III - Caligula, les origines du monstre
398. Storoni Mazzolani 1986, p. 322
399. Villemain 1849, p. 101
400. Ibid., p. 88
401. Kornemann 1962, p. 200
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a. L'enfant terrible
Les légendes ont la vie dure : il n'aura pas
fallu cent ans pour que le solitaire de Capri, timide, austère,
empêtré dans ses bonnes intentions, secourable aussi aux
détresses populaires devienne ce tyran à la parole et à la
vue effrayantes, féroce pour les siens qu'évoque Stace.
Suétone et Tacite feront le reste. Des siècles plus tard, Julien
César en parlera encore comme d'un tyran de nature cruelle et terrible.
Mais déjà une autre légende commençait, loufoque et
terrifiante,
et cependant on ne peut plus cohérente :
celle de l'empereur fou402
La postérité de Tibère est
chargée de ses prétendus crimes, multiples et impardonnables. Et
son successeur Caius, souffre des mêmes critiques, étant
même encore plus décrié. Celui que les légionnaires
appelaient affectueusement « Caligula » (« petite botte »,
référence au costume qu'il portait lors de ses promenades dans le
camp militaire de son père) est devenu, aux yeux de l'Histoire, un
pervers incestueux, cruel et retord, dans un état proche de la maladie
mentale : son surnom innocent est devenu synonyme
d'horreur403.
Il est un des personnages principaux de la
pièce de Lucien Arnault, les Derniers Jours de Tibère.
Tibère, vieillissant, souhaite démissionner de son rôle de
prince et le remettre à Galba, républicain de conviction : ce
dernier le déteste, mais il est le plus apte de son entourage. Macron,
qui veut jouer sa place sur le trône, se sert de sa fille
Ennia404 pour séduire Cayus, son ami d'enfance, tandis que
lui-même conseille Tibère de se reposer sur le jeune homme. Cayus
feint la bonté : il aime l'empereur, refuse de le renverser alors qu'il
pourrait aisément le faire, évoque le souvenir de son père
« homme adoré qui chaque jour est pleuré »,
s'amusant de dire que « l'aigle révolté, tant de fois
triomphant, fut soumis et vaincu par les pleurs d'un enfant »,
parlant de son amour d'enfance pour Ennia dont il aimait « les yeux
où brille la candeur, la voix qui fait désirer la gloire et
détester le crime » et tremblant encore en pensant à
ses frères « immolés sur leur tombe sanglante
» et au « muet témoin du meurtre de (sa) mère
», qu'il n'a pas pleuré pour ne pas ombrager
Tibère405. A l'issue de sa confession, on peut le penser
sincère et loyal. Il n'en est rien : il se joue de Macron et
désire le pouvoir absolu : sa famille ? Il l'a oublié. L'amour
d'Ennia ? Feinte attention. Le pouvoir ? Sa seule
conviction406.
402. Jerphagnon 2004, p. 75
403. Caratini 2002, p. 158-159
404. En réalité sa femme mais,
Ennia étant le personnage le plus innocent de la pièce, il
semblait malaisé d'en faire une ambitieuse ou une prostituée pour
les intérêts de son mari.
405. Arnault 1828, p. 10-13
406. Ibid., p. 46
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Il est une personne qui a protégé
Caligula de Séjan : Antonia. C'est pour sauver sa vie qu'elle aurait
dénoncé les vices du ministre à Tibère, dans
l'espoir qu'il laisse son dernier petit-fils tranquille407. Pour
Maria Siliato, c'est une grand-mère rassurante qui porte en elle les
douleurs de la vie et veut passer ses dernières années à
réconforter le petit orphelin pour qu'il ne devienne pas aussi
malheureux qu'elle :
Il se laisse aller aux bras de sa grand-mère,
dans les veines de laquelle coulait, en un mélange poignant et
merveilleux, le sang d'Octavie, la malheureuse soeur d'Auguste, et celui de
Marc Antoine, son ennemi tant haï. Ces antiques et tragiques forces
vivaient encore en elle et disparaîtraient avec
elle.408
Antonia a été plainte par la
postérité, mais rarement condamnée, si ce n'est pour un
crime involontaire : avoir montré de l'amour à un monstre qu'il
aurait été profitable de faire disparaître. Gregorio
Maranon la présente triste, consciente du manque de vertu de son
petit-fils, mais fidèle à la famille et dotée d'une
affection sans limite409. Même image chez Allan Massie,
où elle confie à son ami que le garçon n'est pas
prometteur, qu'il est capricieux et dispersé, soumis à des crises
de folie et de cruauté, pourri par l'influence d'Agrippine, mais qu'elle
ne peut se résoudre à abandonner le fils de son Germanicus,
qu'elle a tant aimé410. Sa mort précipite la chute
morale de Caligula. Elle était la seule à avoir bonne influence
sur lui et son absence fut le déclencheur d'une dépression
nerveuse qui devait le rendre fou et révéler sa nature
enfouie411. Néanmoins, sa folie pouvait s'être
déjà déclarée avant la mort de la vieille femme :
pour G. Maranon, Caius lui-même empoisonna « la plus belle et la
meilleure des femmes de Rome, à qui il devait
l'empire412» lorsqu'elle lui devint inutile.
Pour expliquer la folie de Caligula, les auteurs
remontent parfois à l'enfance, cherchant à démontrer que
sa nature était innée et non acquise par les
événements. C'est ainsi qu'est présenté le Caligula
de Moi Claude, empereur, un enfant irresponsable et violent qui
s'amuse à brûler sa chambre, à mordre la main de sa
grand-mère ou à profiter de sa soeur Livilla, tout aussi folle
que lui. Pire encore, il est indirectement l'assassin de Germanicus,
s'étant entretenu des superstitions de son père avec
l'empoisonneuse Martina en échange de sa promesse de lui apprendre
comment répandre la terreur. Même image dans Poison et
Volupté, quand Tibère s'amuse avec horreur de voir le petit
garçon empaler un papillon sous motif qu'il lui a «
manqué de respect »413. Dans ce même
roman,
407. Massie 1983, p. 114
408. Siliato 2007, p. 181
409. Maranon 1956, p. 155
410. Massie 1998, p. 288
411. Petit 1974, p. 87
412. Maranon 1956, p. 156
413. Franceschini 2001, p. 74
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Caius et ses frères sont placés sous
l'enseignement d'Hérode Agrippa, qui paie ses dettes de jeu en services
à la famille princière. Si tous les enfants de Germanicus
l'étonnent par leurs qualités (Drusus ressemble à son
père, Drusilla est belle, Néron est digne,...), Caius est celui
qu'il admire le plus : il est vivace d'esprit, a horreur des idées
reçues et témoigne d'un tempérament autoritaire qui sied
bien à un futur souverain414.
Il est un crime attribué à Caligula
qu'on peut lui attribuer dès son enfance : sa vision de l'inceste. Il
est notoire, tout du moins à la lecture des sources anciennes (et l'on
connaît leur partialité), que Caius entretenait une liaison avec
sa soeur Drusilla, ce jusqu'à sa mort de maladie415. Il
s'agit souvent de démontrer d'un acte de folie, comme lorsque Pierre
Grimal lui fait dire à sa jeune soeur Agrippine qu'ils sont le fruit
d'un inceste entre Auguste et Julie, une pratique qu'il justifie à
l'aide des légendes mythologiques416. Mais il faut sans doute
chercher une cause dynastique à ce propos : il était une
tradition pour certaines monarchies orientales d'unir des membres d'une fratrie
pour le mariage, ce afin d'assurer la pureté de la
famille417. Dans les faits, les julio-claudiens suivaient cette
même logique par le mariage entre cousins418. C'est ce propos
qui est défendu dans les Dames du Palatin, quand le jeune
garçon explique à Hérode que, quand il sera empereur, il
changera la loi pour pouvoir épouser sa soeur et s'inspirera des
pharaons égyptiens, qui fascinaient tant son arrière-grand
père Antoine419. Dans ce roman, il est véritablement
amoureux de sa soeur et, lorsqu'il apprend que Ganymède est le
père de l'enfant que porte Drusilla, il le pousse au bas des falaises de
Capri. S'il était déjà violent, c'est son premier acte de
folie furieuse :
Un voile rouge devant les yeux, Caligula se rua,
tel un bouc furieux, sur Ganymède qui, ravi de sa citation, cheminait
à deux pas de l'aplomb vertigineux. Le hurlement du malheureux lui
fit reprendre ses sens. Quand il s'approcha du vide, il aperçut,
très loin dans un entassement de roches noirâtres, un corps
disloqué, les jambes écartées dans une
posture grotesque.420
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