CHAPITRE 4 -
LES ENNEMIS DE TIBERE
106
Comme le garçonnet l'observait d'un regard
fasciné, Caius Silius reprit son sérieux et dit : « Tu
as compris le maniement de la sica. Tu es assez grand maintenant pour savoir
que la mort des trois frères de ta mère a donné
l'Empire à Tibère. Mais garde-le pour toi. » Gaius pensa
qu'il ne devait plus demander à personne pourquoi sa mère
pleurait. Et il sentit que son enfance était
terminée. (...) Rome se trouvait devant lui, au-delà du
fleuve blond., impériale et divine, toute de marbres blancs. «
Voici la ville que Tibère a volé à ton père
»
[ Maria SILIATO - Le rêve de Caligula
]
107
A. Germanicus
Durant son règne, Tibère s'est fait des
ennemis. C'est par eux, par leurs témoignages ou par leur fin tragique,
que l'image du mauvais empereur est née. Nous nous devons donc de
revenir sur ces personnages, sur le traitement que leur a réservé
la postérité et dans quelle mesure leurs vies et leurs morts ont
influencé l'image de Tibère. Germanicus est le premier de ces
symboles : neveu puis fils adoptif du prince, sa popularité n'eut
d'égale que la tristesse entraînée par sa mort
prématurée.
I - Le meilleur des hommes
a. Popularité et bonté
L'image qui prédomine quand nous
représentons Germanicus est celle d'un homme populaire et compatissant.
Ainsi, Pierre Grimal présente un jeune homme confronté aux
mutineries de l'armée, pleurant la mort des condamnés : leurs
actes étaient impardonnables, et leur punition justifiée et
nécessaire, mais s'ils ont commis des crimes, c'est par
désespoir. Ils avaient vécu toute leur vie dans l'admiration
d'Auguste, leur prince et leur modèle de grandeur, et sa mort les avait
plongé dans la solitude303. C'est le même homme qui,
chez Maria Siliato, défait Arminius au combat et ressent une grande
amertume dans la victoire, se sentant indigne : son valeureux ennemi est trahi
par les siens, mourant dans l'ignominie malgré le courage dont il avait
témoigné durant leurs affrontements, laissant sa femme Thusnelda
porter leur enfant, tout en étant captive et obligée à
défiler au triomphe qu'on accorde au général Romain,
privée de tout égard. Germanicus est acclamé par la foule,
a apporté la gloire à Rome, a vengé le désastre de
Varus mais, à ses yeux, ses actes ont été
empoisonnés. Les clameurs ne peuvent l'empêcher de penser à
ce qu'il aurait ressenti si la situation avait été
inversée : lui traîné dans la boue par ses propres soldats
et sa femme bien aimée traitée comme un trophée par les
Germains304.
C'est cet homme bon que le peuple a pleuré
lorsqu'il apprit sa mort prématurée, tué par une affection
contractée en Orient. Pierre-Sébastien Laurentie présente
Rome emplie d'émotion à
303. Grimal 1992, p. 17
304. Siliato 2007, p. 16 et 42
108
l'annonce de sa maladie, priant pour son bon
rétablissement, et éclatant en gémissements et en cris de
colère quand la nouvelle de sa mort lui parvint305.
Brisés par le chagrin et le sentiment d'injustice, les Romains cessent
tout travail pour rendre hommage au jeune général,
dénonçant la cruauté du destin et la culpabilité
évidente de ses ennemis dans cette mort qu'ils pensent due au poison.
C'est, selon Zvi Yavetz, une preuve que les foules étaient capables
d'exprimer leurs sentiments sans céder à la violence, un argument
allant à l'encontre de la thèse principale de son ouvrage, celle
de la violence du peuple romain servile306. Bernard Campan, dans sa
pièce Tibère à Caprée, décrit ces
scènes de tristesse au retour d'Agrippine portant les cendres de son
défunt mari307.
A la lecture des sources antiques et au vu de l'image
qu'elles ont suscité, il nous semble indéniable que Germanicus a
bénéficié d'un traitement favorable aux yeux de la
postérité, retenu comme un héros, le « meilleur des
princes », dont la conduite est digne des plus grands des hommes - Linguet
le compare à Julien ou à Henri IV, tous morts dans de terribles
conditions mais célébrés par la suite pour leur conduite
exemplaire308 - prônant l'ambition et la justice. En clair, le
« lecteur sensé souhaitera des Rois qui lui
ressemblent309 ».
Germanicus a bien des raisons de mériter sa
popularité. Par l'hérédité, il est le fils de
Drusus I, le général victorieux qui n'avait pas trente ans quand
la gangrène le tua310. Il est marié à Agrippine
l'Aînée, petite-fille du prince, avec qui il eut une descendance
nombreuse: trois fils (Néron, Drusus et Caius) et trois filles
(Agrippine, Livilla et Julie) - les arrières-petits enfants
d'Auguste311. Enfin, il est le fils adoptif de Tibère, celui
qui est son oncle par le sang et le nouveau prince de Rome. Germanicus
représente un espoir pour Rome, celui d'un jeune homme ambitieux, qui ne
recule pas devant l'ennemi, qui remporte des victoires militaires en
Germanie312, présenté après sa mort comme le
nouvel Alexandre. Cette image de grandeur est présentée dans la
série The Caesars, quand Germanicus revient de campagne et
fête ses victoires avec ses proches. C'est un bel homme
305. Laurentie 1862 I, p. 377-378
306. Yavetz 1983, p. 38-39
307. Voir ANNEXE 1
308. Linguet 1777, p. 84-85
309. Ibid., p. 107
310. Drusus étant né trois mois
après le mariage d'Auguste et Livie, les ragots - et certains auteurs
modernes - y ont vu une raison de douter de l'identité de son
père. Était-il, comme le supposent la plupart, le fils de
Tiberius Claudius Nero ou le bâtard d'Auguste ? Si cette hypothèse
semble dénuée de crédibilité, elle est toutefois
prise en considération.
311. Ces enfants sont ceux à avoir
survécu à la mortalité infantile, et l'on trouve la
mention d'autres enfants morts peu après la naissance. Le propos est le
même chez Tibère, on retiendra souvent Drusus II comme son fils
unique, alors qu'il avait eu un enfant de Julie, mort en bas
âge.
312. Digressons sur ce nom. Son nom de naissance
n'est pas renseigné (probablement était-ce Tiberius Claudius Nero
ou Drusus Claudius Nero), et son nom d'adoption était Germanicus Julius
Caesar. Ce « praenomen » - littéralement « vainqueur des
Germains » - ne lui venait non pas de ses victoires mais de
l'hérédité : il le doit à son père,
vainqueur des Germains, tout comme son neveu Britannicus le devait aux
campagnes de Claude en Bretagne.
109
victorieux qui, sans le savoir, était
désigné par Auguste comme son successeur (il le confesse sur son
lit de mort à Tibère, lui demandant d'être le prince de
façade le temps que le jeune homme ait la maturité
nécessaire pour lui succéder). Il se montre aimable, riant en
voyant son frère Claude éméché, non par moquerie
mais pour participer à sa joie d'ivresse, lui offrant sa couronne de
lauriers pour lui témoigner de son affection. Aussi puissant et
acclamé qu'il soit, il n'abandonne pas son ami d'antan, même s'il
est source de honte : la bonté est plus forte que la gloire.
C'est cet homme que le peuple acclame lors de son
triomphe. Mais, près d'eux, un homme cache son sentiment profond, une
jalousie maladive de se voir préférer, à lui le prince
dont on ne célébrait les victoires que par
nécessité, un jeune homme qu'il considère comme un
arriviste. Cet homme, c'est Tibère313.
|