III - La vengeance de Tibère
a. La chute du favori
Séjan ne devait pas oublier que son pouvoir lui
venait de Tibère, et de sa position de favori. Dès l'instant
où son affection lui fut retirée, il n'était plus en droit
de continuer à faire état de ses
prétentions514. Mais il pouvait toujours faire pression sur
le prince en profitant de ses peurs, en se disant que Tibère n'oserait
pas le déprécier s'il se pensait entouré de conspirateurs
: si Séjan venait à tomber, l'empereur se penserait
lui-même condamné. C'est à cette peur qu'est
confronté le Tibère d'Allan Massie, conscient d'être
manipulé (le ministre brûle les lettres qui ne lui plaisent pas et
fait le tri dans les informations que l'empereur doit connaître), mais
incapable de s'en défaire par crainte de ne plus avoir personne pour le
protéger. Séjan lui avait appris à craindre les autres au
fil des
512. Massie 1998, p. 280-281
513. Adams 1894, p. 170-171, voir ANNEXE
4
514. Linguet 1777, p. 130
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années, désormais c'est de lui que vient la
peur515.
Mais un jour, Tibère décide de
réagir. Conscient d'être le dernier rempart entre Séjan et
l'Empire, il ne veut pas baisser sa garde. Et les délateurs, ceux que
Séjan avait utilisés à son compte depuis bien des
années, commencent à l'abandonner et à dénoncer ses
actes à l'empereur516. C'en est trop pour Tibère qui
décide de disgracier son favori. Dans la Mort des dieux, c'est
le chrétien Humanus qui révèle la traîtrise de
Séjan au prince, dans une scène entre humour et tragédie
où Caligula est
persuadé qu'on le dénonce lui, sa
traîtrise n'étant pas moindre à celle de l'accusé
:
HUMANUS
Par notre voix, Tibère,
Le sénat, qui toujours dans ta raison
espère,
Te fait complimenter d'un complot
déjoué...
CALIGULA (bas)
Horrible ! Horrible ! Hélas perdu,
tué, joué !
HUMANUS
Un traître par le meurtre attentait à
ta vie.
CALIGULA (bas)
Infâme !
HUMANUS
Ne pouvant par ta fille Livie
Monter jusqu'à ton
trône...
CALIGULA (bas)
Ah ça ! Mais c'est Séjan
!517
Quand l'on veut déprécier l'acte de
Tibère, il est possible de nier la valeur défensive de ce propos.
Ainsi Jean de Strada en fait un acte motivé par une jalousie, la
lassitude d'entendre ce nom qui fait parfois à Rome oublier sa propre
absence. L'assassinat devient une nécessité pour ménager
la susceptibilité de l'empereur518. Mais il lui est difficile
de s'attaquer de front à ce favori qu'il a promu durant tant
d'années. Tibère est haï, et il est absent de Rome depuis
longtemps, tandis que Séjan y est maître et peut compter sur
l'appui de bien des personnages influents. Pour s'en débarrasser, il se
repose sur un proche de son ministre, Macron. Celui-ci, membre gradé de
la Garde Prétorienne, lui est signalé pour ses méthodes
expéditives et son ambition égalant celle de Séjan.
Appuyé par l'argent et l'espoir d'une promotion, il remplirait sans
broncher la mission que lui demandait
515. Massie 1998, p. 294
516. Zeller 1863, p. 62-63
517. Strada 1866, p. 219-220
518. Ibid., p. 92
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d'effectuer Tibère, quand bien même il
serait forcé d'éliminer son supérieur hiérarchique
direct519. Linguet dénonce la « ressemblance de
caractère et de vices » entre les deux prétoriens, le
renfrognement du à une relégation à des tâches de
second plan et sa dévotion à sa propre ambition520.
Tibère se serait contenté de donner des ordres au Sénat
par lettre et de confier à Macron la tâche de coordonner les
opérations contre Séjan, sans chercher à savoir plus des
méthodes qu'il allait employer : qu'importe les actions tant que la
mission est accomplie521. Nous l'aurons compris, ce Macron n'est pas
plus estimé par la postérité que sa victime : on se
souviendra de la cruauté dont il fit preuve durant les semaines suivant
la mort de Séjan - et de l'assassinat de Tibère - et on
méprisera cet homme dénué d'honneur dont la morale est
noyée par la cupidité. Dans Poison et Volupté,
une scène de violence lui est attribuée, démontrant de
tout le désamour que lui porte la postérité :
Macron, portant les insignes de sa nouvelle
dignité, réunit les officiers de garde qui étaient une
dizaine, les autres couchant en ville. Il exhiba l'anneau de l'empereur et le
brevet de nomination qui faisait de lui leur nouveau chef. Un grand gaillard
d'allure incommode d'ancien gladiateur fit un pas en avant.
- Et si ta lettre était un faux ? Grogna-t-il.
Mon seul chef est Séjan. Je te connais. Tu es le centurion Macron qui,
il y a quelques années, éteignait les incendies ! Un porteur
d'eau, en quelque sorte. Et tu voudrais nous faire croire que l'empereur te
confie ses cohortes ? D'où te viendrait cette subite fortune
?
Il eut à peine le temps de terminer sa phrase.
Tiré du fourreau avec la rapidité de la foudre, le glaive court
et large des légionnaires lui avait tranché la gorge. Inclinant
la tête vers le grand corps qui se tordait sur le sol dans les
convulsions de l'agonie, Macron répondit d'un ton amène
:
- Ma subite fortune et ton malheur non moins subit
viennent du même endroit, mon cher ami. Ils viennent de
Capri522.
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