c. Un prince souhaitable ?
Enfin, et c'est là un point
d'intérêt majeur à mettre à cette question, on
ignore tout de ce qu'aurai pu être le règne de Germanicus. Il
semble que lui-même était conscient de cette adulation malsaine,
ayant fait publier un édit pour que les Égyptiens ne lui
manifestent pas d'égards superflus356. Mais s'il avait
vécu, aurait-il suivi le même exemple que son fils, acclamé
à son avènement, conspué quatre ans plus tard ? Cela est
plausible. Si Caligula a été autant aimé à ses
débuts, c'est en tant que fils de Germanicus. C'était donc une
image qu'on révérait, non pas l'homme lui-même. Au pouvoir,
Germanicus aurait autant pu poursuivre ses idéaux de jeunesse, tout en
les mûrissant avec l'expérience, et devenir un précurseur
de Trajan que révéler son inaptitude, se reposer sur sa
popularité et finir par être tout autant détesté que
les empereurs julio-claudiens.
Pour devenir dément, le tyran avait besoin de
temps. Germanicus, comme Alexandre ou Titus, est mort en pleine gloire, assez
jeune pour qu'on plaigne cette injustice, mais il est probable que, s'il avait
vécu, sa réputation aurait été ternie, comme celle
de son père adoptif. Charles Beulé propose l'étude
hypothétique d'une mort prématurée de Tibère :
aurait-il été aussi populaire que Germanicus
s'il avait péri durant le règne
d'Auguste ?: Arrêtons-nous un instant, messieurs, et demandons-nous
ce qu'aurait pensé de Tibère la postérité, si la
tempête qui l'emportait vers une île lointaine avait
submergé son navire. Quel crime avait-il commis jusque-là, dans
l'ordre moral ? De quel attentat était-il responsable, dans l'ordre
légal? Quelle faute grave lui reprocherait-on , si ce n'est la faiblesse
qui le tenait asservi sous l'implacable Auguste et lui faisait répudier
sa femme enceinte pour épouser la fille méprisée de
l'empereur? Quel acte de cruauté l'avait trahi? Quel esclave avait-il
fait torturer? Quel citoyen avait-il maltraité? Quelles violences lui
reprochait-on? Quelles lois avait-il personnellement et volontairement
enfreintes? (...) Si Tibère était mort alors, à
l'âge de trente-cinq ans , il aurait laissé une réputation
à peu près semblable à celle de Drusus, son frère,
qui s'était montré aussi un brave soldat, un bon
général, un citoyen strictement honnête, supérieur
parce qu'il regrettait la liberté et se montrait moins soumis à
Auguste.357
Il est vrai que Germanicus était en droit de
demander le pouvoir ; certes, Auguste avait choisi Tibère, non ce jeune
homme, mais il était un héritier légitime : il
était le petit-fils de celle que l'on nommait désormais Augusta,
le mari de la petite-fille du défunt empereur et le père des
arrières-petits enfants d'Auguste. Mais, et peut-être est-ce un
détail qui rebutait le prince, Germanicus était,
355. Linguet 1777, p. 100
356. Yavetz 1969, p. 154
357. Beulé, 1868, p. 127-128
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par sa mère, le petit-fils de son ennemi
d'antan, Marc Antoine. Et le destin du jeune homme aurait pu être
équivoque à celui de son ancêtre : tous deux étaient
respectés, populaires et, si l'un est mort avant d'embrasser le pouvoir,
l'autre s'est détourné des valeurs romaines pour s'attacher
à l'Orient, et ainsi, aux yeux de la morale, « passer à
l'ennemi ». C'est du moins le destin de ses descendants : Caligula, puis
Néron, héritant des principes juliens en les mêlant aux
idéaux hellénistiques de leur ancêtre. Du fait, et c'est
sur ce point que Germanicus et Tibère n'aurait pu s'accorder : l'un
avait volonté d'innover, l'autre restait tourné vers le
passé.
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