c. L'ami fidèle
Si Séjan a pu autant s'élever, c'est
aussi par l'affection personnelle que lui portait le prince. Au delà
d'une aide précieuse, le chevalier est un des rares amis qu'il peut se
targuer d'avoir. Cette amitié, intéressée tout du moins
chez Séjan, a pu naître bien avant son arrivée au pouvoir :
les sources nomment le chevalier dès l'an 1 av. J.-C. dans la suite de
Caius César lors de son voyage en Orient, témoignant d'une
attention déjà portée à sa personne. Gregorio
Maranon pense que, dès ce moment, Séjan avait compris que
Tibère aurait un rôle majeur à jouer, malgré la
disgrâce dont il était alors victime, et aurait misé sur sa
réussite future - montrant à la fois qu'il était
avisé et ambitieux458.
456. Linguet 1777, p. 69
457. Beulé 1868, p. 273-274
458. Maranon 1956, p. 128-129
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Digressons rapidement sur un point majeur de sa
représentation : son âge. Il nous est inconnu, mais la fiction
tend à en faire un quadragénaire - tout au plus un
quinquagénaire - à l'époque de sa mort (en 31 av. J.-C.),
un substitut de fils pour le prince. John Tarver réfute ce propos :
cette idée vient du besoin de montrer un lien supplémentaire
entre Tibère et son favori, un héritage « père-fils
» et de faire de sa liaison avec Livilla une histoire entre deux personnes
d'âge similaire. Pourtant, la première affectation de Séjan
date de 14 av. J.-C., lorsqu'il suivait la carrière militaire de son
père, pour vite devenir commandant de la Garde Prétorienne. Pour
ce faire, il aurait du avoir au moins une vingtaine d'années à
cette date, afin d'être pris au sérieux dans ce rôle et, de
ce fait, ne pouvait avoir qu'au plus huit ans de moins que Tibère. Il
est donc plus proche de l'âge d'un jeune frère que d'un fils
(Drusus I aurait eu quatre ans de plus que Séjan). Si le propos semble
de l'ordre de l'anecdote historique, il bouleverse la représentation
d'un jeune ambitieux alors qu'il était, en réalité, un
homme d'expérience qui faisait ses preuves « dans l'ombre »
depuis près de trente ans et qui, par la proximité de leurs dates
de naissances, se rapprocherait autant de Tibère qu'Agrippa pouvait
être l'ami d'enfance d'Auguste459.
Cette amitié a souvent été
représentée dans la fiction, ce afin de montrer la
tragédie de la trahison qu'éprouva Tibère par la suite.
Ainsi, dans la série The Caesars, Livie se fâche de voir
ce favori qu'elle n'aime guère assister à tout les entretiens
privés qu'elle veut avoir avec son fils, comme celui-ci ne voit pas un
meilleur ami dans son entourage (ils se fréquentent dès la mort
d'Auguste). Même image dans les Mémoires de
Tibère, où Tibère s'attache aux manières de ce
messager affable qui vient le visiter à Rhodes pour apporter
régulièrement des nouvelles de Rome. Lors de leurs
premières rencontres, il le fait rire par ses anecdotes de campagne en
Orient, son aversion des Égyptiens et son amabilité. Sa compagnie
lui rappelle celle de Drusus, et il voit à travers lui renaître
l'affection qu'il éprouvait pour son frère, celle de la
présence d'un jeune homme candide et pourtant si
prometteur460. Cette amitié perdure sous le principat,
malgré les changements dans son attitude : il n'est plus le jeune homme
joyeux d'autrefois mais témoigne d'intelligence et de vigueur et,
surtout, parvient à lui redonner le sourire au milieu de ses crises
mélancoliques. Sa plus grande qualité selon Tibère : celle
de toujours dire la vérité et de contraster avec sa propre
dissimulation461. Cette amitié finit par s'estomper quelques
chapitres plus tard, alors qu'il part à Capri : il n'éprouve plus
de plaisir en sa compagnie, Séjan étant devenu un notoire
calculateur dénué de l'insouciance qui le caractérisait
autrefois. Mais il lui est plus indispensable que jamais alors qu'il quitte
Rome pour
459. Tarver 1902, p. 386
460. Massie 1998, p. 148-149
461. Ibid., p. 176
146
toujours462.
Cette amitié est également
accentuée par un service autrefois rendu par Séjan, une
initiative qui lui garantit une éternelle dette morale : il a
sauvé la vie de Tibère. Un jour où le prince dînait
dans la grotte de Spelunca (ou Sperlonga/Sperlunca/...), un éboulement
se produit et des rochers s'écrasèrent sur des esclaves qui
meurent instantanément. Tibère, alors âgé, n'eut pas
la force de s'abriter et Séjan le protégea de son corps
jusqu'à ce que les serviteurs les délivrent des gravats. Le geste
semblait spontané, et le prince lui en fut reconnaissant. C'est ainsi
qu'il a gagné sa gratitude éternelle et peut demander n'importe
quel service, n'importe quelle promotion,... en sachant que Tibère lui
accordera463: Tibère grava dans son esprit le visage du
tribunus militaris Séjan, qui se gagna en un instant sa confiance, puis
gravit les échelons des hiérarchies, conquit une place
inaliénable464. En raison du caractère
mélancolique de Tibère, quelques auteurs tentent de faire de cet
événement un regret pour le prince. Dans Poison et
Volupté, le vieil homme attendait la mort et cache difficilement sa
frustration devant le geste volontaire de ce chevalier qui, tentant de lui
rendre service, a prolongé sa vie de souffrances. Pour faire bonne
figure, il décide tout de même de le récompenser, mais
Séjan a bien compris qu'il a commis une erreur et se fâche de voir
un cuisinier parler de cet événement publiquement465.
Quand Tibère apprend le complot contre sa vie, il est
libéré de sa dette morale et n'a plus de scrupule à
éliminer ce conspirateur. C'est le propos de Francis Adams, où le
prince se souvient de ce service mais qu'il ne protège plus le favori de
sa vengeance:
Tibère. Un jour, tu m'as sauvé la
vie. Séjan. Je ne prierai pas pour la
mienne. Tibère. Tu m'as tenu dans tes bras.
Découvre ta poitrine ! Je vais t'arracher le coeur !
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