c. La Sainte-Face
Une légende chrétienne fait directement
intervenir Tibère. Il s'agit de l'histoire de Sainte Véronique et
de la Sainte-Face, un voile ayant épongé le visage du Christ lors
du chemin de croix, béni dès lors296. Dans le cadre de
cette étude, nous nous sommes basés sur la version écrite
par Selma Lagerlöf en 1904 (la traduction française date de 1938),
Le voile de Véronique. L'auteur est connue pour ses oeuvres de
littérature enfantine (son oeuvre la plus célèbre
étant Le voyage de Nils Olgerson).
293. Massie 1998, p. 311-313
294. Schoeler H., Tiberius auf Capri, Leipzig,
Verlagsbuchhandlung Schulze and Co., 1908, in. David-de Palacio 2006, p.
256-257
295. Strada 1866, p. 223
296. La légende serait datée du IVe
siècle
103
La légende est retranscrite en neuf chapitres
et s'adresse aux enfants, prenant part à leur éducation
religieuse. Au début de l'histoire, une vieille dame - dont le nom n'est
pas explicité - revient à la cabane dans laquelle elle vivait
étant jeune, désormais habitée par un jeune couple de
vignerons qui lui offre l'hospitalité. Le second chapitre nous introduit
l'identité de la femme : il s'agit de Faustine297, la
confidente de l'empereur Tibère. Un ancien légionnaire, parti
à sa recherche, ne la reconnaît pas et parle avec franchise en sa
présence du crime dont elle est accusée : elle a abandonné
à ses malheurs le prince Tibère, comprenant que son ami
d'autrefois était devenu un affreux tyran haï de ses sujets.
Pourtant celui-ci l'avait toujours bien traité : il lui offrait de beaux
cadeaux et lui permettait de mener un train de vie inimaginable pour la
paysanne des montagnes qu'elle était autrefois. Tibère se sent
trahi, abandonné de sa dernière amie et sombre dans une
mélancolie auto-destructrice. Faustine ne peut lui pardonner les actes
pour lesquels elle l'a quitté - orgies, cruauté, propos
déplacés -, mais elle lui accorde toujours son affection.
Refusant de le voir, elle prend de ses nouvelles au loin en rendant visite
à une statue de l'empereur : si elle est bien entretenue, c'est que
Tibère n'est pas dans un état critique. Mais un jour, elle la
voit délabrée : le prince est atteint d'une « maladie
inconnue en Italie, mais dont on dit qu'elle est commune dans les pays d'Orient
», transformant sa voix en grognements d'animal, rongeant ses doigts
et ses orteils et le condamnant à une mort imminente et douloureuse.
C'en est trop pour Faustine, qui décide de revoir son ami.
Retrouvant Capri, la vieille femme ressent les effets
du temps : le beau palais d'autrefois, si peuplé de visiteurs, n'est
plus qu'une ruine solitaire. Le comble de l'horreur arrive lorsqu'elle
aperçoit Tibère, qu'elle peine à reconnaître
:
Lorsqu'elle sortit sur la terrasse, elle vit une
terrible créature, au visage tuméfié et presque animal.
Ses mains et ses pieds étaient enveloppés de bandages blancs,
mais le linge laissait voir par endroits les doigts et les orteils à
demi rongés. Ses vêtements étaient poussiéreux et
tachés. (...)
Faustine chuchota dans l'oreille de Milo
:
- Comment un homme dans cet état peut-il se
trouver sur la terrasse de l'empereur ? Dépêche-toi de le
faire
partir d'ici.
A peine avait-elle prononcé ces mots qu'elle
vit l'esclave se courber jusqu'à terre en disant :
- Tibère César, j'ai enfin une
heureuse nouvelle à t'apporter.298
Tibère apparaît comme pathétique,
attirant l'empathie du lecteur. Ses crimes ne sont pas pardonnés, mais
on comprend sa tristesse devant l'abandon de sa meilleure amie et sa peur de
mourir. Les
297. Dans la légende originale, son
prénom est Bérénice
298. Lagerlöf 2014, p. 21
104
retrouvailles sont tendres :
- Est-ce que tu es là enfin, Faustine ? Dit
Tibère sans ouvrir les yeux. Ou alors c'est un rêve et j'imagine
que tu es debout près de moi et que tu pleures sur moi ? J'ai peur
d'ouvrir les yeux et de voir que ce n'est qu'un rêve. La vieille
s'assit à côté de lui ; elle souleva sa tête et la
posa sur ses genoux. Tibère ne bougea pas, ne la regarda pas. Un
sentiment de paix très douce l'enveloppait, tandis qu'il
s'endormait, tranquille.299
Faustine se désespère de l'état
de son ami. La femme du vigneron lui apprend qu'elle était autrefois
atteinte de ce même mal et qu'un homme en Judée l'avait
soignée. Tandis que la vieille femme part le rechercher - elle arrive
trop tard, et ne peux qu'éponger son front alors qu'il est conduit au
Golgotha - le couple se demande ce qui pourrait advenir si les deux êtres
étaient réunis :
- L'empereur est un vieil homme et ne va pas changer
sa façon de vivre maintenant, dit le vigneron. Comment remédier
au mépris que lui inspire son peuple ? Qui pourrait s'approcher de lui
et lui apprendre à l'aimer ? Tant que cela ne sera pas
réalisé, il ne sera pas guéri de sa méfiance et de
sa cruauté.
- Il y a quelqu'un qui pourrait y arriver, tu le
sais, répondis la jeune femme. Je pense souvent à ce qu'il
adviendrait si ces deux êtres se trouvaient réunis. Mais les voies
de Dieu ne sont pas les nôtres.300
(...)
- Je ne peux pas dormir, dit-elle. Je pense à
ces deux êtres qui vont aller à la rencontre l'un de l'autre.
Celui qui aime tous les hommes, et celui qui les déteste. Cette
rencontre pourrait changer l'avenir du monde.301
Le septième et le huitième chapitre sont
consacrés à la conscience de la famille de Pilate. Tout d'abord,
c'est un rêve de sa femme qui le mène au doute : elle voit
Tibère demander à rencontrer le Christ, lui offrant les plus
beaux présents s'il daigne se présenter devant lui. Sa
détermination est infinie : il propose en premier lieu des richesses en
abondance - bijoux, coupes de perles, sacs de pièces d'or. Devant la
réponse négative de l'esclave de Pilate, il fait venir un costume
serti de pierres précieuses qui garantit le trône de Judée.
Nouveau refus. Il finit par offrir ce qu'il a de plus
précieux : son manteau de pourpre, faisant du
Christ son successeur à la tête du monde s'il accepte de soigner
sa maladie. L'esclave ne peut plus laisser le prince dans l'ignorance : Pilate
a fait mourir l'homme qu'il recherchait, et l'a lui même condamné
à une mort atroce. Dans la réalité, le gouverneur voit le
peuple crier sa colère devant sa porte, et comprend son
crime.
Le dernier chapitre présente Faustine, voile
à la main, revenant vers Tibère. Celui-ci avoue n'avoir jamais
cru en les pouvoirs du Christ, et n'avoir autorisé son amie à
faire ce voyage que par égard envers sa dévotion. Mais en voyant
le reflet du visage du mort, il comprend qu'il était dans
l'erreur
299. Ibid., p. 22
300. Ibid., p. 14-15
301. Ibid., p. 29
105
et sa compassion le guérit :
Il se pencha encore plus vers l'image. Le visage lui
apparut plus clairement encore. Il vit les yeux qui semblaient
briller
d'une vie secrète.
Ce regard, qui exprimait la souffrance la plus
terrible, lui faisait percevoir une pureté et une liberté qu'il
n'avait jamais
rencontrées.
Couché sur son lit, il était
absorbé dans la contemplation de cette image.
- Est-ce un être humain ? Dit-il doucement et
posément. Est-ce un être humain ?
Il resta encore silencieux à regarder
l'image. Les larmes commençaient à couler sur ses
joues.
- Je suis attristé par ta mort,
étranger, murmura-t-il. Faustine, pourquoi as-tu laissé cet homme
mourir ? Il
m'aurait guéri.
Et il retomba en contemplation de l'image.
(...)
- Tu es un homme, dit-il, tu es ce que je
n'espérais pas voir. Puis il montra son visage ruiné et ses
mains
rongées. Moi comme tous les autres, nous
sommes des bêtes et des montres, mais tu es un être
humain.
Il baissa la tête devant l'image si bas
qu'elle toucha son visage.
- Aie pitié de moi, toi l'étranger :
dit-il, et ses larmes tombaient sur les pierres. Si tu avais vécu, ton
seul regard
m'aurait guéri.
La pauvre vieille femme était
désolée de ce qu'elle avait fait. Il aurait été
plus sage de ne pas montrer l'image à
l'empereur, pensait-elle. Elle craignait que cette
vue rende la douleur de l'empereur insupportable. Et dans son
désespoir de voir souffrir Tibère, elle
tira sur l'image pour l'écarter de sa vue.
L'empereur releva la tête. Et voici que son
visage était transformé, semblable à ce qu'il avait
été avant sa maladie,
enracinée et nourrie de la haine et de la
misanthropie qui avait vécu dans son coeur, avait été
forcée de fuir au moment
où il rencontrait l'amour et la
compassion.302
La conclusion montre Tibère faisant acte de
piété chrétienne. Il envoie trois messagers à
travers le monde, le premier pour enquêter sur les crimes commis par
Pilate au cours de ses années en Judée, le second pour remercier
les vignerons de leurs conseils, le troisième pour mander des
chrétiens afin de baptiser Faustine sur son lit de mort : elle devient
une sainte sous le nom de Véronique.
Cette histoire apparaît dans les films La
Tunique, sans que l'empereur profite de ses effets (il meurt
assassiné aux deux-tiers du film) et Selon Ponce Pilate,
où le prince cache son visage tuméfié derrière un
masque de fer. La conclusion est similaire à celle de la légende
: Pilate pose le drap sur le visage de l'empereur et, lorsqu'il le retire, les
blessures ont disparu. Ce n'est pas la magie ou même la croyance en Dieu
qui sauve Tibère, mais la découverte de la compassion. Le Christ
n'aura été que le messager de la rédemption.
302. Ibid., p. 56-58
|