d. Qui créa Caligula ?
Mais pour créer un tel monstre, la nature
humaine - ou plutôt inhumaine dans son cas - ne peut être le seul
motif de ses vices. Probablement faut-il voir en Caligula un cas médical
de maladie mentale, peut-être la schizophrénie ou
l'hyperactivité, qui aurait rendu instable le jeune homme, autant
capable d'affection envers sa soeur que d'actes inconsidérés et
imprévisibles. Mais aux yeux de l'auteur, il est frustrant de ne voir en
lui qu'un cas médical, un dément à l'opinion
versatile432. S'il a fini ainsi, c'est que ses proches ont du le
rendre fou, le former à l'instabilité.
Parmi les « suspects », on citera Livie,
chez qui il a vécu jusqu'à la mort de la vieille femme.
Privée de son pouvoir d'antan, par son âge et par sa
disgrâce aux yeux de Tibère, Augusta aurait pris en affection cet
enfant ambitieux, qui devait répondre aux attentes qu'elle formulait
pour son fils quand il était plus jeune. C'est en lui apprenant les arts
de la manipulation que cet « Ulysse en jupons » (l'expression
viendrait de Caius lui-même) a formé le futur prince a exercer son
autorité par la
431. Historiquement, il le fit éliminer.
Dans cette série, le personnage disparaît à la fin du
premier épisode consacré au règne de Caligula et n'est
plus mentionné. On suppose donc une mort « hors-champ
».
432. Massie 1998, p. 292-293 : « Du haut de ses
dix-neuf ans, il affirmait que nul ne devrait arriver vierge au mariage, pour
déclarer, avec une violence tout à fait superflue, quelques
heures plus tard, que s'il découvrait, au soir de son mariage, que
l'épousée avait déjà été
déflorée, il l'étranglerait de ses propres mains dans le
lit conjugal. »
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violence433.
Peut-être est-ce une tradition familiale mise au
jour, comme nous l'évoquions précédemment dans ce
chapitre, un héritage moral venu de Germanicus - dont il se
réclame plus qu'il ne se réclame de Tibère - profitant de
sa popularité, de ses idéaux et, finalement, ne faisant rien de
plus inconsidéré que ce que prônait son père. Le
peuple aimait l'image d'un jeune homme aimable, aux droits princiers
irréprochables, mais il n'était peut-être pas prêt
à assumer ce qu'ils voyaient comme une utopie. Car le règne de
Caligula s'inspire des prétentions d'Antoine, dans le sens où il
est plus proche des monarchies orientales, que des siècles de guerre ont
rendu infâmes aux yeux de Rome, que de la « monarchie
républicaine » que voulaient faire paraître Auguste puis
Tibère434.
Peut-être aussi surprit-il les Romains en
étant le premier des princes à régner en militaire.
Conseillé par Macron, préfet de la garde, il était proche
des prétoriens - les mêmes prétoriens qui le mirent
à mort quand il se révéla moins docile qu'il n'y
paraissait. Tibère reprochait à Macron de « se
détourner du couchant pour regarder vers le levant », un propos
pouvant autant signifier de quitter un vieil homme pour rejoindre un jeune
prétendant que d'abandonner les vieilles traditions romaines, celles que
Tibère voulait défendre, pour prendre le parti du renouveau, le
culte oriental et original voulu par Caligula : non dans le sens religieux ou
monarchique pour le préfet, mais car ce renouveau permettait à la
garde romaine, les fameux prétoriens, d'affirmer de nouveaux droits
qu'ils avaient commencé à développer sous Séjan. Le
principat de Caligula n'est alors pas une poursuite du principat de
Tibère, où les qualités dues à l'expérience
se seraient effondrées devant le manque d'esprit critique du nouvel
empereur, mais une autocratie basée sur la domination militaire des
prétoriens435.
Mais la thèse la plus commode est bien celle
d'un règne inspiré par celui de Tibère. Le vieil empereur
aurait formé le jeune homme à lui succéder, non seulement
en lui offrant ses conseils, mais aussi en lui apprenant à raisonner
comme lui : par la dissimulation et le ressentiment. Caius a vu sa famille
détruite membre par membre, à l'exception d'un membre : Claude.
Celui-ci n'était pas épargné par une quelconque
clémence, mais car on le tenait pour un demeuré, incapable de
concurrencer les ambitieux. Caligula n'était pas handicapé comme
son oncle, mais avait du
433. Barrett 1993, p. 22
434. Lyasse 2011, p. 209
435. Kornemann 1962, p. 207 et 238
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remarquer que celui qu'on considérait comme
idiot ne l'était pas autant qu'il voulait le faire croire436.
Ainsi, il appris à dissimuler, comme Claude et comme Tibère, dans
l'espoir de survivre437. C'est tout le propos du Rêve de
Caligula, la biographie fictive du prince, celui-ci retenant ses larmes
à chaque fois que l'un de ses proches disparaît, feignant
l'indifférence pour ne pas être vu comme un ennemi de
Tibère, un conseil que lui prodiguait Antonia438. Sa
dissimulation est renforcée à chaque mort. Le premier à
tomber est Silius, l'ami de son père et son mentor quand il était
petit garçon, celui qui lui apprit à tenir une arme et le
renseignait sur les affaires d'adulte que ses parents voulaient garder
secrètes : « il supporta ses souvenirs, puis il respira
profondément et comprit qu'il lui était impossible de se confier
à qui que ce soit439». Vient ensuite Néron,
dont la nouvelle de la mort lui arrive par un bruit de couloir : «
l'angoisse qui l'assaillit fut telle qu'il crut avoir mal compris (...)
mais il ne se retourna pas et veilla à ne pas poser de question. Il
marcha tout droit vers sa chambre440». Quand Drusus meurt,
son talent s'est encore accru : « en un instant, il retrouva son
sang-froid. Il contempla la mer comme si elle reflétait la nouvelle
qu'il venait d'entendre, puis secoua la tête en affichant un air
agacé et reprit sa lecture441». Il est alors assez
convaincant pour que les espions de Tibère le pensent soit stupide, soit
indifférent.
Il n'en est rien : de la dissimulation est né
le ressentiment. Quand sa mère meurt, il ne parvient plus à
autant cacher ses sentiments : « Saisi de panique, il
s'éloigna. Tout en marchant, il avait l'impression de serrer entre ses
doigts un fer chauffé à blanc. Révolté, furibond,
il ne voyait plus rien. Deux seules pensées l'obsédaient :
afficher un masque de pierre, se dissimuler jusqu'à la nuit ».
Désormais, il n'a plus rien à perdre, la dernière
personne qu'il aimait vient de mourir. N'ayant plus à s'inquiéter
pour personne, sachant que plus aucun de ses proches ne souffrait, il ne songe
plus qu'à la vengeance442. Tibère a
fait souffrir Caius et, par sa haine, il en a fait l'empereur fou. En
réhabilitant Caligula, on déprécie Tibère. Certains
l'avaient, semble-t-il, prévu, tel le condamné Arruntius voyant
« poindre un temps où l'esclave sera plus pénible encore
»443.
Nous venons de le montrer, Caligula même
peut-être réhabilité. Comme Tibère, il aurait pu
être un homme bon si le destin et les intrigues d'autrui ne l'avaient pas
rendu aussi amer. Les deux princes
436. Lyasse 2011, p. 207
437. Barrett 1993, p. 30
438. Siliato 2007, p. 133
439. Ibid., p. 125
440. Ibid., p. 155
441. Ibid. , p. 193
442. Ibid. p. 196-197
443. Kornemann 1962, p. 211
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ne diffèrent ainsi que par la manifestation de
leur ressentiment : Tibère est un vengeur triste, Caligula un vengeur
comblé - du moins heureux de voir ses ennemis humiliés. Mais il
est un homme vivant à l'époque de Tibère qui, quelles que
soient les sources, n'apparaît que comme un monstre, l'une des pires
créatures à avoir existé. Cet homme, c'est
Séjan.
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