d. Le viol
Malgré leur horreur, aucun de ses crimes ne
peut égaler l'ignominie de l'acte commis dans les geôles de Rome
au lendemain de la mort de Séjan. Alors que le ministre était mis
en pièces, que ses partisans étaient pourchassés, une
fillette était violée par son bourreau avant d'être
étranglée, ce pour satisfaire autant la cruauté
(in)humaine que la loi romaine543.
Légalement, il était interdit
d'exécuter une femme vierge, quand bien même on l'eut
condamnée pour un crime d'ordre majeur - du moins n'y avait-il pas de
précédents. Dans le cas de la fille de Séjan, alors
enfant544, le bourreau se voyait interdit d'exécuter une
vierge. Junilla aurait alors été violée avant d'être
exécutée. Ce crime semble trop horrible pour que les auteurs s'y
attardent, ne s'attachant qu'à l'évoquer lors du récit des
purges et à commenter l'horreur qu'ils éprouvent en parlant de
cet acte. Ainsi, Villemain, qui ne ménage habituellement pas
Tibère dans la description de ses crimes, se contente de dire qu'on
« n'épargna pas même sa fille à peine sortie de
l'enfance ; et, comme la loi défendait le supplice d'une vierge, elle
fut violée par le bourreau avant d'être mise à mort. Cette
infamie, renouvelée pour d'autres victimes, était
commandée par Tibère.545». Sur le même
modèle, l'anti-tibérien Jean de Strada, qui se plaît
à démontrer des horreurs pratiquées par les Romains,
évoque davantage le spectacle des corps sanglants que le viol de la
jeune fille :
TIBERE Ses fils ? MACRON Pris,
comme on voit les feuilles dans le vent. Mais aux vierges la loi fait
grâce de la vie, Sa fille est une enfant ; qu'à Diane
asservie... TIBERE Qu'on viole et qu'on tue ! Assez de ce
Séjan. Que fait Rome, dis-moi, pendant cet ouragan
?546
542. Ibid., p. 224
543. Maranon 1956, p. 196-197
544. Elle fut fiancée en 20 ap. J.-C., on
suppose donc qu'elle n'avait pas plus de quatorze ans à sa
mort
545. Villemain 1849, p. 92
546. Strada 1866, p. 170
163
Le fait d'éliminer de jeunes enfants est
horrible, mais la décision de Tibère peut être
défendue jusqu'à un certain point. Si la victime est innocente et
incapable de faire le moindre mal dans son état actuel, elle est
marquée à vie par le préjudice porté envers sa
famille et peut chercher à la venger dans l'avenir. La fermeté et
la prudence auraient dicté l'étranglement seul, un geste
déjà indigne aux yeux de la postérité. Aussi
horribles que soient les scènes de purges, le voyeurisme lubrique ou les
assassinats lâchement perpétrés, il n'est rien de plus
infamant pour l'image de Tibère que d'avoir donné l'ordre de ce
viol.
En était-il coupable ? Le propos est
contestable. Au milieu des purges, où chacun mêlait la
colère et l'envie de contenter le prince vengeur, il n'est pas
impossible que cet acte ait eu pour objectif de dégrader l'image de la
famille de Séjan et de satisfaire le sadisme de tous. Peut-être
l'ordre fut-il prononcé par le Sénat lui-même - c'est
l'hypothèse d'Allan Massie, qui fait émettre des regrets à
l'empereur à la vue de telles scènes, une vengeance
justifiée envers un traître qui devient une débauche de
crimes indignes :
Je m'étais borné à ordonner
l'arrestation de Séjan. Les sénateurs n'eurent besoin d'aucun
encouragement pour s'embarquer dans une orgie de vengeance. (...) Ni sa
famille ni ses proches ne furent épargnés. Même ses enfants
furent mis à mort sur l'ordre du Sénat. Après
débat, il fut décidé que sa fille, âgée de
treize ans, serait d'abord violée par le bourreau, car la loi
interdisait l'exécution des vierges nées libres. Et un
sénateur (...) souligna que transgresser cette loi risquerait
d'attirer le malheur sur sa cité. Comme si l'on n'avait
déjà nagé dans le malheur !547
Voltaire est tout aussi perplexe quant à la
véracité de l'information. Dans son Dictionnaire
Philosophique, il fait allusion à l'affaire dans son article «
Défloration ». Il cherche à contester l'article du
même nom dans le Dictionnaire encyclopédique,
réfutant la nécessité légale de dépuceler
une condamnée à mort. Pour lui, « si une fille de vingt
ans, vierge ou non, avait commis un crime capital, elle aurait
été punie comme une vieille mariée », et
l'interprétation de cette loi devait être liée à
l'image de l'enfance plus qu'à celle de la pureté548.
Ainsi, le crime n'avait pas de fondement juridique et n'était qu'un acte
de barbarie, « outrageant la nature ». Toutefois, Voltaire
ne veut pas se servir de cette constatation pour condamner la mémoire de
Tibère : Tacite rapporte le récit de l'événement,
non sa véracité. En conclusion, sa critique vise plus à
contester les ragots populaires qu'à s'attaquer aux criminels
présumés : « quel livre immense on composerait de tous
les faits qu'on a crus, et dont il fallait douter
!549»
547. Massie 1998, p. 304-305
548. Dans son article, Voltaire fait de Junilla une
fillette de huit ans
549. Voltaire1879, p. 83-84
164
Nous reviendrons en détail sur la
Voluptueuse Agonie dans le chapitre consacré au roman
décadent. Dans cette nouvelle, l'auteur, Gaston Derys, a cherché
à faire du récit du viol de Junilla un propos érotique et
malsain, où la jeune fille trouve le plaisir dans les derniers instants
que lui impose son bourreau, une brute germanique hésitante au moment de
la mettre à mort.
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