B. L'héritage de Germanicus
La mort de Germanicus est perçue comme un
bouleversement dans la succession du prince Tibère. Mais, au delà
de poser un problème politique, elle est également le
déclencheur d'une nouvelle crise morale : les proches du défunt,
famille et amis, vouent une haine particulière au prince qu'ils estiment
responsable de cet événement tragique. Ainsi, pendant près
de dix ans directement, et pendant des décennies après sa mort -
voire des siècles si l'on prend la postérité en
considération - Tibère dut lutter contre de nouveaux ennemis qui
ont nui à son règne et à sa réputation.
I - Agrippine, la veuve vengeresse
a. La femme romaine idéale
En mourant, Germanicus laisse une veuve. Cette femme,
c'est Agrippine (dite « l'Aînée », pour la
différencier de sa fille, Agrippine « la Jeune »). Elle est
souvent dépeinte comme une femme ambitieuse, voire arrogante, mais
passionnée, fidèle en amour et - grande vertu romaine - souvent
enceinte. Ses défenseurs en font un personnage bon, dont la
chasteté et le courage auraient été une vertu si ces
qualités ne s'étaient pas manifestées sous un règne
d'infamie comme celui de Tibère358. L'injustice a voulu que
l'héritière des valeurs Juliennes - elle est la petite-fille
d'Auguste et sa seule descendante directe a avoir eu une descendance illustre -
soit écartée du trône et persécutée
lâchement359.
C'est cette bonté que veut faire
apparaître Marie-Joseph Chénier. L'Agrippine de sa pièce
est une veuve éplorée, demandant la justice après la mort
de son mari, mais sans sombrer dans une vengeance aveugle. Pison, coupable et
honteux, craint cette femme si puissante et déterminée. Mais, en
femme juste et bonne, elle accepte de pardonner à l'assassin de son
mari, voyant son désespoir et la manipulation dont il a
été victime. S'adressant au fils de l'accusé :
Lève-toi ; de Pison que la faute s'oublie
: Avec Germanicus je le réconcilie. Il osa le combattre ; il
pourra le bénir : Nos guerriers se tairont ; je cours les
prévenir. Peut-être malgré lui Pison devint coupable
:
358. Lenain de Tillemont 1732, p.
29
359. Grimal 1992, p. 71-72
123
L'audace le soutient, le repentir l'accable ; Et
dans sa fierté même il paraît abattu : Non, puisqu'il est
ton père il n'est pas sans vertu. Qu'il vive : sois long-temps
l'honneur de sa vieillesse : Qu'il vive : et, pour son fils redoublant de
tendresse, Qu'il redevienne encor digne d'un tel appui, De Rome, et du
pardon qu'il obtient aujourd'hui.360
b. Une femme persécutée
Son malheur est de s'être confrontée
à Tibère. Avant même d'être accusé du meurtre
de son mari, le prince lui est haïssable : c'est lui qui aurait fait
périr son frère Postumus - s'il n'est pas coupable en plus des
morts de Caius et Lucius -, c'est lui qui a laissé Julie en exil
après même la mort d'Auguste, et la mort de Germanicus n'est qu'un
crime de plus à lui faire porter361. De plus, elle
s'inquiète de voir Séjan prendre du pouvoir auprès du
prince, excitant encore plus sa haine362. A force de
démontrer sa peur - elle n'est pas aussi habile en dissimulation que
Tibère - elle s'en fait un ennemi et précipite sa perte et celle
de ses enfants.
L'image prédominante de persécution
n'apparaît pas dans sa mort, mais dans la gestion de son deuil. A la mort
de Germanicus, elle est encore une jeune femme, belle et pouvant désirer
un mariage profitable. Mais elle s'y refuse et reste une veuve fidèle.
On la présente dans le cortège funèbre de son mari,
portant tristement les cendres jusqu'à Rome, entourée d'une foule
en pleurs363. Pourtant, elle se serait plainte de son veuvage
après quelques années, suppliant Tibère d'offrir un
père à ses enfants. Ainsi la fait discourir Pierre Grimal, la
larme à l'oeil devant le prince insensible :
Si je n'avais pas celle-ci, ma petite Agrippine, je
serais encore plus (triste) ! Mes deux grands garçons, Nero et
Drusus, tu sais, toi, mieux que personne, ce qu'ils deviennent ; ce qu'ils
deviendront ne dépend pas de moi, mais de toi seul ! Gaius n'a que
treize ans, mais je le sens qui s'éloigne de moi. Oui, Tibère,
j'ai peur de la solitude. Cela fait six ans que je n'ai pas connu les
embrassements d'un mari, et je suis encore jeune. Je n'ai que trente-huit ans.
Beaucoup d'autres, à mon âge, se seraient données
à un amant. Moi, je ne l'ai pas voulu. (...) Peux-tu me le reprocher,
toi qui es si implacable pour les femmes qui ne respectent pas le
caractère sacré du mariage ? Il est assez d'hommes, dans
notre parenté, qui accepteraient volontiers d'épouser la veuve
de Germanicus et de servir de père à leurs enfants. Il n'est
pas encore trop tard pour qu'il puisse espérer de moi que je lui
donne une descendance légitime.364
360. Chénier 1818, p. 59
361. Franceschini 2001, p. 119
362. Caratini 2002, p. 242
363. Laurentie 1862 I, p. 379-380
364. Grimal 1992, p. 72-73
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Le propos a été lu, et apparemment
perçu par Tibère, d'une manière plus perverse : un nouveau
mari lui aurait permis d'affirmer plus clairement ses droits et cet
époux aurait pu se constituer « chef d'un parti
anti-tibérien », en opposition politique au prince365.
Accusée de conspiration par Séjan et ses fidèles, elle est
exilée dans une île lointaine où elle meurt
prématurément dans l'infamie : affamée, de son propre chef
ou par ordre princier, elle a subi des mauvais traitements, l'un d'entre eux
l'ayant même privé de l'usage d'un oeil. Pierre-Sébastien
Laurentie, dans sa volonté d'accuser Tibère, n'épargne
aucun détail affreux de cet événement : le coup du
centurion aurait « fait sortir l'oeil de son orbite » et le
prince s'amuse à lui transmettre des injures nouvelles, jusqu'à
déplorer de ne pas l'avoir fait étrangler et jeter aux
gémonies quand il pouvait encore en être le
spectateur366. Les récits des Anciens vont dans ce sens de
cruauté gratuite. C'est ainsi que Plancine, qu'Agrippine tenait
responsable de la mort de Germanicus, fut exécutée dès
lors qu'on apprit la mort de la veuve, car toute punition
prématurée aurait été un motif de réconfort
pour l'exilée367.
Le fait est qu'Agrippine a ignoré les
dernières volontés de son mari : ne pas devenir l'ennemie de
Tibère. Si elle en a fait autrement, c'est peut-être par
impulsivité. Mais certains condamnent l'attitude d'une femme trop
ambitieuse que la postérité a jugé injustement : au
contraire des bons traités comme des mauvais, Agrippine devait
être condamnée.
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