, les signes prémonitoires de
ce lent processus n'échappaient pas aux esprits vigilants : Rome
vacillait, avait écrit Tite-Live, sous le poids de sa propre masse ; et
Properce : « Rome aussi succombe à toutes ces richesses dont
elle s'enorgueillit » ; Tibère savait que toute cette
grandeur démesurée était rongée par une
désintégration intérieure, plus insidieuse que les forces
ennemies. Il était bien conscient de la baisse démographique
dans la plèbe de naissance libre, due à la pauvreté de
la classe laborieuse, débordée par le nombre toujours croissant
des esclaves. Il se rendait compte de l'écrasante disparité
économique entre riches et pauvres, il savait que l'armée
était en passe de devenir une force menaçante, composée
de barbares, à cause de la carence du volontariat italien et de
l'infériorité qualitative des
légionnaires.
[ Lidia STORONI-MAZZOLANI - Tibère ou la spirale
du pouvoir ]
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A. L'archétype du mauvais tyran
Du fait de ses crimes, Tibère est perçu
comme un ignoble despote, cruel et pervers. Au delà des actes «
privés », on lui reproche aussi son mauvais rapport au peuple, son
mépris envers les Romains et le plaisir ressenti dans l'asservissement
des élites romaines. Nous nous devons d'établir ici les
composantes de l'archétype du mauvais tyran, les éléments
de la vie de Tibère allant dans le sens de cette caricature et, de
là, comprendre comment le propos put être nuancé par les
historiens modernes.
I - L'image de la tyrannie
a. Un règne tyrannique
En 1846 et 1847, Charles Dezobry publie un roman en
quatre tomes, Rome au siècle d'Auguste ou Voyage d'un Gaulois
à Rome à l'époque du règne d'Auguste et pendant une
partie du règne de Tibère, présenté comme le
carnet de voyage d'un Gaulois, le Carnute Camulogène, venant vivre
à Rome et racontant avec candeur ce qu'il y voit. L'histoire recoupe les
années 731 à 778 du calendrier romain (soit les années -22
à 27 ap. J.-C.), et concerne donc une part du règne de
Tibère. L'auteur souhaite que sa fiction soit fidèle à
l'Histoire et s'intéresse aux témoignages du peuple romain sous
la tyrannie, ne négligeant aucun détail sur la vie à Rome,
des aspects impressionnants aux faits divers. Si, pour le narrateur, Auguste
est un prince sympathique - Camulogène comprend qu'il est un tyran, mais
n'a pas à s'en plaindre - il est moins heureux de Tibère, dont le
mépris du peuple et l'incompétence politique rendent le contact
difficile et mettent en péril la vie à Rome. Pourtant les
premiers temps de son règne furent prometteurs : sa modération
était louée de la plupart des Romains et il prenait soin de
rendre visite aux amis alités561. Pourtant, tous ne sont pas
dupes : l'historien Timagène comprend que s'il rejette la succession
d'Auguste, c'est pour qu'on le supplie de l'accepter, pour sembler devoir le
pouvoir au Sénat plus qu'à une vieille femme562. Le
véritable Tibère n'est pas celui qu'il veut laisser
paraître, mais un ivrogne incapable qui promeut ses compagnons de
débauche : Lucius Pison devient préfet de Rome pour avoir
passé deux jours et deux nuits à boire avec lui563.
Écoeuré par cette débauche, qui s'étend au peuple,
Camulogène quitte Rome à jamais à la fin du dernier tome
:
Que tes citoyens, que ceux qui veulent bien souhaiter
mon retour, que nos amis sachent que je reviens digne encore
de
561. Dezobry 1847, p. 263-265
562. Ibid., p. 245-246
563. Ibid., p. 470-471
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leur affection, digne d'être toujours leur
compatriote : qu'après mon long exil, je rapporte de l'étranger
le caractère plein de franchise des Gaulois, et cette
simplicité qui nous a fait toujours ressentir les injustices faites
à nos voisins comme les nôtres propres. A bientôt, vous
tous qui m'attendez ; à bientôt, car il me tarde de revoir les
rives de la Seine. Et toi, Rome, ville de luxe, de fumée, de bruit et
de servitude, adieu pour jamais !564
Le propos est assez extrême de par sa longueur
(les premières critiques envers Tibère apparaissent dans le
second tome : c'est un hypocrite incompétent qui aura fait bien du mal
à Rome). La douleur de vivre sous la tyrannie a été
soulignée par bien des auteurs, faisant de ces années de terreur
l'archétype du despotisme indigne. Chez Campan, « où
règnent les tyrans il n'est plus de patrie, il n'est plus qu'un devoir
» et c'est « dans l'obscurité qu'on maudit le tyran
après l'avoir quitté565». Même
volonté de dénonciation chez Chénier, quand Pison souhaite
que la liberté renaisse, non pour lui qui n'a plus longtemps à
vivre et qui a « fléchi sous un maître ; à vivre
en le servant (s'est) condamné », mais pour son fils et les
générations futures : « fuis toujours le tyran : tu
vivras sans reproche566». Ce propos est, semble-t-il,
essentiellement l'oeuvre des écrivains français du XIXe
siècle, en réaction aux despotes qui se succèdent.
L'initiative des deux auteurs sus-cités n'est pas explicitée,
mais l'on peut supposer que Chénier réagisse contre
Napoléon Ier, récemment déchu après des
années d'impérialisme autodestructeur, et que Campan n'ait aucune
sympathie pour les Orléanistes avec, à leur tête,
Louis-Philippe qui devait encore régner un an après la parution
de Tibère à Caprée.
Cette définition vivante de la tyrannie est le
propos principal des écrits de Laurentie. Celui-ci, en 1862, fait de
Tibère le coupable de tous les maux, le fondateur d'un despotisme
marqué par la violence et la débauche. Estimant que personne
à Rome n'a la capacité de faire face au tyran, il fait d'un
paysan espagnol le héros révolutionnaire dont l'exemple devrait
être suivi à toute époque marquée par la tyrannie :
assassin d'un préteur aux méthodes cruelles, il fut
capturé par l'armée romaine et torturé pour
dénoncer ses complices. Refusant de parler, il s'écriait que
« nulle douleur ne lui ferai trahir la foi de la conjuration
», semant la crainte parmi les bourreaux impuissants. Le lendemain,
alors qu'on allait le soumettre une nouvelle fois à la question, on le
retrouva mort : il s'était suicidé en se brisant le crâne
contre le mur de la prison, afin de ne pas se trahir après des
séances répétées de
torture567.
Pour l'auteur, Rome n'est plus qu'immondice, ou aucun
vice ne rattrape l'autre. La guerre de conquête, symbole de grandeur,
n'est plus d'actualité sous Tibère et les Romains lui substituent
de
564. Ibid., p. 276
565. Campan 1847, p. 12
566. Chénier 1818, p. 9
567. Laurentie 1862 I, p. 451
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grotesques combats de gladiateurs, la
frénésie des jeux remplaçant le patriotisme568.
Les moeurs romaines, dénuées de la bonté chrétienne
mais néanmoins dignes en bien des aspects, sont noyées dans la
débauche : on se plaît à voir le sang couler, les femmes de
la haute société se prostituer, tandis que
l'insécurité grandit et que la convoitise n'a plus
d'égal569. Pendant ce temps, Tibère ne donne pas
l'exemple, passant ses journées attablé avec ses compagnons de
débauche à récompenser les vices par la promotion sociale
: qu'importe les qualités, le plus récompensé sera
l'ivrogne570. C'est de cette image de despote d'un monde corrompu
qu'hérite Tibère. Franz de Champagny,
notoire dépréciateur de ce prince, en
fait une description des plus violentes : Voyons-le donc maintenant dans sa
sûre et délicieuse Caprée. Si, à travers vers les
gardes et les espions, au risque de la vie, vous pénétrez
jusqu'à lui, vous trouverez un hideux vieillard, la face moitié
couverte d'ulcères et moitié d'emplâtres, chauve,
courbé, à l'haleine fétide, (...) usé par des
débauches monstrueuses, tristes, cachées ; couché à
table, achevant de s'enivrer, discutant avec les grammairiens, ses bons amis,
sur les cheveux de Phébus ou l'âge des coursiers d'Achille, ou
bien parlant bas et gravement à Thrasylle, qui, la nuit venant, montera
sur la tour pour étudier encore les
astres.571
Dans sa folie, Tibère fait un constat : devant
définir lui-même les pouvoirs que le prince pouvait s'accorder -
Auguste n'avait pas éclairci ce point - il devait tester les limites de
la tolérance du peuple. L'empereur fou serait avant tout un
scientifique, expérimentant cette nouvelle politique. C'est ainsi que le
représente Tinto Brass dans Caligula : un homme multipliant les
provocations les plus insensées pour assurer son pouvoir, une pratique
qu'il a pu transmettre à son successeur. L'humiliation est le propos de
Jean de Strada, chez qui le prince rit de voir Rome à ses pieds,
ridiculisée et animalisée :
TIBERE Rome, lève-toi donc, voilà
ton vieil époux T'espionnant le soir comme un amant jaloux, Ton
époux éloigné qui réclame ta couche. Entends-tu
le doux bruit des baisers de sa bouche ? (...) Ah ! Quel immense
éclat de rire ! Esclave, elle est sur toi la main qui te
déchire. Obéis bien, immonde. A moi la volupté De ta
vieille richesse et ta vieille beauté. Dors ton impur sommeil,
ô ma Rome chérie, Tu peux bien être la patrie, Des
viols, des prostitutions,
568. Ibid, p. 297
569. Ibid., p. 390-391
570. Ibid., p. 465
571. Champagny F., Les Césars, Paris :
Ambroise Bray, 1859, p. 300-301, in David-de Palacio 2006, p.
14-15
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Des meurtres, des trépas, des
superstitions, Mais ne change jamais de maître,
Ma brebis, ton pasteur de sa main te fait
paître572.
Fourbe, arrogant, se plaisant dans la domination,
Tibère en devient détestable. Mais, à l'époque
où il vivait, le reproche de cruauté devait être bien
moindre à celui que la postérité lui a par la suite
attribué. Ainsi Edward Beesly, en 1878, reprend au mot les Annales
de Tacite - soit un texte lu par toutes les critiques de Tibère -
pour démontrer que, dans ce texte qu'on sait hostile à
l'empereur, la violence est infirmée, du moins jusqu'à un certain
point. De l'an 14 à son départ pour Capri, Tibère n'aura
instruit que trente-sept procès, qui plus est pour la plupart
justifiés par des motifs loin du crime de majesté ou de complot :
un fut condamné pour mutinerie, trois pour complicité avec un
tiers ennemi et un pour meurtre - la plupart des condamnations reposant sur des
motifs moraux, tels l'adultère (sept occurrences) ou la corruption (six
occurrences), voire punissaient la délation qu'on lui a souvent fait
adopter (six procès concernent la calomnie et les fausses accusations).
Et, encore plus étonnant au vu de la réputation de meurtrier
imputée à Tibère, seule une mise à mort fut
ordonnée - et, semble-t-il, sans que l'empereur ne puisse se prononcer
à temps, le poussant à « adoucir » la loi en instaurant
un délai de dix jours entre une condamnation à mort et sa mise en
application, si une grâce de dernière minute devait être
prononcée573.
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