b. La République corrompue
Car, Tibère semble l'avoir compris trop tard, non
seulement la République était morte, mais le principat devenait
une nécessité. C'est un propos que l'on retrouve souvent
explicité chez les auteurs du XVIIIe, dont les liens politiques avec
l'Empire (dans sa forme moderne) influencent la pensée. Mais il n'est
pas nouveau : c'est l'interprétation des textes anciens. Ainsi, Gascou
fait de Tacite, que l'on a souvent associé au républicanisme de
par les critiques qu'il prononce à l'encontre de Tibère, un
républicain comprenant la nécessité du principat : il ne
le souhaitait pas, mais sans principat, Rome n'aurait pas pu
survivre673. Suétone aurait, selon ce même auteur,
présenté la sévérité politique, lorsqu'elle
se faisait nécessaire, comme une pratique saine674. Ce
constat, rapporté à l'époque moderne, est prononcé
par Edward Beesly en 1878. L'Empire est un système politique
que
personne ne doit souhaiter mais qui, parfois, est la
solution aux problèmes politiques : En conclusion de cette
intervention, laissez moi vous dire que j'espère que personne ne partira
avec l'impression que, puisque j'approuve le gouvernement des Césars, je
suis favorable à l'impérialisme moderne. L'établissement
de l'empire romain était un grand pas en avant. C'était la seule
manière pour que cette civilisation ancienne puisse survivre. Ce fut un
bénéfice considérable pour 99% de la population.
L'impérialisme moderne est rétrograde. Il empêche la
liberté de la presse. Il refuse le droit aux réunions publiques.
Il encourage le militarisme. Dernièrement, il en revient à
l'hérédité, ce qui est irrévocablement
condamné par l'immortelle Révolution française. Ce n'est
pas aussi mauvais que le gouvernement d'une classe privilégiée.
Mais aucun gouvernement ne peut rejoindre les besoin de la
société moderne si il n'est, quelque soit sa forme,
républicain dans son esprit.675
Là où le principat devenait
nécessaire, c'est qu'en les faits, la République s'était
condamnée par sa corruption. Beesly demande à son audience de se
vider l'esprit de tout préjugé en faveur du gouvernement
républicain : car, depuis plusieurs générations, Rome
n'était plus républicaine. Si, en apparence, le pouvoir venait du
peuple, il était concentré dans les mains d'une classe
privilégiée, celle qui détenait les richesses et pouvait
acheter les assemblées en y nommant amis et famille. Cette oligarchie
devient pire que la dictature, dans le sens où un homme seul doit
oeuvrer avec prudence pour ne pas se retrouver isolé face à une
masse mécontente, tandis que cette action de groupe les met à
l'abri des révoltes et permet de régner dans
l'injustice676. Ainsi Roger Caratini fait
672. Storoni Mazzolani 1986, p. 127
673. Gascou 1984, p. 783
674. Gascou 1984, p. 744
675. Beesly 1878, p. 147-148
676. Ibid., p. 86-87
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débattre deux hommes du peuple, Publius et
Nicias, le premier fervent républicain, le second plus nuancé, et
dans les faits plus réaliste, venant de proclamer que le principat
était une bénédiction :
- Pourquoi donc ? Nous vivons en république
depuis cinq siècles, et nous nous en sommes toujours bien
trouvés, que je sache, réplique Publius.
- C'est toi qui l'affirmes. Notre République
était celle des patriciens et des chevaliers, qui représentaient
à peine un dixième de la population romaine et qui avaient tous
les droits, la plèbe n'en ayant pratiquement aucun, sinon celui d'aller
se faire tuer pour elle en Gaule, en Orient ou en
Égypte.
- Elle avait le droit de voter, donc de gouverner
par l'entremise de ses élus, Nicias.
- Permets-moi de sourire, Publius : tu confonds Rome
et Athènes. Oui, les magistrats étaient élus par le
peuple, mais les lois étaient faites par les sénateurs, qui ne
l'étaient pas et qui étaient choisis par le censeur dans la
classe des patriciens : la République romaine appartenait aux riches et
aux puissants, et lorsque les Gracques,
puis César ont voulu y mettre le holà,
ils se sont fait assassiner par ceux du parti sénatorial... Belle
République, en vérité !
- Celle d'Auguste est une dictature
déguisée, Nicias, ce n'est pas mieux et j'ai envie de crier :
« Rome, ta liberté
fout le camp ! »
- Il y a deux choses plus importantes que la
liberté, dans une société, c'est l'égalité
et la loi : elles n'existaient pas au temps de la république
sénatoriale, dans laquelle un patricien et un plébéien ne
pesaient pas le même poids et où la loi était violée
impunément en permanence.677
C'est ce que le peuple attendait des premiers
Césars : la réformation d'une République aux valeurs
corrompues. César en était le premier défenseur, dans ses
prétentions à remédier aux privilèges
éhontés et, par l'instauration d'une apparente démocratie,
il souhaitait l'égalité entre les Romains libres678.
Le despote, quand bien même serait-il détestable, devient moins
tyrannique que l'élite corrompue, ce même aux yeux des ennemis du
pouvoir à sommet unique. Ainsi Jean de Strada, favorable à «
changer l'esclave en homme et les dieux en un Dieu » ne condamne
pas directement l'existence du tyran, car le tuer pourrait amener une pire
engeance au pouvoir679 :
HUMANUS Vieillards, vous conspiriez contre
Tibère, là, C'était pour ce Caïus. Contre
Caligula Ce sera donc pour Claude. Et si c'est contre Claude D'un monstre
plus hideux le trône s'échaffaude.680
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