II - Le personnage maléfique
a. La mort de Drusus
Les relations de Séjan et Drusus semblent avoir
été notoirement malaisées. Le chevalier jalousait le
prince, qui avait par l'hérédité un pouvoir
supérieur au sien propre, malgré ses efforts sans cesse
répétés, tandis que son rival avait percé à
jour les ambitions de cet arriviste et reprochait à son père de
lui préférer cet homme475. Porté à la
colère, Drusus aurait un jour frappé Séjan au visage alors
qu'il lui avait manqué de respect. La teneur du propos est inconnue,
mais l'on suppose qu'il l'ait moqué (la série The
Caesars en fait la réponse à des persécutions de
prétoriens sur Claude, que Séjan approuve). De ce jour,
Séjan aurait haï Drusus et se promit de le faire
mourir476. Pourtant, l'héritier du prince était, selon
Lidia Storoni Mazzolani, un personnage essentiel à la promotion
politique de Séjan : quand, en l'an 22, des pièces furent
frappées à son honneur, on associait son image à celle de
Marcus Agrippa, son grand-père maternel, ce même homme qui, de
Romain dissocié des classes supérieures, avait su se faire
respecter par sa volonté et sa ténacité, passant ses
dernières années dans l'honneur et la reconnaissance populaire.
Par cet hommage, les Romains étaient rappelés au fait qu'un
ministre de naissance obscure pouvait devenir un collaborateur, voire un membre
de la famille impériale en récompense de ses efforts.
Séjan avait donc un intérêt à ce que Drusus reste
l'héritier de la famille, du moins le temps que sa propre
expérience soit reconnue477.
474. Zeller 1863, p. 56-57
475. Massie 1983, p. 108-109 : Le propos est
jugé infondé par l'auteur, Tibère ayant confié le
consulat à son fils en l'an 21 et la puissance tribunitienne
l'année suivante, preuve qu'il le préparait à la
succession.
476. Kornemann 1962, p. 140
477. Storoni Mazzolani 1986, p.
254-255
149
Toutefois, la haine et l'ambition de Séjan
prirent le dessus sur cette idée. S'attachant à Livilla, la femme
de Drusus, qui devint son amante, il décida d'empoisonner
l'héritier au trône afin de précipiter sa promotion vers le
principat. Pour Lenain de Tillemont, l'assassinat fut précipité
par la peur que ses ambitions, percées à jour par son rival,
soient révélées à l'empereur et qu'il perde sa
position de favori. En se débarrassant de lui, plus personne - si ce
n'est Agrippine et ses fils, dont l'inimitié avec Tibère rend la
promotion difficile - ne peut se mettre sur son chemin. Séjan n'a donc
plus à se contenir et peut étaler ses prétentions, tandis
que la peine du père inconsolable, et la disparition de la dissimulation
dont il faisait preuve pour ménager son fils, pervertit le
principat478. Mais le geste n'était-il pas une
réaction de défense ? Si Tibère venait à mourir,
son fils lui succéderait : Séjan savait combien Drusus le
haïssait et son arrivée au pouvoir pouvait coïncider avec sa
propre déchéance. Il devait donc éliminer ce futur danger
tant qu'il en avait encore la possibilité479. La mort de
Drusus fut, pendant près de dix ans, vue comme le résultat d'une
maladie, car on ne lui soupçonnait pas d'ennemis profitant du crime
(aussi haïssable que soit Tibère, il semblait curieux que le
père se résolve à supprimer son propre fils, qui plus est
le dernier lien restant de son mariage heureux). Le prince lui-même
semble avoir cru à cette hypothèse pensant que « la
maladie dont il estoit mort estoit venue de ses debauches
»480. De la part d'un homme aussi paranoïaque que
Tibère, le propos semble ironiquement tragique. Ainsi s'exclame
Jules-Sylvain
Zeller : Étrange aveuglement I Qui a permis
quelquefois de douter de ces criminelles intrigues dévoilées plus
tard par la délation. Tibère, le défiant, le
soupçonneux Tibère ne vit rien I Il s'agissait de son fils. Son
premier ministre, sa bru complotaient. Il n'eut aucun soupçon.
Clairvoyant sur tout le reste, dans l'oeuvre de justicier qu'il se
réservait encore, il laissa échapper ce qui l'intéressait
le plus.481
Huit ans plus tard, en l'an 31, alors que Séjan
vient d'être exécuté pour trahison, la femme dont il avait
autrefois divorcé, Apicata, envoie une lettre destinée au prince
avant de se suicider. Dans ses aveux, elle confesse savoir la
vérité sur la mort de Drusus : c'est Livilla, appuyée par
Séjan, qui a éliminé le fils de l'empereur. C'est tout le
propos du Tibère à Caprée de Bernard Campan,
où la femme rejetée, renommée ici Émilie, veut
dénoncer de son vivant les « regrets superflus » de
celle dont les pleurs « ont à peine mouillé (le) visage
», sans que Tibère y accorde foi482. Après
avoir compris qu'elle lui a révélé la
vérité, il révèle sa fureur en éliminant
immédiatement Séjan et ses enfants, et condamne Livilla (ici
Livie483), à recevoir sa condamnation de vive voix. Il renie
celle
478. Lenain de Tillemont 1732, p.
33
479. Levick 1999, p. 61
480. Lenain de Tillemont 1732, p.
33
481. Zeller 1863, p. 57
482. Campan 1847, p. 53
483. On distingue « Livie » de «
Livilla » par un suffixe approximativement traduisible par « la
petite ». Dans les faits, elles avaient le même nom. De la
même manière, si le surnom est plus rarement retranscrit, on
retrouve parfois le nom « Agripinilla » pour nommer la fille
d'Agrippine.
150
qui fut sa fille, désormais « un objet
dégagé des liens qui (l'unissaient) à
lui484» et condamne la honte qu'elle a apporté
à sa famille485.
Par sa tromperie et son irrespect des valeurs
familiales, Livilla est passée à la postérité comme
un personnage infâme, déshonorant ses ancêtres et ses
descendants en sacrifiant son honneur à ses ambitions486. La
condamnation est parfois rude, on pensera notamment à celle de Linguet,
parlant de
sa perversité et de ses bas-instincts :
Quand une femme intrigante et voluptueuse en est venue là, elle n'a
plus rien à refuser à un homme qui peut satisfaire tous ses
goûts. Aussi Séjan ne craignit point de faire part à sa
nouvelle maîtresse de ses projets. Elle ne se contenta pas de les
adopter. Elle voulut en devenir complice. C'étoit souiller son nom et sa
naissance. C'étoit hasarder des droits inconstestables, contre des
espérances aussi éloignées que criminelles. Son mari
étant héritier présomptif de l'Empire, lui en assuroit
légitimement la possession. Séjan ne pouvoit encore lui faire
partager que ses crimes, et il étoit fort douteux qu'il pût jamais
faire davantage pour elle. Mais il y a des coeurs qui ne goûtent les
plaisirs que quand il se font déshonorans. Pour eux l'infamie même
devient un besoin. Tel étoit celui de la Princesse, et en peu de tems
Drusus mourut empoisonné.487
Pourtant, la culpabilité de Livilla fut remise
en question par les Modernes. Il semble peu probable qu'elle ait
été impliquée dans ce crime qui ne lui profitait en rien.
C'est la thèse de Gregorio Maranon : Drusus II était le fils de
l'empereur et son héritier d'évidence, alors pourquoi Livilla se
serait séparée de lui, si l'ambition était le motif de ce
crime, pour s'allier à ce ministre dont les prétentions n'avaient
aucune garantie ? Il lui suffisait d'attendre la mort de Tibère pour
devenir l'impératrice, femme du prince Drusus et mère du prince
héritier Gemellus. S'il y eut implication, ça ne pouvait
être que par amour, bien que l'auteur comprenne mal l'attrait que cet
homme mûr pouvait avoir pour la femme d'un « viril garçon
fringuant »488. Ainsi, pour la réhabiliter, les auteurs
lui attribuent un attachement particulier à Séjan et un
désamour pour un mari avec qui les différences de
caractère rendaient le contact difficile. Dans Poison et
Volupté, elle aime encore Drusus, mais confie à sa
mère qu'elle entretient une liaison extra-maritale pour avoir un homme
à qui parler, qui comprendrait ses problèmes, tandis que son mari
ne pense qu'aux jeux du cirque et à la boisson489. Même
image dans la série The Caesars, où Drusus humilie sa
femme en convolant auprès de femmes de peu de vertu durant la
réception organisée à la gloire de Germanicus, attisant sa
colère et renforçant l'antipathie du spectateur pour ce mufle.
Peut-être aussi Livilla cherchait en Séjan un appui pour
protéger et promouvoir Gemellus, Drusus étant trop inactif et
trop impopulaire pour
484. Ibid., p. 60
485. Voir ANNEXE 3
486. Laurentie 1862 I, p. 420-421
487. Linguet 1777, p. 115-116
488. Maranon 1956, p. 119
489. Franceschini 2001, p. 31-32
151
permettre à son fils de s'affirmer face aux
descendants de Germanicus. La série sus-citée suit ce postulat,
Drusus ayant avoué à sa femme la volonté de Tibère
: faire de lui un « prince régent » s'il venait à
mourir avant que Néron ait la maturité nécessaire. Un
homme influent comme Séjan ne pouvait que protéger le jeune
garçon des ambitions de la dangereuse
Agrippine490.
Il est une dernière façon de
réhabiliter Livilla, et de diminuer le nombre des crimes commis par
Séjan : et si Drusus était mort de maladie ? Trois faits semblent
supporter ce propos. Tout d'abord, sa mort ne suscita pas de rumeurs quand
à sa cause. Ensuite, quand les accusations furent prononcées, on
mit sous la torture les esclaves soupçonnés du meurtre : s'ils
étaient coupables, pourquoi n'avaient-ils pas été
éliminés plus tôt pour conserver le silence491?
Enfin, la dernière cause relève de la psychologie :
l'accusatrice, Apicata, venait de voir mourir ses trois enfants et son ancien
mari, ce par la faute de Tibère. N'y avait-il pas de meilleure
manière de se venger que de raviver une peine enfouie dans le coeur du
prince, le renvoyant à son aveuglement face à un prétendu
meurtre qu'il n'aurait pas su déceler sur le moment ? C'était
alors l'accusation d'une femme dont la famille avait été
détruite et qui ne voulait pas mourir sans tenter un dernier acte de
vengeance492.
|