b. Séjan criminel
Séjan est tout autant décrié pour
les crimes commis lors de son « règne ». Encore plus que les
actes en eux-mêmes, c'est sa fourberie qui est l'objet de la haine que la
postérité lui a porté. Souvent, ses actes semblaient
validés par Tibère, qu'il a réussi à manipuler par
la ruse. Tenant sa légitimité du prince, et connaissant son
habituelle paranoïa, il encourageait les peurs de Tibère (complots,
insultes à sa personne,...) pour qu'il agisse en son sens. Si un
sénateur lui manquait de respect, il pouvait en faire, aux yeux du
prince, un conspirateur que Tibère ferait condamner au plus
vite493. C'est ainsi que, dans les Mémoires de
Tibère, désireux d'éliminer Agrippine et ses enfants,
il fait écrire une fausse lettre témoignant d'un complot contre
la vie de l'empereur et contre la sienne :
Dès, disait-elle, que nous agirons contre le
Taureau ou que nous serons sur le point d'agir contre lui, je te le ferai
savoir. Je comprends, bien sûr, que tu ne veuilles par t'engager avant
d'être certain qu'il a été éliminé. (...)
Quant au vieil homme lui-même, disait le texte, il sera toujours temps de
déterminer son sort quand nous aurons le contrôle de l'appareil de
l'État. Je sais, tu as pour lui un reste de fidélité, et
tes sentiments sont respectés. Tu pourras donc décider, en accord
avec mon fils, qui partage dans une certaine mesure ton sentiment, s'il doit
être interné là où il est, envoyé dans une
île moins salubre, comme celle où ma mère a
été détenue, ou éliminé de façon plus
définitive. Je dois dire que,
490. Storoni Mazzolani 1986, p.
251-252
491. Massie 1983, p. 109
492. Levick 1999, p. 127
493. Grimal 1992, p. 106
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pour notre sécurité à tous, je
suis en faveur de cette dernière
solution.494
Il use de cette même manipulation auprès
d'Agrippine, la poussant à croire que Tibère veut sa mort,
entraînant ainsi une scène retenue par la postérité
: celle du prince furieux de voir sa bru refuser la pomme qu'il lui offre lors
d'un repas, un objet mortel selon la femme, une insulte pour Tibère. Par
ce goût de la manipulation et sa place d'ami du prince agissant contre
ses intérêts, certains auteurs, dont Ernest Kornemann, font
l'analogie entre Pison et Séjan. Dans les deux cas, Tibère a mal
jugé de leur personnalité et, en leur accordant des faveurs, il
les a rendu assez puissants pour qu'ils deviennent l'instrument de vengeances
qui dépassaient ses attentes et ont joué contre
lui495. L'analogie est utilisée dans la série Moi
Claude, empereur, où le cynique ministre transforme toute aide en
condamnation lors du procès : il fait poster ses gardes autour de la
demeure de Pison, le protégeant officiellement de la colère de la
foule, mais en réalité, il fait pression sur l'accusé pour
qu'il lui remette les lettres incriminant Tibère dans la mort de
Germanicus.
Par ses intrigues, Séjan s'est rendu aussi
indispensable que son jugement est devenu indiscutable. Il peut alors imposer
à Rome son « joug sanguinaire » - à une échelle
encore plus élevée dès l'exil de Tibère qu'il
« plonge dans la paresse et les débauches », devenant le
maître de la ville496. Sa brutalité est alors sans
limite, en témoigne l'affaire Cordus. Celui-ci avait appris, durant la
reconstruction d'un théâtre datant de Pompée qu'un incendie
avait ravagé, qu'on allait ériger une statue du ministre en bonne
place. Il se serait alors exclamé que l'anéantissement du
bâtiment était moins marqué par la destruction physique que
par cet acte qu'il jugeait indigne. Peu de temps après, il fut
condamné à mort pour crime de lèse-majesté, ayant
vexé Séjan qui « s'irritant d'un reproche
reconnaît l'avoir mérité
»497-498. L'image du ministre cruel
apparaît dans la bande dessinée Les Aigles de Rome
où Séjan, encore simple particulier (l'action se
déroule parallèlement au désastre de Varus), s'entoure
d'assassins pour nuire au personnage principal, jeune patricien romain ayant
pour amante la fiancée de son ami Lepidus.
Mais, si Séjan a hérité d'une
postérité atroce - que Beulé considère encore trop
douce pour une telle créature499, c'est sur Tibère que
rejaillit la responsabilité de ses actes. C'est par sa faute, par son
aveuglement face aux premières occurrences des crimes de son ministre,
que le prince lui a permis
494. Massie 1998, p. 278-279
495. Kornemann 1962, p. 83-84
496. Linguet 1777, p. 109
497. Caratini 2002, p. 230-231
498. Il semble toutefois que la condamnation vise un
propos infamant, l'accusé ayant écrit que Brutus et Cassius
étaient les derniers vrais Romains, insultant ainsi ses
contemporains.
499. Beulé 1868, p. 290
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de terroriser Rome si longtemps. Qui plus est, en ne
l'éliminant qu'aussi tard et par l'intermédiaire d'une lettre
adressée au Sénat, non d'une attaque de front, il s'est
montré lâche aux yeux de la postérité. En conspirant
contre son ministre, il devient le plus fourbe des deux, et ne mérite
aucun remerciement de la part de ceux qu'il pouvait libérer.
Tibère et Séjan deviennent donc aussi médiocres, vils et
sanguinaires l'un que l'autre, et les Romains auraient contemplé avec la
même joie le prince porté aux gémonies par celui qui fut sa
victime, tant son attitude leur était
infâme500.
Dans les faits, celui que le prince nommait «
partenaire de ses travaux » en aura été le
destructeur, le dernier rempart entre le règne de Tibère et
l'horreur qu'on devait en retenir. Pour reprendre l'expression d'Allan Massie,
« tel le Baron Frankenstein, il avait donné vie à un
monstre », et il ne pourrait jamais être
pardonné501. Et, indirectement, cette image reparaît
pour Caligula qui, sans Séjan, donc sans Tibère, n'aurait pas vu
sa famille décimée et ne serait pas devenu le monstre de folie et
de ressentiment qu'il fit paraître devant les Romains durant quatre
années502.
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