e. La perte de confiance
Selon Kornemann, après ces purges,
Tibère aurait pu revenir à Rome et être acclamé par
le peuple romain, libéré du tyran Séjan : la peur aurait
laissé place à la reconnaissance. Il n'en fit rien, et les
Romains en furent à jamais déçus550. La cause
est probablement morale : il avait perdu toute foi en
l'humanité.
Il est dit qu'Antonia fut celle qui
dénonça, dans une lettre, les crimes de Séjan à
Tibère. Dans le roman d'Allan Massie, elle vient s'entretenir de vive
voix avec lui, cherchant à lui ouvrir les yeux : s'il pense Séjan
digne de foi, c'est parce qu'il lui a toujours menti, et celui-ci a
cherché à ternir sa mémoire auprès des Romains,
rencontrant un tel succès qu'Antonia elle-même avait
éprouvé des doutes sur le devenir de la santé mentale de
son vieil ami. En le voyant, elle est rassurée et constate que
Tibère est innocent. Mais le prince est profondément
blessé : si Séjan l'a trahi, c'est toute sa foi en la
bonté de l'homme qui s'effondre et il en vient à souhaiter ne pas
vivre jusqu'au lendemain551. La situation lui devient insupportable
le jour où son affranchi Sigismond, qu'il aime profondément et
dont il se refuse d'abuser, par dégoût de salir un être
aussi bon, lui avoue que Séjan l'a violé en lui disant que, s'il
lui résistait, il dirait des mensonges sur lui pour que Tibère le
condamne pour trahison. Le prince est empli de colère :
Il n'avait rien que je puisse lui dire pour le
réconforter. Il y a des choses qui restent en vous, et ne peuvent
être guéries par des mots. Mais ma colère contre
Séjan se faisait plus violente encore, attisée ou peut-être
corrompue par l'envie, car il avait fait ce à quoi je m'étais
moi-même refusé.552
La trahison de Séjan est motif à la
tragédie C'est la tristesse qui fait du prince le monstre qu'on en a
retenu. En mourant, Séjan a tué les espoirs de Tibère en
la joie et en l'humanité. Dans la série The Caesars, le
prince, d'ordinaire impassible, rentre dans une fureur meurtrière en
apprenant la cause du décès de Drusus, demandant la torture et
l'exécution de son médecin personnel. Ses fidèles quittent
la salle, et le laissent seul avec ses pensées. La porte fermée,
Tibère s'effondre au pied de
550. Kornemann 1962, p. 189
551. Massie 1998, p. 291-292
552. Ibid., p. 297
165
son siège, secoué par les sanglots.
Ainsi le représente Bernard Campan, incapable de pleurer tant la douleur
est grande :
TIBERE La nature a mes yeux n'accorde plus de
larmes ; En vain à leur puissance elle veut m'asservir, Elle m'a
refusé le don de les tarir.553
Tibère soliloque, condamnant celui qu'il croyait
son ami :
TIBERE Et pourtant je t'aimais ; dans tes bras
endormi, Je me flattais encor de garder un ami. Absent, je t'appelais, et
souvent ta pensée Versa quelque chaleur dans mon âme
glacée. Favorable sommeil, tu m'avais donc séduit Pour
rendre plus amer le réveil qui te suit !554
Les historiens modernes représentent eux aussi
la douleur du vieil homme trahi, qu'ils en soient les défenseurs ou les
adversaires, tant le propos est tragique. Sans vouloir romancer
l'événement, Barbara Levick affirme qu'il est difficile
d'imaginer l'état d'esprit du prince face au choc de découvrir
que son seul ami était, depuis longtemps, un meurtrier intriguant contre
sa famille, dénué de toute affection et - pire encore -
l'assassin de son fils unique555. Dans La spirale du
pouvoir, les dernières années de la vie de Tibère
sont marquées par l'humiliation, le sentiment de trahison et la
pensée que toute son existence avait été un trompe-l'oeil.
Cette souffrance brûlante est d'autant plus tenace qu'il sait que les
faits ne peuvent être corrigés, qu'il ne peut revenir sur un
meurtre vieux de huit ans et que rien ne peut assouvir sa vengeance. Sachant
que Livilla était l'amante de Séjan, il ne peut plus regarder son
petit-fils Gemellus sans chercher une ressemblance entre son visage et celui du
ministre. « Il n'eut pas porté de coupe à ses
lèvres qui ne fût remplie de fiel556».
Charles Beulé, plus exclamatif, affirme que la répression de
cette rage fut le déclencheur de la folie furieuse finale
de Tibère : « Une joie
éphémère fait place à une fureur amère. Quoi
! lui, le profond, le dissimulé, le clairvoyant Tibère, il a
été trompé comme un enfant! Pendant huit ans il a
été dupe de cet homme qu'il vient à peine d'égorger
! On lui a tué son fils, et il n'a rien soupçonné! A qui
se fier désormais? L'univers n'offre que trahisons, complots,
ténèbres. Son âme fut en proie dès lors à des
soupçons si cuisants et à une rage si atroce, qu'il voulut
répandre dans l'univers la terreur qui remplissait son
âme.557»
553. Campan 1847, p. 67
554. Ibid., p. 58-59
555. Levick 1999, p. 160
556. Storoni Mazzolani 1986, p.
293-294
557. Beulé 1868, p. 332-333
C'est de cette peine que serait venue l'idée
d'encourager les purges et de finir sa vie dans l'infamie. « C'est ce
monstre fou de douleur et de vengeance qu'on appelle
Tibère558». Injurié, trahi par la
dernière personne qu'il pensait susceptible de le faire, il abandonne
tout effort de se faire apprécier, ne voulant que faire souffrir
l'humanité qui l'a à jamais déçu559.
C'est cet homme de soixante-douze ans qui décide de devenir, de son
propre gré, un monstre de violence, un tyran tel que personne n'en vit
auparavant. Pour Olive Kuntz, « la mort de Séjan marqua la
défaite de Tibère César, le descendant des Claudii, le
dernier républicain de Rome560.
558.
166
Zeller 1863, p. 64
559. Storoni Mazzolani 1986, p.
325-326
560. Kuntz 2013, p. 65
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