b. Le prince jaloux
Le 26 juin de l'an 4, Tibère est adopté
par Auguste. Mais, dans un souci d'hérédité dynastique, il
lui est demandé d'adopter un orphelin de père, le fils de son
frère Drusus. Si le geste s'explique sans souci, il reste curieux au
regard des coutumes romaines. S'il était normal pour un Romain sans
enfant d'adopter un jeune homme, ne serait-ce que pour que son héritage
soit perçu par un personnage de confiance (c'est ainsi qu'Octave est
devenu le fils de son grand-oncle, qui n'avait que des filles et - selon la
légende - un bâtard égyptien), il était incongru
pour le père d'un fils naturel de remettre en cause son droit
d'aînesse en lui imposant un frère
aîné314. C'est ici le cas, Germanicus devenant - de
droit - le frère aîné de Drusus II et le premier
héritier de Tibère. Les raisons peuvent être multiples. La
popularité militaire de Germanicus n'est pas négligeable, mais ne
rencontre pas l'écho qu'on lui attribuait à la mort d'Auguste
(à l'adoption, il n'a pas vingt ans). Certains auteurs, tel
Jules-Sylvain Zeller315, prennent en considération
l'apparente stérilité de la femme de Drusus à opposer avec
la fratrie abondante issue des amours de Germanicus et Agrippine, mais on se
doit de réfuter cet argument : le fils aîné du couple,
Néron, ne naît que quatre ans plus tard316. On ne voit
alors que trois causes, sans pouvoir établir un avis
véritablement tranché : soit une préférence envers
le fils de Drusus I, qui était le beau-fils préféré
d'Auguste, soit une aptitude décelée dès le plus jeune
âge, soit - mais cela allait à l'encontre de l'image
défendue par la postérité - que Tibère
313. Laurentie 1862 I, p. 363
314. Lyasse 2011, p. 75
315. Zeller 1863, p. 51-52
316. La date de naissance des trois enfants morts
en bas-âge n'est pas définie mais, de toute évidence, le
propos ne peut être validé alors que le mariage fut
prononcé en 5 ap. J.-C., et que tout enfant né avant ce terme
aurait été indésirable.
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ait préféré son neveu à son
fils, jugé oisif317.
Pour la plupart des auteurs, Tibère
n'éprouvait aucune affection pour ce fils qu'on lui imposait. Partageant
la jalousie de Drusus II, écarté de son rôle
légitime, il n'aurait eu que mépris et haine pour cet arriviste.
Marie-Joseph Chénier pousse le propos encore plus loin : Tibère
se dégoûte de ce fils imposé qui lui rappelle sa propre
jeunesse, lorsqu'il était lui-même imposé à Auguste
lors de son mariage avec Livie318. C'est une époque
chargée de mauvais souvenirs qui lui revient en mémoire à
chaque fois qu'il voit Germanicus.
La jalousie pique Tibère : l'homme mûr et
morose supporte mal de voir ce jeune homme affable bénéficier de
plus d'égard que lui. Il est le prince, le premier des Romains, et
pourtant un « enfant » lui est
préféré319. Cette colère
transparaît dans la tragédie de M.-.J. Chénier
:
Vous, ne m'accablez pas sous tant de
renommée. Avant Germanicus j'ai commandé l'armée. On
se souvient du temps où les Parthes vaincus, Rendaient à mes
exploits les drapeaux de Crassus ; (...) Quand Varus expiait
d'imprudentes terreurs, Aux champs illyriens j'arrêtais ses vainqueurs
; Mon front ceignit deux fois la palme triomphale. Je n'ai cependant pas,
d'une gloire rivale, Jusque dans son palais insulté l'Empereur, Ni
d'un peuple avili courtisé la faveur.320
Ces deux hommes sont trop différents pour
s'entendre. Voir Germanicus est une douleur morale pour le prince. Ses
détracteurs y voient une jalousie maladive, celle qui le pousse à
cacher ses vices pour tenter de se faire apprécier - ne serait-ce
qu'infiniment moins que Germanicus - ses défenseurs parlent d'une
injustice tragique auquel ni l'un ni l'autre ne pouvaient échapper :
Tibère était incapable d'être aimé, Germanicus ne
pouvait chercher à être haï dans le seul but de
ménager son père adoptif321.
Mais la haine de Tibère envers Germanicus n'est
pas l'évidence même. On peut même la contester. Ainsi, Allan
Massie rappelle l'amour fraternel que partageaient Tibère et Drusus, un
amour qui rend
317. Ibid. p. 52
318. Chénier 1818, p. 33
319. Petit 1974, p. 30
320. Chénier 1818, p. 30
321. Linguet 1777, p. 51
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curieux ce prétendu mépris envers le
fils du frère tant apprécié, d'autant qu'il semble avoir
hérité de son caractère322. Il est même
probable qu'il ait été fier de son nouveau fils : après
tout, s'il était populaire, c'était un fait mérité.
La conduite de Drusus II était, semble-t-il, décriée et il
lui était plus aisé de féliciter l'intelligence, la
culture et la rigueur morale de ce jeune homme323. Plus que le
jalouser, il l'enviait : il aurait apprécié Germanicus et son
seul regret était de ne pas avoir été aussi digne de
l'amour des Romains lorsqu'il avait son âge324. Pour Ernest
Kornemann, l'image de la haine serait - une fois de plus - un crime moral
envers l'Histoire du à la haine d'Agrippine325.
D'un point de vue stratégique, il semble tout
aussi improbable que Tibère ait voulu freiner les ambitions militaires
de Germanicus326. A la mort d'Auguste, la situation devait
être clarifiée et envoyer son fils en campagne était un
moyen de démontrer aux ennemis que l'effort militaire n'était pas
rompu. De plus, il pouvait observer les actions du jeune homme, encore
inexpérimenté, et juger de ses capacités et de ses vertus.
Satisfait de son fils, il l'aurait récompensé en le faisant
nommer consul quand il l'en jugea digne327. Peut-être aussi
voulait-il récompenser la fidélité de celui que les mutins
voulaient pousser à se révolter contre
lui328.
Mais quelles que soient les intentions de
Tibère, Germanicus ne put s'affirmer comme son héritier. En l'an
19, il tombe malade et meurt en pleine gloire, à l'âge de
trente-quatre ans.
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