Conclusion - Le repos de Tibère - 313
ANNEXES - 316
Annexe 1 - La mort de Germanicus - 317 Annexe 2 -
Les instructions de Tibère - 319 Annexe 3 - La condamnation de
Livilla - 320 Annexe 4 - La plainte de Séjan - 321 Annexe 5 - Une
vie sans retraite - 323 Annexe 6 - L'érotisme dans l'horreur -
324
Sources antiques - 326 Bibliographie -
327 Filmographie - 332
1
Introduction - Les larmes de Tibère
Rome, tremble à ton tour, dans peu tu va
connaître Ce qu'attendent de toi les larmes de ton maître. Il
ne reviendra pas sur tes murs renversés Fouler de tes enfants les
membres dispersés ; C'est d'ici que sa voix, dictant tes
funérailles, D'un crêpe ensanglanté couvrira tes
murailles. (...) Que mon destin cruel par eux soit ignoré
; Surtout ne leur dis pas que Tibère a
pleuré1.
C'est par cette tirade que s'achève la
pièce de Bernard Campan, Tibère à Caprée.
Tibère, l'ancien général de Germanie, l'homme de confiance
d'Auguste, l'empereur en manque d'amour vient d'apprendre la trahison de son
ami le plus fidèle, Séjan. Celui qu'il pensait sincère,
qu'il avait élevé aux plus hautes dignités ne cherchait
qu'à le tuer sournoisement et était directement responsable de la
mort de Drusus, son fils unique, assassiné avec la complicité de
son amante, belle-fille de l'empereur. Tibère, anéanti, ne peut
montrer de signe de faiblesse : cet acte odieux doit être puni, et il
ordonne des exécutions sans discernement, des coupables
désignés à Rome elle-même, lâche et soumise.
Mais derrière cet acte tyrannique et vengeur, il reste un homme : le
père ayant perdu un fils, le solitaire ayant perdu son meilleur ami. Et
Tibère pleure.
Mais pourquoi évoquer les larmes du tyran
taciturne, celle du commanditaire des odieuses infamies que rapportent les
auteurs de l'Antiquité ? La pitié n'est pas accordée aux
mauvais. Peut-on l'éprouver pour le vieillard pustuleux qui violait des
enfants dans son palais à Capri ? Peut-on pardonner à celui dont
les actes cruels ont façonné la personnalité de Caligula
et Néron, des noms synonymes de tyrannie et de débauche
?
Peut-être car Tibère est un incompris.
L'image que l'on se fait de lui repose sur des récits d'historiens
hostiles à son personnage. Les reproches qui lui sont intentés
sont essentiellement des préjugés moraux, une critique de sa
solitude ou de son inaptitude à se faire apprécier. Quand on
porte attention à sa vie, à ses actes politiques, il est
évident que Tibère possède des qualités. Seulement,
celles-ci ne sont pas celles souhaitées par ses contemporains. Le Romain
de Rome, attentif à la sollicitude des puissants, était
amené à apprécier des personnages comme César,
comme
1. Campan 1847, p. 77
2
Auguste qui leur étaient - sinon aimable - du
moins attentionnés. Ce n'est pas le raisonnement de
Tibère : L'empereur Tibère est un
personnage énigmatique. Tacite et Suétone le décrivent
comme un vil tyran, toujours prêt à verser le sang, qui
mène une vie de reclus sur l'île de Capri pendant que Rome est
déchirée par les procès pour trahison et les morts
d'innocents. Cela n'est pas tout à fait vrai. Car il y a chez
Tibère, plutôt qu'une méchanceté profondément
enracinée, un problème aigu d'inadaptation. C'est un souverain
qui a fui la vie publique avant son avènement et qui a passé les
années actives de sa carrière comme chef militaire en Germanie et
dans les Balkans, et non comme politicien à
Rome.2
Si Tibère est incompris, c'est soit qu'il est
incapable de communiquer la teneur de ses pensées, soit qu'on ne lui
offre pas la possibilité de s'expliquer. Pour apprécier
Tibère, il faut se poser en psychologue. Forcé de divorcer de sa
femme, alors enceinte, sans cesse relégué au second plan de la
politique impériale, inapte à se montrer affable, il n'est pas
étonnant que cet homme ait éprouvé du ressentiment envers
ceux qu'il estimait - à tort ou à raison - cruels avec lui. De
là, celui qui a « maintenu la prospérité de
l'empire pendant vingt-trois ans » n'est retenu par la
postérité que comme « de la boue imbibée de
sang3 ».
Les biographes ne s'y trompent pas : la
personnalité de Tibère est un élément clé
dans la compréhension du personnage. Mais, si le constat est clair, il
est malaisé d'écrire sur un homme décédé
depuis deux millénaires, aussi célèbre que soit son nom,
en tentant de comprendre sa pensée ; une tâche dont étaient
incapables ceux qui le fréquentaient. L'historien est donc
confronté à un dilemme : rester un scientifique, ne pas tomber
dans une interprétation relevant de l'invention littéraire, et
ainsi rester insensible au caractère de Tibère ou, à
l'inverse, s'évertuer à le comprendre, ce pour réhabiliter
le personnage, au risque d'être plus romancier qu'historien. Cette
première
approche semble la plus « raisonnable » :
Les biographies générales des historiens s'attachent certes
à reconstituer avec soin les faits et circonstances des
différents principats mais n'évoquent que rapidement les
personnalités que ce soit pour leur dominantes, que ce soit pour leurs
troubles physiques ou psychiques, et chaque empereur porte telle ou telle
étiquette globale de bon administrateur ou de
dégénéré au gré d'époques qui voient
souffler des vents de condamnation ou de
réhabilitation.4
Mais certains historiens optent pour la seconde
option. C'est ainsi que naît la réhabilitation de Tibère. A
ceux-là s'ajoutent les auteurs de fiction, qu'ils oeuvrent dans le
théâtre ou dans le cinéma, n'ayant de compte à
rendre à l'Histoire. Ainsi naît le conflit entre les « pro
» et les « anti » Tibère - ceux qui se refusent de
compatir pour un personnage fictif, basé sur un monstre haï par
des
2. Scarre 2012, p. 29
3. Scarre 2012, p. 35
4. Martin 2007, p. 10
3
générations d'historiens.
Ce débat, s'il n'admet pas de réponse
tranchée, est propre à nous intéresser. Si Tibère
est autant soumis à des discussions houleuses, c'est qu'il reste
mystérieux. Lors de cette étude, nous ne chercherons pas à
prendre part à ce débat, mais à faire état des
éléments les plus discutés par les historiens, voire par
les auteurs de fiction, inspirés tant par les récits de
l'Antiquité que par les courants historiques modernes... mais aussi par
leur propre expérience de la vie. Car étudier Tibère,
c'est gloser de la nature humaine et de ses travers.
Comment la postérité de Tibère a
pu évoluer au fil des siècles, et pourquoi ? Qui est
Tibère ? Ou plutôt : qui est Tibère au XXIe siècle
?
Dans un premier temps, il nous faut revenir aux
sources. Sans Suétone, Tacite ou Velleius, le prince serait un quasi
inconnu pour les historiens modernes. De là, nous ferons état de
la postérité de Tibère, essentiellement marquée par
les critiques, jusqu'à la remise en cause des Anciens par les historiens
du XIXe siècle.
Dans un second temps - ce sera l'objet des chapitres 3
à 5 -, nous reviendrons plus en détail sur la vie de
Tibère, sur les causes ayant amené à cette image
abominable de tyran décadent et maléfique. En premier lieu, nous
nous efforcerons de dénombrer les éléments ternissant la
réputation du prince et de noter les arguments des Modernes pour appuyer
leurs propos, qu'ils veuillent souligner la cruauté, la perversion ou un
rapport religieux - ou pour rejeter ces accusations. Nous évoquerons
ensuite les personnages dont l'existence est usitée pour critiquer le
règne de Tibère, de par leur influence et leur opposition
à l'empereur. Il sera ensuite question du rapport à la politique,
de ce qui fut longtemps le constat d'un échec mais que l'on doit
partiellement réfuter. Par l'évocation de ces récits, nous
verrons comment la réhabilitation vient remettre en question ce
qu'établissaient les Anciens, faisant de l'agresseur une victime, du
mauvais prince un politicien avisé.
Enfin, dans les deux derniers chapitres de cette
étude, nous nous intéresserons à la psychologie même
de Tibère. Après être revenus sur les
éléments traumatisants de sa vie - du moins, selon l'historien
moderne, qui met la pensée au même niveau que l'acte -, nous
ferons la part belle à la fiction, là où l'auteur peut
prendre parti pour ou contre Tibère sans avoir à rendre de
comptes à l'Histoire, y contribuant par la mise en commun de deux
époques chronologiquement espacées.
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