b. Les troubles avec les soldats
350. D'autres, comme Emmanuel Lyasse, voient au
contraire cette affectation comme une manière de promouvoir Germanicus :
certes, il était écarté du territoire dans lequel il
pouvait faire état de ses prétentions, mais elles pouvaient alors
s'affirmer à l'autre extrême de l'Empire, et lui permettre
d'être reconnu partout comme un militaire d'exception. (Lyasse 2011, p.
113)
351. Massie 2008, p. 193
352. Ibid., p. 197
118
Autre élément allant à l'encontre
de l'image de perfection accordée à Germanicus : son lien avec
les soldats. Quand les révoltes se soulèvent au lendemain de la
mort d'Auguste, les mutins de Germanie proposent à leur
général, Germanicus, de prétendre à la succession.
Celui-ci, rejetant l'éventualité de trahir son père
adoptif Tibère, menace de se percer de son épée
plutôt que de laisser la révolte corrompre sa valeur. C'est alors
qu'un mutin, haranguant son général, lui tend son
épée : non comme objet de soumission à la volonté
de Germanicus, mais car celle-ci est plus aiguisée, et facilitera le
suicide. Le général, ébaubi par cet affront, ne doit son
salut qu'à l'intervention de ses fidèles, qui le désarment
et emmènent le provocateur en vue de le juger.
Mais si les militaires proposent à Germanicus
de devenir leur empereur, ce n'est pas tant par égard
envers un général populaire que pour
servir leurs intérêts propres. Pour Emmanuel Lyasse : Leur
donner satisfaction serait donc pour la cité risquer un dangereux retour
en arrière et pour Tibère faire la preuve qu'il est incapable
d'assumer la succession d'Auguste. On peut craindre que ces soldats
déclenchent de nouvelles guerres civiles, car ils regrettaient les
avantages qu'ils tiraient d'une telle situation. Pour cela, il ne leur manque
qu'un chef. Certains y ont pensé puisque, selon Tacite et
Suétone, les soldats de Germanicus lui proposent l'empire. Il serait
imprudent d'y voir la preuve que, déjà, il était populaire
alors que Tibère ne l'était pas : le contexte indique
plutôt que les mutins souhaitaient avoir un prince fait par eux et
dépendant d'eux, ce que Tibère n'est pas et que Germanicus
serait. Quand celui-ci repousse avec horreur l'idée de trahir son
père adoptif, le mouvement est dans l'impasse, car on ne peut envisager
de trouver un prince ailleurs que dans la famille d'Auguste.
De plus, rien n'indique qu'à ce moment les
élites romaines ait voulu de Germanicus comme empereur. S'il
était probablement reconnu comme un homme de valeur, il était
encore jeune, et la réaction contre Tibère ne se fait pas encore
ressentir. Ce que les historiens présentent comme un coup d'état
manqué au profit d'un jeune homme populaire aurait manifestement pu
être admis
comme une situation de danger. C'est le postulat
d'Edward Beesly : Il était possible que l'armée du Rhin, qui
s'était mutinée pour l'augmentation de leur solde et d'autres
concessions, proclame son général, Germanicus, empereur s'il
promettait d'accéder à leurs requêtes. Et il est fort
probable que les classes inférieures de Rome aient
préféré le jeune prince au vieux. Mais il n'y a pas la
moindre preuve que la noblesse veuille de Germanicus, et cela est même
très improbable. Si il y avait une chose qui lui faisait horreur,
c'était la dictature militaire, et elle semble avoir regardé
Tibère avec anxiété pour qu'il calme les mutins. Mais
Germanicus lui-même était satisfait de sa position de fils adoptif
de Tibère, et ne pouvait éviter de voir qu'il était
nécessaire que la famille reste
soudée.353
Du reste, si Germanicus a défendu sa
loyauté envers Tibère devant les mutins, ce refus peut tout
autant être du à un sentiment de doute. C'est ainsi que
réfléchit le Germanicus de la série
The
353. Beesly 1878, p. 121
119
Caesars. Son aide de camp lui propose deux
solutions : soit accéder aux revendications des mutins, soit imposer le
respect en éliminant les meneurs de la révolte. Et s'il renonce
à la révolte, ce n'est qu'après une mûre
réflexion. Sa crainte est de réveiller le fantôme de la
guerre civile, malgré les propos rassurants de sa femme, qui ne voit
guère Tibère souhaiter le combattre et pense que la capitulation
sera proposée avant même les affrontements. Il prononce alors un
discours devant ses troupes, les mettant devant le fait accompli : leurs
actions les déshonorent, et il ne peut admettre que sa femme et son fils
restent en leur présence, préférant les mettre en
sécurité auprès de peuples « barbares » qui,
eux, sont loyaux à Rome. Néanmoins, s'il condamne l'attitude des
mutins, il ne les punit pas. Là est, semble-t-il, son
erreur.
Car, pour se racheter, les soldats se font justice
eux-mêmes. Roger Caratini en fait le récit : Alors, au signal
donné, écrit Tacite, ces soldats transformés en bourreaux
se précipitent sous les tentes pour accomplir leur sinistre besogne. Il
n'y eut pas de combat : ce fut au sortir de ces mêmes lits où ils
avaient dormi pendant des mois côte à côte qu'ils se battent
et (...) se mêlent au massacre, qui cesse lorsque Germanicus, qui en
avait été l'initiateur, arrête, en pleurant, cette tuerie.
Il ordonne qu'on incinère les corps des victimes et que l'on recueille
leurs cendres, tandis que les légionnaires exécuteurs, qui ont
encore l'épée à la main, supplient leur
général de leur permettre d'apaiser les mânes de leurs
victimes « en offrant leurs poitrines impies à d'honorables
blessures », c'est-à-dire en les emmenant combattre de l'autre
côté du Rhin.354
Face à l'horreur de ces actes, deux
hypothèses s'offrent à nous. La plus plausible, et la plus
répandue chez les historiens, est d'y voir une imprudence due à
son inexpérience. En ne prenant pas l'initiative d'une condamnation
ferme, il a provoqué plus de morts que ne l'aurait permis un
général expérimenté. Toujours dans la série
sus-dite, l'aide de camp qui lui avait évoqué les deux choix de
conduite à tenir le contemple avec dédain, alors que Germanicus
constate avec horreur les conséquences de ses actes. Au même
moment, Drusus II revient de Pannonie, et fait son rapport à son
père : lui a fait son choix et a puni les mutins. Certes, il a fait
exécuter trente-huit soldats, mais ce n'est qu'une perte minime en
comparaison de celle constatée dans le camp de son frère adoptif.
Ces révoltes auront donc eu un mérite : tester la
réactivité des héritiers présomptifs du nouvel
empereur.
L'autre thèse, celle soutenue par Linguet, est
plus accusatrice. Germanicus était conscient de ses actes et, s'il a
décidé de laisser les soldats se faire justice, c'est pour ne pas
porter la responsabilité de la moindre mort : Les légions
entouroient le Tribunal, l'épée nue à la main. Un Tribun y
faisoit monter l'accusé.
Si le cri général le
déclaroit coupable, il étoit sur le champ précipité
et massacré. Les soldats se prétoient avec plaisir
à
354. Caratini 2002, p. 162-163
120
des meurtres qui sembloient les justifier ; et
Germanicus ne les empêchoit pas, parce que faisant sans ordre, la
cruauté et l'odieux de cette exécution ne pouvoit tomber que sur
eux.355
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