d. L'ambition féminine
Si Tibère a montré peu d'empathie envers
Agrippine, la laissant prisonnière après même la mort de
celui qui l'avait condamné, c'est, selon certains, en raison de la haine
qu'il a contracté envers les femmes de sa famille. Si ses rapports avec
sa belle-soeur Antonia semble cordiaux, ses différends avec Livie, Julie
et Agrippine - voire indirectement avec Livilla - sont notoires.
C'est un fait pour Ernest Kornemann, les noms
féminins représentent tout l'échec de la dynastie : les
Julie ont été sources de scandale public, par leur
débauche, tandis que les Agrippine ont, par leur ambition, rompu
l'harmonie voulue de la dynastie julio-claudienne375. Agrippine est,
dans son rapport à Tibère, l'héritière de sa
mère Julie : elle lui rappelle qu'il n'est pas aimé, s'acharne
à le
371. Massie 1998, p. 206
372. Pour certains auteurs, tel G. Maranon, la mort
de Gallus aurait précipité le suicide d'Agrippine, qui l'aimait
véritablement
373. Maranon 1956, p. 41-42
374. Massie 1998, p. 209 : Livilla propose de lui
jeter de l'eau froide pour qu'elle se calme, et rappelle que dès
l'enfance elle était une comédienne égocentrique qui
empoisonnait déjà l'existence de ses proches, Germanicus y
compris, par ses exigences et ses jérémiades.
375. Kornemann 1962, p. 97
126
harceler moralement et fait régner un «
climat de suspicion » dans sa vie376. Opposant le sang
à l'adoption, vantant sa légitimité par sa
maternité, elle lui rappelle également sa mère Livie et le
dégoûte par son arrogance377. En Agrippine,
Tibère retrouve les torts de toutes ses ennemies, regroupés en
une seule femme.
C'est cette haine provoquée par les femmes qui
aurait dicté sa conduite tardive, celle de son départ à
Capri pour échapper aux intrigues de cour que se livraient les «
quatre veuves » (Livie, Antonia, Livilla et Agrippine) et, dans une autre
mesure, expliquerait son refus de reprendre une épouse après son
divorce d'avec Julie378. Nous reviendrons ultérieurement sur
les personnalités des femmes ayant marqué la vie de
Tibère, leurs relations au prince dictant sa conduite et inspirant les
historiens « psychologues ».
Ernest Kornemann voit dans les conflits
féminins de la dynastie la pire tare de ces années. Plus que les
vices des princes, ce sont les stériles conflits d'intérêt,
les prétentions au trône de personnages qui, par leur sexe, ne
pouvaient y prétendre qui, énervant l'âme de l'empereur,
l'empêchent de régner avec intelligence. Si l'auteur nuance
l'influence d'Antonia qui, si elle a sûrement voulu promouvoir son fils
Germanicus puis son petit-fils Caligula, se contentait d'un soutien moral, il
dénonce les « trois femmes avides de pouvoir » qui
« par de perpétuelles intrigues » cherchaient
à évincer les autres à leur propre profit. Alors que
Tibère fuit Rome, Livie vit ses derniers jours, regrettant son influence
en déclin, Livilla montre toute sa prétention en éliminant
son mari pour servir ses propres ambitions, et Agrippine, par
l'énervement qu'elle attise, permet à Séjan de s'affirmer
comme le défenseur des intérêts du prince379.
Après même la mort de ces trois femmes, le conflit n'est pas fini
: Agrippine a transmis ses ambitions à sa fille, la future mère
de Néron et épouse de Claude, la première à
régner à travers son fils (si l'on excepte le cas de Livie,
thèse défendue notamment par Beulé). Pour reprendre
l'expression d'Ernest Kornemann, qui clôt son propos sur les femmes :
L'État
romain a été capable de supporter
des Augusti, mais pas des Augustae. Les femmes qui ont porté ce nom
vénérable ont causé les malheurs de Rome.380
.
Mais les prétentions de ces femmes n'auraient
pu s'affirmer sans la naissance d'un fils. Sans lui, elle ne peuvent
accéder au trône que par le mariage avec moins d'ambitions, un
homme mûr étant plus difficile à manipuler qu'un enfant,
qui plus est le sien propre. Livilla avait Gemellus, Livie avait
376. Storoni Mazzolani 1986, p. 269
377. Lyasse 2011, p. 130
378. Martin 2007, p. 291-292
379. Kornemann 1962, p. 173
380. Ibid., p. 244
127
Tibère et Drusus, Agrippine, quant à
elle, avait trois héritiers pour s'affirmer : Néron, Drusus et
Caius.
|