II - Tibère, l'anti-dieu
a. L'ennemi des chrétiens
Dans le film La Tunique (1953), le personnage
principal est un tribun romain, envoyé en Judée - à titre
de punition pour avoir mécontenté l'héritier
présomptif au trône, Caligula. Durant sa mission, il
271. Maranon 1956, p. 187
272. Strada 1866, p. 1
273. Ibid, p. 125
274. Ibid, p. 216
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est chargé d'exécuter un prêcheur
juif, une crucifixion qui lui ôtera le sommeil : car celui qu'il a fait
mourir n'était pas un illuminé, mais le fils du Dieu
unique.
En l'an 33 du calendrier chrétien meurt le
prophète d'une religion nouvelle, crucifié par l'occupant romain,
la plus grande puissance militaire de l'époque avec, à sa
tête, un prince qui devient responsable de ce crime odieux. Ce prince,
c'est Tibère. Dans un monde où la religion du condamnée
est devenue la plus répandue, la postérité refuse le
pardon à celui qui a mené les assassins du Seigneur, celui qui
représentait l'archétype même de la bonté. Pendant
des siècles, Tibère devint un monstre, l'empereur déicide
qui, par une seule exécution, s'est rendu plus odieux au monde que tous
ses successeurs réunis, Néron le tueur de chrétiens
compris.
Pourtant, il semble que les premiers chrétiens
n'aient pas haï Tibère pour cet acte. John Tarver, dans
Tiberius the tyrant, réfute cette image, révélant
que non seulement aucun gospel ou acte d'apôtre ne condamne l'attitude du
prince mais qu'au contraire les contemporains du Christ prônaient le
respect de l'Empire. La critique ne serait née qu'à partir de la
Réforme275.
b. L'agneau contre le bouc
Ce titre est inspiré d'une réflexion
suscitée par Marie-France David-de Palacio. S'intéressant
à la littérature décadente du XIXe siècle,
où le christianisme est souvent présenté, elle oppose deux
personnages, mi-hommes, mi-animaux : le « Bouc de Capri », le surnom
bestial que les détracteurs de Tibère utilisaient pour
décrire sa puanteur présumée, et « l'Agneau
Christique », le symbole de la pureté. Quelle que soit l'image
utilisée, le fait est clair : l'on dissocie en tout points le Christ,
messager du dieu d'amour, et Tibère, représentant la haine, la
solitude et l'aigreur. Les auteurs de fiction se plaisent à confronter
les pensées de ces deux « frères ennemis » - ou
plutôt les pensées du « frère de haine »,
éprouvant un mélange de colère et de jalousie envers
l'autre. Ainsi parle Tibère chez Wilhelm Walloth, haïssant à
l'avance cette nouvelle religion qui prône les sentiments que sa haine a
refoulé :
Aime ton prochain comme toi-même I Et cela
devrait être un nouvel enseignement, une nouvelle religion ? C'est
cela que les hommes devraient pouvoir mettre en pratique ? C'est cela que
ton nouveau dieu exige des hommes ? (...) Si c'est cela qui doit devenir
l'empire du nouveau dieu, alors son empire sera celui de la fausseté, de
l'hypocrisie, du mensonge : un empire digne de l'empereur Tibère I
Son empire éternel I Les partisans de ce dieu de l'amour du prochain
s'appelleront fils de dieu, comme se nomme ce Jésus ; et ils mentiront
à leurs prochains, qu'ils ont pour devoir d'aimer comme
eux-mêmes, ils les tromperont, et les haïront, ils les fouleront aux
pieds, leur cracheront au visage, les
275. Tarver 1902, p. 430
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mettront en croix et trouveront mille façons
de les torturer à mort.276
Même colère chez Richard Voss, où
le tyran s'offusque de se voir rappelé à de bons sentiments alors
qu'ils sont la cause même de sa destruction :
La pitié ? Ton fils de dieu éprouve de
la pitié ? De la pitié pour ce monde, pour cette humanité
? Et cela tu me le dis à moi, l'empereur, en qui toute pitié est
morte ; qui ne veux pas qu'il puisse exister de pitié en ce monde
?277
La Mort des dieux de Jean de Strada
témoigne de cette haine du prince envers les gens heureux. Tibère
ne supporte pas la morale religieuse, s'y opposant volontairement par rage et
voulant éliminant jusqu'au dernier les chrétiens qui, selon lui,
se complaisent dans un monde de malheur, celui-là même qui l'a
détruit. Il encourage alors Rome à la haine, laissant les augures
répandre des rumeurs infâmes sur le culte chrétien, les
débauchés à outrager les moeurs et les plus cruels
à tuer sans discernement. Fidèle à ce propos, un chevalier
ruiné, représentant du mal romain, se propose à «
vêtir de poix » les chrétiens, à les allumer
comme de « vivantes torches », à contempler les
« tigresses repues » au cirque et à «
dévorer de baisers » leurs femmes, tels des «
lions
apprivoisés
»278.
Dans cette optique d'opposition des deux personnages,
Tibère devient, aux yeux d'auteurs chrétiens, un envoyé de
Dieu qui, au contraire du Fils, fait office de punition envers le monde impie.
Laurentie présente comme une évidence que «
c'était lui [le Père] qui faisait régner
cette (sic) homme hypocrite pour punir les péchés des
hommes279 ».
Propos identique chez Lenain de Tillemont : Il a
marqué visiblement que c'étoit lui qui faisoit regner cet homme
hypocrite pour punir les pechez des peuples. Il le sauva dans son enfance de
toutes sortes de perils, des ennemis, de la mer, d'un feu qui s'alluma tout
d'un coup dans une forest lors qu'il y passoit, et qui brula même les
habits et les cheveux de sa mere.280
Dans ce besoin de punir l'humanité, Dieu fait
régner un tel homme, afin que les Romains comprennent les valeurs
chrétiennes, celles qui leur permettent d'éviter les «
princes cruels et infâmes, ou bestes » et de vivre dans
l'harmonie. Ils apprennent que les « grandeurs humaines sont vaines et
peu assurees », « les dignitez et les richesses plus propres
à exposer à la mort qu'à
276. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und
Becker Verlag, 1889, p. 124-125
277. Voss R., Wenn Götter lieben.
Erzählung aus der Zeit des Tiberius, Leipzig : Weber, 1913, in David-de
Palacio 2006, p. 142
278. Strada 1866, p. 75
279. Laurentie 1862 II, p. 38
280. Lenain de Tillemont 1732, p.
22
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conserver la vie » et qu'il faut «
se jetter entre les bras de celuy qui nous a
creez281».
Face à ce monstre se dresse le Christ,
chargé de délivrer l'humanité des barbaries païennes.
En mourant « comme un esclave pour racheter l'homme esclave
», il prouve à l'humanité qu'elle n'a plus à
douter de la divinité, à se réfugier dans la «
rêverie découragée des
philosophes282». A sa mort, « tout va revivre »,
et le sacrifice de « L'HOMME-DIEU » en ce temps où
l'humanité est au point de déchéance le plus critique
révolutionne la vie terrestre et met fin à des siècles -
voire des millénaires - d'obscurantisme et de barbarie283.
Tibère est l'ultime incarnation de la perversion, le maître sur
Terre qui, malgré sa haine et sa puissance, ne peut pas briser
l'humanité naissante portée par le martyr.
Une anecdote rapportée par Tacite, auteur qui
ne témoignait d'une aucune sympathie pour le christianisme, a
été relue par les auteurs de cette nouvelle religion pour appuyer
ce propos. Cette histoire, c'est celle du phénix, un oiseau
légendaire qui serait apparu en Égypte parallèlement
à la mort du Christ. Chez l'auteur de l'Antiquité, le propos
devait dénoter d'un caractère insolite, mais sans implications
véritable sur l'Histoire. Pour les chrétiens, c'est une fable
démontrant de l'imagination humaine et de son besoin de croire en des
chimères pour échapper à une réalité
douloureuse284, voire d'un signe de cette conscience de crise,
dénotant de la réussite de la mission que Dieu avait
confié aux « frères ennemis ». Sans doute les Romains
ne le réalisaient pas, mais « le Phénix était
mort à jamais, mais la Croix de Judée était
immortelle.285»
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