c. Remise en cause de l'image de perversion
Faire d'un vieil homme décrépi, qui plus
est un prince, un ignoble pervers est une accusation grave. C'est ce que
cherche à dénoncer Linguet quand il annonce que « ces
horreurs ne sont plus de (son) sujet », mais qu'une telle
indignité le force à « s'arrêter un instant sur
ces éléments déplorables », comme un devoir vis
à vis de l'Histoire247. Pour lui « le coeur de
l'homme est bien assez fécond par lui-même en infamies, infamies
trop réelles, sans qu'on lui prête encore des atrocités qui
répugnent à la nature la plus corrompue248»,
et de tels propos ne sont « qu'ordures absurdes
(déshonorant) jusques dans les siècles les plus reculés,
un Prince qui ne pouvoir ni s'en rendre coupable, ni s'en
justifier249».
Au delà de la portée morale de cette
légende - on a vu la confiance de Linguet en l'humanité et la fin
tragique que celle-ci lui réserva - il est vrai que la perversion
tardive de Tibère est peu probable. En premier lieu, elle toucherait un
homme dont la vie entière fut marquée par un idéal
ascétique et qui réclamait- du moins de façade aux yeux de
ses détracteurs - être exemplaire. La seule faille à sa
morale semblait être l'alcoolisme, des beuveries entre militaires qui lui
valurent le surnom de Biberius Caldius Mero (un jeu de mot sur son nom pouvant
se traduire par « biberon de vin chaud ») - un amour du vin qui peut
être interprété comme un « médicament »
pour soigner sa tristesse250. Mais en dehors de cela, il restait
attaché à l'image de dignité patricienne et ne pouvait
se
245. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G.
Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 196, in. David-de Palacio 2006, p.
171, in. David-de Palacio 2006, p. 147
246. Ibid. p. 172, in. Ibid. p. 148
247. Linguet 1777, p. 142
248. Ibid. p. 144
249. Ibid., p. 147
250. Maranon 1956, p. 75 : il rapporte les
témoignages de personnages vertueux, tels Caton ou
Sénèque, admettant
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permettre l'excès : ses repas composés
de restes sont souvent comparés aux dîners d'apparat des empereurs
« flambeurs », et il ne se remaria pas après son divorce avec
Julie - il a alors quarante ans, un âge où la vie familiale
romaine peut continuer. Cette chasteté, on l'attribue tant à
Vipsania, à laquelle il serait resté fidèle après
même son décès, qu'à Julie, qui l'aurait
dégoûté à jamais des femmes (une répulsion
accentuée par ses différends avec Livie et Agrippine). De
même, on ne lui connaît pas d'amant(e) attitré, comme
pouvait l'être Antinoüs pour Hadrien ou Sporus pour
Néron251. De plus, il semble peu probable qu'un vieil homme
septuagénaire, affaibli par l'âge et la maladie252, se
soit soudainement éveillé à la
sexualité253. Edward Beesly prend, lui, le lecteur à
parti, le rappelant à sa propre logique. Si la conduite de Tibère
était véritable, elle serait incompréhensible
et
illogique : Ne seriez vous pas surpris si un de
vos amis, qui a vécu jusqu'à un vieil âge comme un homme
brave, travailleur, remarquable parmi les autres par sa modération, sa
tempérance et sa chasteté au milieu d'une société
dissolue - je veux dire, serait-ce difficile de vous persuader qu'un tel homme,
quand ses cheveux devinrent gris et que le feu de la jeunesse s'éteint,
puise se briser jusqu'à l'abandon et l'effrontée licence ? Si
vous le voyez de vos yeux, ne croiriez-vous pas rêver ? Comment recevriez
vous une telle histoire si elle arrivait jusqu'à vous, non seulement
emplie de grotesques contradictions et d'inconsistances, mais attestée
par l'autorité d'un informateur qui n'a aucune connaissance personnelle
des faits, mais fut évidemment englouti par une crédulité
trop disposée aux scandales murmurés par les ennemis personnels
de l'accusé ?254
Ces récits seraient le témoignage de
temps troublés : si les contemporains de Tibère ont pu rapporter
de tels propos, c'est que la situation était critique. On contait ces
récits car on cherchait à croire en leur véracité,
pour accroître la culpabilité de l'homme haï, celui qu'on
tenait coupable de la peur qu'entraînait Séjan255. Et
il est possible que certains y aient cru, sans même demander de preuves,
tant l'image semblait idéale. De tels propos sont probablement, voire
sûrement, le résultat de « on-dit » infondés.
Pour Chris Scarre, « presque tout cela n'est qu'une invention tardive
qui illustre la haine grandissante à son égard et le peu de
respect dont il jouit256», une propagande menée par
ses ennemis politiques, à commencer par la famille de Germanicus qui lui
vouait une rancune tenace. Il en va de leur intérêt de noircir le
portrait du prince, et il n'admettent aucun scrupule à évoquer
l'image des lascivités de Capri et les cruautés qui ont
marqué son règne257. Suétone et
Tacite
avec fierté leur amour de l'alcool, un soin
pour les « troubles de l'âme ».
251. L'homosexualité romaine, tant qu'elle
n'est pas passive, est acceptable aux yeux de la morale
252. La démence sénile est
quelquefois prise en considération. Tibère pouvait effectivement
vouloir se conformer à la morale romaine et manquer de retenue
dès lors que son esprit lui joua des tours.
253. Linguet 1777, p. 149-150 : « (La raison)
nous crie que ce n'est pas à soixante et huit ans qu'on commence
à rechercher des excès, dont les coeurs les plus corrompus
rougissent à vingt. Ce n'est pas quand on sent en soi la nature
défaillir, qu'on s'applique à en violer toutes les loix. La
vieillesse amène l'avarice, la défiance, l'inflexibilité,
et même l'amour du vin. Mais pour les infamies qu'on attribue à
celle de Tibère, elle en écarte invinciblement l'idée, en
ôtant la force de les commettre. »
254. Beesly 1878, p. 91-92
255. Tarver 1902, p. 423-424
256. Scarre 2012, p. 35
257. Storoni Mazzolani 1986, p.
278-279
rapportent ce même poncif258, on
ignore quelles étaient leurs sources : était-ce des propos
entendus dans les rues, transmis de génération en
génération, des témoignages de visiteurs de l'île
maudite, des pamphlets injurieux ? Notons le propos de Linguet, opposé
à Suétone en tout points, faisant de son récit des
turpitudes de Tibère un propos digne du « P. des C.
», d'un « écrivain méprisable »,
d'un « ridicule Historien » dont le latin flétrit
« la mémoire avec tant de
légèreté259».
Ce n'est pas l'homme qui est attaqué ici, mais
le prince. Tout mauvais souverain est soumis à des critiques similaires,
devenant une somme de débauches (nourriture, sexe, violence, mollesse).
Son épicurisme caricatural poussé à l'extrême n'est
pas plus crédible, et pas moins compréhensible, que l'image de
Caligula nommant son cheval consul ou Néron jouant de la lyre devant
Rome en flammes : qu'importe la véracité tant que l'on peut
opposer le tyran à l'honnête homme260. Ce propos est
exprimé clairement chez Maria Siliato :
Comme les histoires de moeurs constituent une lecture
plus divertissante qu'une généalogie impériale, ainsi que
l'arme puissante de la haine, de célèbres écrivains des
siècles suivants ne trouvèrent rien de mieux pour décrire,
dans leurs ouvrages solennels, des scènes auxquelles ils n'avaient
jamais assisté.261
La postérité tirait un avantage de cette
image de mauvais homme, car elle la confortait dans une thèse que les
Anciens ne pouvaient qu'ignorer. Au moment même où Tibère
se délectait de l'humiliation de ses victimes, un homme prêchait
la morale en Judée, opposé aux vices du monde romain en
décadence. Cet homme, c'est le Christ.
258.
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Tacite accorde moins d'égards à cette
description. Il les rapporte plus qu'il ne les affirme.
259. Linguet 1777, p. 148-149
260. Martin 2007, p. 20
261. Siliato 2007, p. 206-207
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