c. Qui profite de cette mort ?
Jeune, et toujours vainqueur, s'il vit ses
destinées Dans ses triomphes même en naissant
moissonnées ; Compagnons d'un héros, vous, dont les
étendards Ont constamment suivi l'héritier des
Césars, Je vous prends à témoin que des complots
perfides Abreuvaient mon époux de chagrins homicides. Il luttait,
mais en vain, contre la trahison : Un homme a tout conduit : et cet homme
est Pison329.
322. Massie 1983, p. 102
323. Caratini 2002, p. 108
324. Franceschini 2001, p. 366 et
421-422
325. Kornemann 1962, p. 80
326. Du moins attenter à sa
popularité, car des causes affirmant la thèse d'un frein
dressé devant Germanicus - mais démontrant une situation bien
différente à celle que présentent les ennemis de
Tibère - sont défendables. Nous y reviendrons dans le
sous-chapitre suivant.
327. Bowman 1996, p. 210
328. Kornemann 1962, p. 81
329. Chénier 1818, p. 19
112
Ainsi parle Agrippine dans la pièce de
Marie-Joseph Chénier. Elle accuse l'ancien consul Cnaeus Pison, ennemi
notoire de Germanicus - et dont la postérité oubliera les actes
politiques pour ne lui attacher qu'une image infamante : celle de l'assassin du
« meilleur des princes ».
Le roman Le rêve de Caligula,
autobiographie fictive du plus jeune fils de Germanicus revient sur ces
événements. Le prince présomptif n'était pas dupe :
il avait beaucoup d'ennemis et vivait dans la crainte d'être
poignardé par ceux qu'il croyait ses amis. Les milliers de
légionnaires qui lui sont fidèles, malgré leurs efforts
sans cesse accrus, ne pourront empêcher que « l'un de (ses)
proches éprouve un besoin d'argent insatiable » ouvre les
portes du palais à « l'ennemi qui vit au loin et ne parvient
pas à (l'atteindre)330». Il ne se trompe pas : le
lendemain du départ de Pison, Germanicus se sent malaisé et les
symptômes affluent : fièvre, spasmes, migraines, sang dans les
urines, amaigrissement brutal. Le jeune prince meurt dans la douleur,
pleuré par sa famille qui le voit dépérir331.
Pison est présumé coupable, mais n'aura jamais le temps de
s'expliquer : on le retrouve égorgé dans sa chambre. Le fils de
Germanicus, Drusus III, intelligent et observateur, doute de la thèse du
suicide : il n'est guère aisé de s'égorger soi-même
d'une épée (les poignets et le ventre étaient les parties
du corps les plus « usitées » pour le suicide romain, le coup
étant facile à porter et les souffrances abrégées
par l'hémorragie) et, surtout, l'arme a laissé une
traînée de sang sur le sol. Pison ne s'est donc pas suicidé
: on l'a assassiné pour qu'il ne dénonce pas le commanditaire du
meurtre qu'il avait perpétré332.
A l'écran, la culpabilité de Pison ne
fait aucun doute. Dans The Caesars, c'est un homme disgracieux qui se
réjouit à l'idée de contester chaque décision de
Germanicus. Il l'insulte, le nommant « fils involontaire » de
Tibère, tout en se défendant de toute idée de provocation
: il s'agit d'un fait attesté. C'est durant cette dispute que Germanicus
est pris de son premier malaise. Se tordant de douleur sur son lit, il fait
promettre à ses amis de le venger mais de ne pas se mettre en danger en
s'attaquant à Tibère : ses enfants seront un jour amenés
à régner et ils ne doivent pas être vus comme des ennemis
de l'empereur. Le prince, dissimulant souvent ses sentiments, ne peut
réprimer sa colère devant l'évidence de ce meurtre qui ne
fait qu'accroître la défiance du peuple envers lui et le prive
d'un allié de poids. Ne parvenant pas à gérer la
situation, il s'aliène Agrippine en refusant la cérémonie
d'état, ne permettant qu'un hommage funèbre tel qu'il est permis
aux soldats valeureux morts au combat. Mais il refuse de protéger Pison
: son arrogance ne fait que
330. Siliato 2007, p. 86-87
331. Ibid., p. 87
332. Ibid., p. 98-99
113
confirmer les soupçons qui pèsent sur
lui. L'accusé finit par se suicider afin que l'infamie ne retombe pas
sur ses enfants. Aucun signe de culpabilité de la part de
Tibère.
Dans la série Moi Claude, empereur, il en va
autrement. Pison a sollicité l'aide de l'empoisonneuse Martina (qui use
de la magie noire : on retrouve un crâne d'âne, un chat difforme
empaillé et la tête décapitée d'un esclave dans le
palais) sur l'interprétation d'une missive impériale :
Tibère l'avait enjoint à modérer les ardeurs de
Germanicus. Le prince ne s'en émeut pas, il n'a jamais ordonné
qu'on le tue. Pison, voyant le procès tourner en sa défaveur, en
réfère à son dernier atout : une lettre signée du
nom de Tibère ordonnant la mort de Germanicus. Le prince est
ébranlé, il comprend que c'est sa mère, Livie, qui a
imité sa signature et a commandité l'assassinat. Mais il parvient
à se dissocier de l'affaire en notant que le sceau impérial,
qu'il est le seul à détenir, n'est pas joint à la lettre -
il est donc impossible de prouver son implication. De plus, si Pison est
sûr de mourir à l'issue du procès, il peut encore sauver sa
famille en se suicidant, tandis que la dénonciation conduirait à
des représailles. Tibère n'est pas coupable, mais il est complice
du meurtre en en protégeant le commanditaire : Livie.
Les détracteurs de Tibère ont fait de
cette version leur thèse : il est coupable, soit pour avoir
commandité le meurtre, soit pour avoir protégé l'assassin.
Quels que soient les motifs, il est difficile de nier l'implication de
Tibère dans la mort de Pison, non par le meurtre en lui-même, mais
en l'ayant abandonné au jugement de ses ennemis - il lui était
possible, en vertu de ses pouvoirs, de le faire acquitter, et Livie usa de ce
procédé pour gracier Plancina, femme de Pison qui était de
ses amies, mais qui devait mourir des années plus tard sur de nouvelles
condamnations333. Allan Massie fait du vieux Tibère un homme
plein de regrets qui n'a jamais demandé à ce qu'on tue Germanicus
(« - Ta tâche, mon ami, avais-je dit à Pison, sera de te
tenir prêt à brider un peu le jeune poulain. Telle avait
été la limite de mes instructions.334») et
éprouve des remords à l'idée d'avoir abandonné son
ami à son sort, allant jusqu'à envier la mort délivrant
des infamies :
Pison avait de grands torts, mais il fut
assassiné par l'opinion publique aussi sûrement que si la populace
l'avait massacré, comme elle menaçait de le faire. Le jour de
ses obsèques, Agrippine donna un dîner. Je déclinai
son invitation. Combien de fois, la nuit, ai-je contemplé la
majesté des cieux en pensant aux dernières heures sur cette terre
de Pison, abandonné, veuf de tout espoir, finalement résolu
à mourir ? Et, bien souvent, je l'ai
envié.335
Mais si Pison semble le coupable idéal,
était-il vraiment l'assassin de Germanicus ? Pierre Grimal
333. C'est elle qui est la véritable
meurtrière dans les Dames du Palatin, p. 121
334. Massie 1998, p. 202
335. Ibid., p. 217
114
ne le pense pas : dans ses Mémoires
d'Agrippine, il est certes un mauvais homme, haineux et brutal, mais
victime de son caractère qui lui renvoie la responsabilité d'un
crime jugé comme une évidence. S'il était
véritablement un meurtrier, il aurait montré plus de
subtilité dans ses rapports avec Germanicus, et ne lui aurait pas
témoigné aussi ouvertement de son inimitié336.
Coupable idéal, il n'était qu'un prétexte pour camoufler
le véritable assassin.
Une autre hypothèse semble avoir
émergé récemment. Au milieu du XXe siècle (il
semble que Gregorio Maranon - médecin renommé - soit parmi les
premiers à défendre cette idée), les symptômes de la
maladie de Germanicus ont été rediscutés. Il est
évidemment impossible de gloser de cette description alors même
qu'elle devait être romancée pour paraître horrible et que
les témoins ont disparu depuis alors près de deux
millénaires. Toutefois, il est reconnu que beaucoup de morts suspectes
ont été taxées d'assassinats par seule cause de failles de
la science. Durant l'Antiquité, toute maladie inconnue - c'est à
dire, à cette époque d'extension de l'empire, des affections
courantes en Orient et absentes du monde romain connu jusqu'alors -
était jugée inédite et sembler témoigner de
l'existence d'un nouveau poison. Le traitement littéraire de la
lèpre peut le démontrer, celle-ci étant souvent
liée à l'image de la mort horrible sans qu'on puisse la nommer.
Dans le cas de Germanicus, les symptômes rendent crédibles
l'hypothèse du paludisme (ou malaria), dont la source
épidémique devait être localisée dans les
régions aux alentours d'Antioche. C'est donc une fièvre alors
méconnue (mais non inconnue : il existait des cas attestés dans
le monde romain dès le Ve siècle av. J.-C.337) qui est
responsable de la colère d'Agrippine et de la haine que ses descendants,
et ceux qui les ont écouté, ont éprouvé pour
Tibère338.
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