b. La mort de Séjan
Pour condamner Séjan, Tibère adresse au
Sénat une lettre qui, selon Lenain de Tillemont, était «
fort longue, lasche et indigne de la majesté impériale, mais
adroite et ingenieuse ». Commençant par évoquer une
affaire judiciaire toute autre, le prince n'éveille pas les doutes du
favori qu'il va bientôt déchoir, ne l'évoquant que par
intermittences et aux détours de phrases. Brutalement, il ordonne de
punir deux sénateurs de la faction de son ministre et le fait entourer
de gardes pour
l'empêcher de fuir. Vient alors la condamnation.
Séjan ne peut cacher sa consternation : Tout ce qu'il pouvoit faire
en cet état, estoit de se couvrir le visage pour diminuer un peu sa
confusion ; et on ne luy permettoit pas. On vouloit voir la consternance, et
quel pouvoit estre le visage d'un homme dans ce comble de honte et de malheur,
et
519. Massie 1998, p. 295-296
520. Linguet 1777, p. 131
521. Ibid., p. 132
522. Franceschini 2001, p. 383-384
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mesme on luy donnoit des soufflets aprés
l'avoir adoré comme un Dieu.523
Ainsi est déchu le puissant ministre qui, du
jour au lendemain, passe du plus respecté des Romains, le maître
officieux du monde, à un condamné placé au dessous
même de l'esclave. Cette chute a permis aux auteurs, historiens ou
écrivains de fiction, de montrer par des envolées
littéraires
l'absurdité tragique de cette situation. Ainsi,
Linguet rapporte que : Telle fut la fin déplorable d'un des plus
puissans Ministres dont l'histoire fasse mention. Il avoit rempli pendant une
assez longue suite d'années le poste de souverain subalterne, et dans
cet intervalle il vit à ses pieds tout qu'il y avoit alors de plus grand
sur la terre. Il étoit parvenu à sa fortune par des moyens
criminels. Il en jouit avec audace, et la perdit avec
ignominie.524
Jules-Sylvain Zeller rappelle au souvenir de Catilina,
déchu de ses prétentions par l'éloquence de Cicéron
au milieu du Sénat, et fait l'analogie entre les deux condamnés.
Mais là où Catilina avait pu, malgré son indignité,
conserver quelques honneurs en tombant au milieu des conjurés dans une
bataille désespérée, Séjan meurt dans la honte,
« traîné par le croc aux gémonies, parmi les
huées de la populace qui renversa les statues qu'elle lui avait
élevées ». Dans le premier cas, c'est la fin d'une
liberté, un acte précurseur à la chute de la
République, de l'autre le commencement d'une servitude où l'on
condamne celui qu'on supportait la veille525. Citons
également le récit qu'Allan Massie fait de l'emprisonnement de
Séjan attendant l'exécution où l'auteur cherche à
montrer tout le
tragique de la situation : Le favori déchu
fut (emmené) à un petit bâtiment sous le Capitole.
C'était la prison Mamertine, une cellule sombre construite dans les
sous-sols, où les prisonniers d'état attendaient leur
exécution. Jeté sous un escalier en colimaçon,
malgré sa résistance désespérée, à
travers un trou dans la pièce au-dessus, il se trouvait, lui qui
était le matin un prince parmi les hommes et le maître de cette
cité de marbre, confiné dans une minuscule cache fétide
aux murs moites. S'il y avait la moindre lumière, il aurait pu voir
l'anneau auquel le grand prince africain, Jugurtha, avait été
enchaîné, celui du quel il avait rongé son bras pour
assouvir sa faim. Séjan ne vivrait pas assez longtemps pour être
affamé.526
Le geste semble d'autant plus surprenant que, quelques
soient les crimes qu'on lui impute, jamais en dix-sept ans d'Empire
Tibère n'avait prononcé clairement une condamnation à
mort. Ce jour d'octobre 31 marque le premier ordre publique d'exécution,
choquant Rome527. Et, pour rejeter sur Tibère une image
indigne, les auteurs de l'Antiquité n'ont pas négligé les
détails de cette mise à mort, dans ses aspects les plus sanglants
et les plus immondes à la lecture. Ainsi, si la mort en elle-même
a pu être « édulcorée » (Paul-Jean Franceschini
présente Macron rompant le cou de son ancien supérieur
hiérarchique à la sortie de la prison avant de jeter le corps
à la foule en colère, ne
523. Lenain de Tillemont 1732, p.
43
524. Linguet 1777, p. 140
525. Zeller 1863, p. 63-64
526. Massie 1983, p. 115 : la traduction est
personnelle, mais le ton du texte est respecté au mieux
527. Bowman 1996, p. 216
159
lui laissant assouvir ses cruautés que sur un
cadavre528), on ne peut passer outre le témoignage des
atrocités commises. Dans le roman sus-cité, le corps est
dépecé avec un croc, dénudé,
émasculé, couvert d'immondices et mis en pièces par la
foule allègre529. Même les historiens les plus
austères se perdent en détails : Gregorio Maranon rapporte que le
corps fut traîné dans les rues de Rome pendant trois jours et
découpé en si petits morceaux que le bourreau ne trouva pas de
restes assez consistants pour l'exposer sur les marches des
Gémonies530.
Tibère a-t-il donné de telles
instructions ? On peut en douter, pensant que ce traitement était
davantage le résultat de l'excitation d'une foule que personne ne
voulait contenir par risque d'être mis en pièces par elle.
Pourtant, le propos est tentant pour qui veut faire de Tibère un
être odieux. Chez Jean de Strada, il demande explicitement à
Macron de porter le corps au peuple pour qu'il ne soit « demain qu'un
lambeau de colère » laissant ses morceaux sur chaque
pavé531. Le propos est encore plus cruel dans la pièce
de Bernard Campan, où la veuve de Séjan demande à revoir
son mari, une promesse que lui avait fait le prince. Seulement, il n'avait
à aucun moment dit que leurs retrouvailles se feraient de leur vivant
:
TIBERE N'appelez point vengeance un arrêt
légitime ; Celui que vous aimez mourra votre
victime. EMILIE Eh ! Vous me promettiez qu'il me serait rendu
! TIBERE Votre esprit abusé ne m'a pas entendu. J'ai
donné ma parole et la tiendrai peut-être ; On vous rendra
Séjan, comme l'on rend un traître, Quand le crochet fatal le
laisse abandonné Sur l'arène sanglante où mort on l'a
traîné.532
Il est difficile de représenter explicitement
cette scène par l'image tant elle est violente. Dans la plupart des
occurrences filmiques, la mort de Séjan est plus suggérée
que montrée. Dans The Caesars, on le voit pour la
dernière fois porté en dehors du Sénat par les gardes, et
sa mort se produit en dehors de l'écran. Dans Moi Claude,
empereur, il est poignardé dans sa cellule, agonisant dans un
râle, et l'on ne voit pas son corps jeté à la foule. Enfin,
dans Jeff Steele and the Lost Civilization of NoyNac - ou la base
historique a été abandonnée aux dépends d'une mise
en
528. Franceschini 2001, p. 390
529. Ibid. p. 390-391
530. Maranon 1956, p. 138
531. Strada 1866, p. 225
532. Campan 1847, p. 66-67
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scène inspirée par
l'héroïc-fantasy - le ministre est traversé par les coups de
deux sénateurs, du fils de l'empereur (un traître chevelu
nommé Vagan) et de deux gardes prétoriens, ici
représentés comme des samouraïs, au milieu de
dolmens.
L'avis des auteurs, quant à cette
exécution, est presque unanime : c'est l'expression de la cruauté
et de la lâcheté de la nature humaine. Ceux qui supportaient
Séjan quelques heures auparavant se mêlent à la foule en
colère pour attaquer le ministre déchu. Le propos se
répète près de quatre décennies plus tard, lors de
l'exécution de l'empereur Vitellius, quand le personnage impopulaire est
traîné dans la boue par le peuple romain, ennemis et opportunistes
mêlés. Cette foule devient, pour Juvénal, la «
tourbe des enfants de Remus » suivant une fois de plus sa nature
éternelle : suivre la fortune et détester les victimes. Ceux qui
frappaient Séjan au nom de Tibère auraient sans doute
été ravis de frapper Tibère au nom de Séjan si
l'occasion s'était montrée : vaincu on le bafouait, vainqueur on
l'eût adoré533. C'est un peuple qui se vend aux
intérêts serviles534. La chute de Séjan devient
une honte autant pour le condamné que pour les lâches qui le
frappent : ceux-ci apprennent à vivre dans la peur. Aucun des bourreaux
de Séjan n'osa demander au prince le moindre remerciement : l'exemple de
leur victime leur a démontré qu'en ces temps,
l'élévation est un fardeau. C'est la tyrannie à
l'action535.
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