CHAPITRE 1 -
LE PERSONNAGE DE L'ANTIQUITE
Il était fils de Tibérius
Néro, et des deux côtés issu de la maison Claudia, quoique
sa mère fût passée par adoption dans la famille des
Livius, puis dans celle des Jules. II éprouva dès le
berceau les caprices du sort. De l'exil, où l'avait
entraîné la proscription de son père, il passa, comme
beau- fils d'Auguste, dans la maison
impériale. Là, de nombreux concurrents le
désespérèrent, tant que dura la puissance de Marcellus,
d'Agrippa, et ensuite des Césars Caïus et Lucius. Il eut même
dans son frère Drusus un rival heureux de popularité. Mais sa
situation ne fut jamais plus critique que lorsqu'il eut reçu Julie en
mariage, forcé qu'il était de souffrir les prostitutions de sa
femme ou d'en fuir le scandale. Revenu de Rhodes, il remplit douze ans le
vide que la mort avait fait dans le palais du prince, et régla seul,
près de vingt-trois autres années, les destins du peuple romain.
Ses moeurs eurent aussi leurs époques diverses : honorable dans sa
vie et sa réputation, tant qu'il fut homme privé ou qu'il
commanda sous Auguste ; hypocrite et adroit à contrefaire la vertu, tant
que Germanicus et Drusus virent le jour ; mêlé de bien et de
mal jusqu'à la mort de sa mère ; monstre de cruauté,
mais cachant ses débauches, tant qu'il aima ou craignit Séjan, il
se précipita tout à la fois dans le crime et l'infamie,
lorsque, libre de honte et de crainte, il ne suivit plus que le penchant de
sa nature.
[ Tacite, Annales, VI., LI ]
5
A - Biographie sommaire
Notre travail portant sur la postérité
de Tibère, sur les travaux d'historiens, sur les débats autour de
thématiques clés de sa vie et sur la représentation
fictive de son existence, il serait inconcevable de mener cette étude
sans restituer les grandes lignes de la vie de Tiberius Claudius Nero, celui
qui fut tant décrié et soumis à de nombreux
questionnements. Toutefois, nous ne restituerons ici qu'une biographie sommaire
de Tibère, sans inclure d'emblée les débats
historiographiques propres à cette étude : il nous faut aller
à l'essentiel, rester aussi neutre que possible, volontairement
éluder les points soumis aux débats d'historiens (telle la
responsabilité de Tibère dans la mort de ses rivaux ou la raison
de ses exils), puisqu'ils feront l'objet d'une analyse comparée
ultérieure.
I - Vie sous le règne d'Auguste
Tiberius Claudius Nero, ou Tibère, tel que la
postérité le nomme5, naît en l'an 42 av. J.-C.,
aux alentours du 16 novembre6. Il est le fils de T. Claudius Nero
(85 av. J.-C. - 33. av. J.-C.) et de Livia Drusilla, ou Livie (58 av. J.-C. -
29 ap. J.-C.). Il est encore un tout jeune enfant lorsque ses parents doivent
fuir l'Italie, pour échapper à la guerre civile. Ils reviennent
à Rome deux ans plus tard, en l'an 38. Octave, le futur empereur
Auguste, rencontre alors Livie et propose de l'épouser, avec l'accord de
T. Claudius Nero (désireux d'amnistie). Celle-ci est alors enceinte de
six mois et accouche de son second enfant, Decimus Claudius Drusus (Drusus),
après le divorce. Tibère reste auprès de son père
jusqu'en 33 av J.-C., date du décès de Claudius Nero.
Chargé de prononcer l'éloge funèbre du défunt - il
a alors neuf ans -, Tibère rejoint ensuite la maison
d'Auguste.
Sa carrière politique, sans aucun doute
favorisée par son appartenance à la famille impériale, est
brillante : tribun militaire en Espagne, à l'âge de seize ans
(26-25), questeur à 19 ans, préteur à 26 ans, gouverneur
en Gaule l'année suivante, il devient consul - plus haute dignité
du système républicain - en 13 av. J.-C., soit à
l'âge de 29 ans (et une seconde fois sept ans plus tard). De plus, il se
fait connaître par ses talents militaires : après une
première intervention en Arménie, pour supplanter le roi ennemi
de Rome par un allié (une mission mêlant succès romain et
échec
5. Les « tria nomina » romaines, de
même que la récurrence des surnoms (Tiberius Claudius Nero est
autant le patronyme de Tibère que de son père et de son neveu
Claude), pouvant dérouter, il est commode de nommer les Romains par des
« surnoms ». Ceux-ci peuvent différer, en témoigne
l'exemple du successeur de Tibère, que la postérité nomme
alternativement « Caius », son prénom, ou « Caligula
», un surnom enfantin que lui donnaient les soldats de son
père.
6. Toute date peut-être contestée,
et il arrive que les historiens admettent des écarts chronologiques
assez importants. Si la datation par année est souvent admise, les dates
de naissance précises sont plus souvent contestées. Ici, nous
suivons les dates avancées par Zingg 2009.
6
personnel : l'ennemi aura été
éliminé préalablement à son arrivée), il
mène la campagne de Pannonie de 12 à 9 av. J.-C., puis celle de
Germanie dès 8 av. J.-C. Son frère Drusus bénéficie
d'honneurs militaires semblables et une complicité peut être
dénotée entre les deux hommes. Cette amitié fraternelle
est rompue par le décès de ce dernier en 9 av. J.-C., à la
suite d'une blessure accidentelle durant la campagne de Germanie.
En 16 av. J.-C., Tibère épouse Vipsania
Agrippina, fille de Marcus Vipsanius Agrippa, l'homme de confiance d'Auguste.
De ce mariage, retenu comme heureux, naît un fils, Nero Claudius Drusus,
le 07 octobre de l'an 15 (ou 14). Vipsania est enceinte une seconde fois
lorsque son père, alors marié à Julie, fille de
l'empereur, décède à la guerre en l'an 12. Auguste cherche
alors un nouveau mari pour la fille d'Agrippa et le trouve en la personne de
Tibère. Celui-ci doit alors divorcer, à contre coeur. Si les
premiers temps témoignent d'une harmonie, ne serait-ce que de
façade, par la naissance d'un fils mort en bas-âge, la situation
se dégrade vite. Julie, déjà mariée deux fois, qui
plus est aux héritiers présomptifs de l'empereur (Marcellus puis
Agrippa), semble mal s'accommoder d'un mari de second plan, qui n'est alors que
le gardien des héritiers (les deux fils aînés qu'elle eut
d'Agrippa : Caius et Lucius). Elle se tourne alors vers des amants, tel Iullus
Antonius, le fils de Marc Antoine. Lorsque son père l'apprend, Julie est
déshéritée et bannie de Rome. Tibère, alors en exil
à Rhodes, doit divorcer d'elle en 2 ap. J.-C.. C'est son dernier
mariage.
A son adhésion à la maison
impériale, Tibère n'est pas prédisposé à
succéder à son beau-père. Si Auguste est privé de
fils, d'autres prétendants masculins lui sont désignés. A
la suite d'une maladie, l'empereur craint de voir disparaître l'oeuvre de
sa vie si un héritier ne vient la perpétuer. Il favorise alors
son neveu Marcellus (fils de sa soeur aînée, Octavie), alors
adolescent, en le mariant à sa fille. Mais cet héritier
présomptif décède peu de temps après, à
l'âge de 19 ans. Auguste rappelle alors Marcus Agrippa, un militaire
brillant qui fait partie de ses amis les plus fidèles. Mais il ne survit
pas non plus à l'empereur, lui laissant néanmoins quatre
petits-enfants (dont un fils posthume, que la postérité retient
comme Postumus Agrippa). Auguste peut désormais user de descendants
mâles directs, les « Princes de la Jeunesse ».
Néanmoins, ceux-ci sont encore des enfants (l'aîné, Caius,
est âgé de huit ans au décès de son père).
L'empereur charge donc son plus proche parent adulte, Tibère, de devenir
le beau-père des Princes, chargé de la régence s'il venait
à mourir avant que ses petits-enfants prennent la toge
virile.
S'il n'est alors qu'un héritier de second plan,
Tibère est chargé d'une tâche gratifiante : il a suivi un
cursus honorum brillant, est reconnu comme un homme capable et veille
sur le garçon chargé de
7
devenir le second prince de Rome. Mais, à la
surprise des Romains, Tibère décide d'abandonner ses fonctions et
de se retirer sur l'île de Rhodes pour y prendre sa retraite.
Désormais privé de toute reconnaissance publique, il reste
exilé durant huit années. Durant ce laps de temps, les Princes de
la Jeunesse ont péri : Lucius se noie près de Massilia, Caius
meurt en Orient. Auguste, ne pouvant plus user de Julie pour rattacher un
nouvel héritier à sa famille, n'a plus que deux
prétendants pour lui succéder : Tibère qui, malgré
leur inimitié, est reconnu comme compétent et son dernier
petit-fils, Postumus Agrippa, considéré comme intellectuellement
inapte. Il adopte alors son beau-fils le 26 juin de l'an 4 ap. J.-C. La
situation reste la même durant les dix années
suivantes.
|
|