c. Réhabiliter Séjan, une mission
impossible ?
Tout au long de ce mémoire, nous revenons sur
la difficulté de réhabiliter Tibère qui, pourtant, fait
l'objet de tentatives multiples, parfois avec succès. Pour Séjan,
le problème est tout autre : rien ne semble permettre de revenir sur
l'image ignoble passée à la postérité.
Aux crimes de sang, Charles Beulé revient sur
les crimes moraux. N'épargnant rien à ce ministre indigne, il en
fait un arriviste ayant obtenu ses premières promotions par la
dégradation sexuelle. Ainsi, il aurait vendu fait trafic de sa
beauté - « à la façon antique » - avec
le riche Apicius, une débauche qui rend les « reins souples »
et apprend à ne plus rougir aux intrigants les plus
détestables503. La seule postérité digne de cet
homme serait celle de la traîtrise, de sa fortune, ses crimes et de sa
chute méritée504. En conclusion du chapitre qu'il lui
consacre, et il reconnaît lui-même se dégoûter d'avoir
à parler d'une telle « ordure humaine », il rapporte sa propre
vision de
Séjan : Ne me demandez donc point ma
compassion pour ce coupable ministre, qui a perverti son bienfaiteur, qui s'est
fait l'excitateur de ses mauvais instincts et le plus complaisant des
bourreaux. Il a été puni justement, car il a créé
des maux temporaires en arrachant à ses concitoyens leur fortune, leur
liberté, leur vie, et consacré un mal durable par
l'établissement du camp prétorien. En campant des ennemis
perpétuels dans Rome, en tournant contre sa patrie les
500. Ibid., p. 308
501. Massie 1983, p. 114
502. Levick 1999, p. 136
503. Beulé 1868, p. 266
504. Ibid., p. 309
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forces destinées à la
défendre, en préparant à l'empire un sanctuaire
néfaste, en donnant aux races futures cet exemple funeste d'oppression,
Séjan a mérité l'horreur de la
postérité.505
Le propos de Charles Beulé atteint les
extrêmes de la condamnation. Il est plus édulcoré chez
Gregorio Maranon, qui décrit l'image retenue par la
postérité, défendue par la plupart des historiens : celle
d'un ministre perfide, responsable en partie de l'image de Tibère et
déshonoré par ses ambitions506. Semblable à
Agrippa, mais dépourvu de ses vertus, il a tenté de l'imiter sans
succès. L'ami d'Auguste était parvenu à des distinctions
inimaginables pour un homme de sa naissance et avait su modérer ses
ambitions, mourant en héros pleuré du peuple après une vie
exemplaire. Séjan fut moins diplomate et, tel Icare, il a voulu monter
trop haut - s'offrant à la chute507.
Pourtant, on peut nuancer l'image entièrement
assombrie que la postérité a offert à Séjan.
Peut-être était-il un imprudent qui, s'élevant dans un
environnement de corruption sociale, devint le bouc émissaire de son
époque. Sa conspiration contre Tibère n'était pas
obligatoirement motivée par sa seule ambition, peut-être
l'était-elle pour des motifs qu'il était le seul à
connaître - ou que personne ne voulut lui reconnaître. Aussi
horrible que fut Séjan, on doit être amené, pour Maranon,
à plus plaindre le conspirateur payant son crime de sa vie que
l'empereur cruel mort âgé dans son lit508.
C'est un fait, on ne connaît que peu les
années du « règne » de Séjan, si ce n'est pas le
témoignage de son ennemi Tacite. A la suite de sa condamnation, toutes
ses images ont disparu : les médailles furent fondues, les statues
détruites, les inscriptions grattées509. Comme bien
des perdants de l'Histoire, il n'eut aucune descendance naturelle ou politique
pour le défendre et les rares propos nous rapportant sa mémoire
sont des condamnations morales prononcées par ses
vainqueurs510. De son « règne », on ne sait
guère plus qu'il n'a pas laissé un bon souvenir, et ce point
même peut être un témoignage ultérieur destiné
à condamner sa mémoire. Si Séjan pouvait être
réhabilité, les sources le permettant ont disparu avec
lui511.
Toutefois, il nous faut citer deux propos de fiction
réhabilitant, ou du moins expliquant les
505. Ibid., p. 311-312
506. Maranon 1956, p. 127
507. Ibid., p. 131
508. Ibid., p. 142-143
509. Beulé 1868, p. 309 : dans la citation,
Charles Beulé rapporte que le souvenir de Séjan est
désormais dans les casseroles et poêles à frire
composées des métaux obtenus en fondant les pièces
à l'effigie du ministre
510. Lyasse 2011, p. 135-136
511. Ibid., p. 164
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motivations de Séjan dans l'exercice de ses
actes. Dans les Mémoires de Tibère, il vit dans la peur
constante d'un complot contre sa vie, et va en référer à
Tibère :
Je me doute, dit-il, que c'est pour toi une
tentation que de croire que, dans cette île paradisiaque, tu as
échappé au monde. Moi, je ne suis pas hors du monde. Je suis
en plein milieu de ce sanglant gâchis. Tu as sauvé ce jeune
Germain des arènes, mais tu m'as laissé livrer tes combats
là-bas. Eh bien, j'ai un aveu à te faire. J'ai peur.
Voilà. Tu n'aurais jamais que tu m'entendrais un jour
reconnaître une telle chose, mais j'ai aussi peur que ce petit Germain au
moment où il gisait dans le sable et voyait le monde
s'éloigner de lui, le laissant face à face avec la mort. (...)
Mais la peur que je connais est différente. C'est la terreur qui te
traque sans cesse, à tout moment. Quand quelqu'un s'approche
pour présenter une requête, je me demande s'il n'est pas le
meurtrier qu'on ma dépêché. Je tente de me rassurer en me
disant qu'il a été fouillé par les gardes, qu'il ne
peut vraiment pas avoir d'arme sur lui. Puis je me dis que mes gardes
ont peut-être été subornés. C'est à cela
que m'a condamné ma dévotion à ta personne et à tes
intérêts.512
Enfin, dans la pièce de Francis Adams, alors
qu'il se sait condamné, il fait le résumé de sa vie
à sa fille : il a vécu dans le dégoût d'être
honoré en meurtrier, éliminant les rivaux de Tibère sur
ordre de Livie, empoisonnant Germanicus, Agrippine (sans succès) puis
Pison, ce dernier meurtre entraînant la disgrâce de la vielle
femme. Servi par Livilla pour poursuivre ses actes, Séjan dut lui
sacrifier Drusus, Agrippine et Néron, tandis que Tibère lui
faisait tuer Gallus. Chaerea est devenu plus utile et moins scrupuleux que lui,
Séjan devient un fardeau qu'on élimine alors que son successeur
prépare le « malin, fou, môme, animal et bouffon
» Gaius513.
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