c. Incapacité à passer le pouvoir
Ce n'est donc pas tant l'abandon du républicanisme
qui fait l'objet des critiques politiques envers
677. Caratini 2002, p. 54-55
678. Beesly 1878, p. 90
679. Strada 1866, p. 136
680. Ibid., p. 140
198
Tibère, mais l'échec de la pensée
qu'il voulait défendre. Devant l'incapacité de restaurer le
système politique ancestral et l'absence de partenaires pour l'aider
à assumer sa charge, Tibère ne pouvait devenir, aux yeux de la
postérité, qu'un tyran écoeuré681.
Dominé par l'héritage moral familial, incapable de s'adapter
à cette nouvelle époque, il était, dès le
départ, voué à échouer : personne ne pouvait
l'aider, l'adulation qu'il voulait réprimer était
accentuée chaque jour, ses réformes économiques
étaient perçues comme de l'avarice et du
mépris682. Son règne devient faillite, quelques soient
ses efforts pour s'affirmer683. Sans doute n'était-il pas
fait pour le principat, ni par nature, ni par éducation.
Dénué de la capacité de se faire apprécier, il
devait agir seul et subir le jugement implacable des Romains. Pour Kornemann,
c'est ce manque « d'auctoritas » qui a empêché
les successeurs d'Auguste, dénués de ce talent qu'on ne peut
avoir que de naissance, de s'affirmer en tant qu'héritier moraux - du
moins jusqu'à Vespasien ou Nerva dans une moindre mesure684.
Probablement Tibère était-il un bon administrateur et un bon
soldat, mais il n'était pas à sa place685: dans le
cadre d'une vieille monarchie bien ordonnée il aurait tenu son
rôle avec honneur ; mais les
difficiles missions qu'Auguste lui avait
laissées avec ses illusoires institutions républicaines, ainsi
que la malveillance du Sénat et les tensions intestines au sein de la
famille impériale, furent au-dessus de ses
forces.686
Pourtant, il tenta de déléguer le
pouvoir. En vain. Ce qu'il voulait obtenir, il ne put en percevoir qu'une
partie : il gouverna par le « laissez-faire », n'intervenant que
lorsque cela était nécessaire - lui valant une réputation
d'hypocrite quand il semblait donner le pouvoir au Sénat tout en le
gardant pour lui, se montrant à la fois frustré du manque
d'initiatives et de celles allant à l'encontre de ses
idées687. Allan Massie fait discourir Tibère au
lendemain de la mort d'Auguste, tentant de s'adresser à un Sénat
qui refuse de l'écouter :
Père conscrits, nous sommes tous ici les
héritiers de la glorieuse histoire de Rome, les enfants de la grande
République. Ma propre famille a, comme vous le savez tous,
joué un rôle majeur dans l'épanouissement de la grandeur
romaine. (...) Après les guerres civiles, [Auguste] a restauré
les institutions de la République. Il a porté les
frontières de l'Empire en des terres où les armes de Rome
étaient inconnues. Il a suivi le principe romain : épargner
l'humble et soumettre l'orgueilleux. Mais maintenant, mes chers
concitoyens, nous devons nous demander, non seulement où nous allons
pouvoir trouver son pareil, mais aussi, de façon plus urgente encore,
s'il est bon qu'un seul homme, n'ayant pas les qualités
suprêmes d'Auguste, doive disposer de la même étendue de
pouvoir. Je pense, pour ma part, que c'est une tâche qui nous
dépasse tous. Elle me dépasse certainement, quand à
moi. J'ai eu l'honneur, pendant ces dernières années, de partager
ce
681. Petit 1974, p. 84
682. Storoni Mazzolani 1986, p.
21-22
683. Roman 2001, p. 287-288
684. Kornemann 1962, p. 220
685. Maranon 1956, p. 178-179
686. Abraham F., Tiberius und Sejan,
wissenschaftliche Beilage zum Programm des Falk-Realgymnasiums zu Berlin,
Berlin : R. Gaertners Verlagsbuchhandlung, 1888, p. 18, in. David-de Palacio p.
71
687. Scarre 2012, p. 34-35
199
fardeau, et, croyez-moi, j'en connais le poids. Je
sais quelle besogne dure, exigeante et périlleuse représente
le gouvernement d'un Empire tel que celui de Rome. D'autre part, je vous
presse de vous demander s'il est convenable qu'un État comme le
nôtre, qui peut se reposer sur tant de personnages distingués,
doive remettre un tel pouvoir à un seule homme. Ne serait-il pas mieux,
Pères conscrits, de partager ce pouvoir entre un certain nombre
d'entre nous ?688
Devant l'incapacité de déléguer le
pouvoir, Tibère devait accepter sans conditions de devenir le prince de
Rome. Ses pensées républicaines n'avaient plus raison
d'être, et il devait assumer le rôle qu'on lui confiait et on ne
lui laissait pas le choix de refuser. Il ne s'agissait plus de choisir entre
République et Empire, la situation devenait « Tibère ou un
autre empereur ». Dans Les Mémoires de Tibère,
c'est Pison qui le pousse, avec ses mots, à accepter la charge
impériale : « tu dois attraper l'Empire par les couilles, mon
ami, sinon c'est un autre qui attrapera les tiennes, et cela te fera
très mal.689». Des années plus tard, il
s'est résigné et prévoit, chez Lucien Arnault, l'Empire au
plus républicain de ses proches, Galba :
La liberté qu'on veut sous le règne
d'un autre Sur notre ambition ne saurait l'emporter
Un trône plaît toujours à qui
peut y monter !690
Tibère, que les convictions dressaient contre la
tyrannie - il aurait pu être un ennemi de César s'il avait
vécu à son époque - en est devenu le symbole malgré
lui. C'est le « drame de son gouvernement691».
Barbara Levick défend ce propos : l'être façonné par
l'ascendance Claudienne, puis converti malgré lui aux aspirations
Juliennes a vécu toute sa vie dans l'espoir de prendre un jour une
retraite méritée après des années de travail pour
Rome. Mais entouré d'un peuple servile, insulté par ses ennemis
politiques, issus de sa propre famille, il s'enferme dans le mutisme et ne
trouve pas le repos. L'exil ne le sauve pas, tant les problèmes
l'entourent. Le malheur de Tibère, c'est de n'avoir jamais pu se
retirer692.
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