b. Le pédophile
Selon Allan Massie, Tibère fit construire son
propre bordel privé pour engager ses perversions sexuelles. Et, pour
l'habiter, il faisait venir des jeunes gens, garçons et filles,
engagés dans tout l'Empire pour devenir des experts en pratiques
amorales et satisfaire ses délices. Les jeunes garçons à
peine pubères nageaient entre ses jambes et devaient le mordiller, sans
espoir de quitter un jour cette antre de luxure240. Les «
spintries » - un terme inventé pour les décrire - de
Tibère ont été retenus comme le sommet de l'ignominie de
ses perversions. Dans le film Caligula, Tibère s'entoure de
mignons adolescents, se serrant contre lui tandis qu'il s'habille, tandis que
des bébés restent dans les bras de leurs mères, autour du
bassin. Ces pratiques sont décrites dans le roman Poison et
Volupté, à l'horreur de Tibère. Ce dernier convoque
Nerva pour lui faire la lecture des accusations prononcées par un de ses
ennemis et les réfute : il est presque impuissant et ne pourrait jouir
des vices qu'on lui attribue :
Tibère est un vieux bouc lubrique. Il se
livre, dans son île, à de honteuses débauches. Il compose
des tableaux vivants dans lesquels des esclaves sodomisent de jeunes
garçons au son de sistres et des tambourins. Il fait capturer par ses
gardes des enfants de l'île qu'il contraint à des pratiques
monstrueuses. Quand il se baigne dans les eaux de sa grotte, ces
impubères, qu'il appelle « mes petits poissons », passent
entre ses jambes et lui sucent le membre. Tel est le plaisir
favori de ce
débauché.241
238. Suétone, Tibère,
XLV.
239. Linguet 1777, p. 142
240. Massie 1983, p. 111-112
241. Franceschini 2001, p. 284
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La légende veut que ces enfants ne puissent jamais
quitter Capri et que personne ne les revit par la suite, probablement car leur
témoignage serait perçu comme un crime de
lèse-majesté envers le prince242. Certains auteurs
tentent de leur imaginer un avenir. Ainsi Hubert Montheilet, dans
Neropolis, présente le futur empereur Vitellius comme un
arriviste dont la servilité pour arriver à ses fins passait par
la prostitution. A vingt ans, il « mignardait aux pieds du vieux
Tibère », connaissant ses déviances sexuelles, se
servant ensuite de la passion des jeux du cirque de Caligula puis de celle des
jeux de dés de Claude pour que les princes lui accordent leurs
faveurs243.
Mais il convient de replacer le propos dans le
contexte de l'époque. Si les relations entre un vieillard et un enfant
étaient jugées impudiques et ignobles, ce que nous nommons
aujourd'hui la pédophilie n'avait pas ce même sens durant
l'Antiquité. L'enfant portait un symbole d'érotisme, celui de
l'innocence. Il était courant, selon les textes anciens, de voir lors
des dîners de la haute société romaine un enfant nu (le
Puer Delicatus) chargé d'apporter la paix des sens. Il n'est
pas motif d'excitation sexuelle, mais de plaisir du regard, de recherche de la
pureté. Si Tibère s'entoure d'enfants délicats, les motifs
sont les mêmes que ceux motivant son départ pour Capri : reprendre
foi en l'humanité qui l'a tant déçu. Ainsi
présente-t-il ses plaisirs dans Poison et Volupté
:
Quand ils pénétrèrent dans le
lieu magique où de jeunes enfants jouaient à s'éclabousser
d'eau luminescente, Tibère fit
un large geste.
- Voilà les petits poissons dont parlait cet
immonde diffamateur I J'autorise des bambins à jouer ici, car ce
spectacle, j'en conviens, m'est agréable. Leurs cris joyeux me reposent
l'esprit. Quant à mes prétendues
voluptés, hélas I244
Même image dans le roman décadent
d'Egmont Colerus, Tiberius auf Capri - le thème est
fréquent dans ce courant littéraire prônant la
beauté dans l'affreux :
Comme un enchantement sur cette île d'effroi.
Calmes et irréels, et pourtant plus vivants que tout ce qui respire dans
la Ville Jupiter, une bonne vingtaine de petits enfants nus sortirent par la
fente du grand rideau blanc qui servait d'ouverture. Corps doux, lisses et
souples. Grands yeux noirs encore ensommeillés, petits yeux bleus bien
éveillés, cheveux bouclés ou vagues lisses, petits
corps dorés comme le bronze ou blanc comme l'albâtre. Sans
crainte, ils passèrent devant l'empereur. Lentement ils
posèrent leurs petits pieds sur les marches. Un doux sourire illumina
les traits livides de l'empereur. Il s'inclina comme pour boire les
mouvements de ces Amours vivants, afin de s'abreuver parle regard d'un
regain de futur, d'éternité, d'assomption. Déjà les
petits enfants étaient dans l'eau et commençaient
à nager. Aucun bruit, aucun mouvement précipité ne
perturbait le rêve. Pas de décadence ici I Pas de pourriture I
En
242. Ou simplement car les auteurs savaient leur
propos erroné et refusaient de donner le moindre nom, alors qu'ils ne
s'en privent pas pour les affaires de cruauté.
243. Montheilet 1984, p. 72-73
244. Franceschini 2001, p. 296
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Tibère s'enfla un puissant torrent de joie.
Magnifiques, le dessin brillant des yeux, la peau moelleuse, la
rondeur mystérieuse des membres en fleur ! Tout peut encore devenir,
encore devenir ! Avenir, avenir sacré ! Vous êtes pour
moi l'avenir, adorables petits poissons ! Et il céda au rêve,
envoûté et sans désir, tandis que la charmante ronde
des minuscules nageurs s'ébrouait infatigablement autour du jet
d'eau, tandis que les corps lisses reluisaient sous l'eau tiède et
que le doux clapotis de l'eau murmurante frappait les
marches.245
Tibère éprouve donc un amour dans la
contemplation, mais celle-ci est dénué de toute volonté de
voyeurisme. Elle devient son seul échappatoire face aux malheurs qui
l'entoure, mais aussi sa plus grande peur : et si ces beaux enfants innocents
devenaient identiques à leurs aînés ?
Est-ce ainsi que commencèrent les âmes
humaines, les êtres humains, pour finir ensuite comme Séjan,
Caligula, Julia
ou Livilla ?246
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