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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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III - L'empereur débauché

a. Un exil pornographique

De Rome, la légende du nésiarque de Capri prenait forme. On le représentait comme un monstre, le « Bouc228» s'entourant de scènes lubriques et d'enfants pervertis, un tableau que Louis-Sébastien

227. Massie 1998, p. 268-270

228. Le tyran est animalisé et on lui prête l'image d'une bête poilue, lubrique et puante

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Lenain de Tillemont refuse de restaurer car « la pudeur nous empêche de rapporter229» ces plaisirs secrets et infâmes.

Si Suétone ne rechignait pas à reproduire dans sa Vie de Tibère les scènes scabreuses dont est accusé le prince, les Modernes préfèrent l'éluder. Certains se refusent à écrire de telles horreurs dans leurs études, comme si elles salissaient leur plume, d'autres n'accordent que peu d'intérêt à mêler ces grivoiseries à un travail « sérieux ». Évoquer les perversions, c'est décrédibiliser Tibère. Ainsi Pierre-Sébastien Laurentie évoque le prince « laissant aller son génie à toutes ses fantaisies de débauche et de cruauté230», descendant au-dessous de la brute pour inventer des débauches « que la langue horrible de Suétone peut seule raconter231». Roger Caratini dépeint, quand à lui, un « géant mélancolique et soupçonneux » découvrant avec salacité les plaisirs de la débauche, qu'il avait ignoré dans sa jeunesse et qu'il commence à assouvir à l'approche de la soixantaine232. Certains comparent ces crimes moraux à ceux d'une autre époque, tel Zeller dénonçant la réunion en un seul homme des « cruautés de Louis XI et des turpitudes de Louis XV233».

Pourtant, il semble curieux qu'une telle conduite soit apparue brutalement chez un vieillard qui avait, jusqu'alors, prôné les vertus romaines jusqu'à l'excès. Les auteurs supposent alors qu'il éprouvait de la honte face à de telles pensées et qu'il tentait tant bien que mal à les réprimer. Allan Massie le représente dans une scène de jeunesse, alors qu'il marche dans les rues de Rome, autant fasciné que dégoûté par un spectacle lascif. Tibère sait que ce qu'il regarde est immonde, et il n'y prend aucun plaisir. Pourtant, il ne peut en détourner le regard :

La bile vint m'emplir la bouche. Je rejetai l'abominable créature et me hâtai hors de ce répugnant quartier. Mais j'y
revins d'autres soirs, regardant les spectacles qui s'offraient à moi, pour tenter de comprendre la dégradation s'étalant
sous mes yeux et me lançant, en même temps, ses invites sournoises. Je revins et revins, parce que je ne pouvais faire
autrement, et parce que... parce que...234

Ce même intérêt « précoce » apparaît dans les Dames du Palatin, quand Germanicus revenu de campagne est invité chez son père adoptif. Il sourit avec indulgence devant la joie de Tibère à l'idée de lui montrer un tableau obscène qu'il avait commandé à un peintre fameux d'Éphèse, qui auparavant peignait des scènes mythologiques pour Auguste. Le prince à qui personne ne connaît de

229. Lenain de Tillemont 1732, p. 35

230. Laurentie 1862 II, p. 3

231. Ibid., p. 5

232. Caratini 2002, p. 272 : notons la mention à une débauche « à l'approche de la soixantaine », alors que Tibère était dans sa soixante-dixième année lorsqu'il rejoignit Capri.

233. Zeller 1863, p. 66

234. Massie 1998, p. 121

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maîtresse remplace les femmes par les images pornographiques235. Même passion chez Herbert Wise, quand Caligula ne trouve pas meilleur cadeau pour l'empereur qu'un parchemin oriental détaillant des positions sexuelles.

On ne connaît pas de relation entre Tibère et les femmes depuis sa séparation de Julie. Sa sexualité n'est plus que voyeurisme. Le prince des Dames du Palatin est névrosé, rendu insomniaque par des pensées lubriques, ne trouvant plus l'excitation dans la contemplation d'images obscènes. Son seul plaisir est désormais de regarder ses esclaves satisfaire ses envies en prenant des poses lascives236. La scène devient encore plus ridicule quand les auteurs mentionnent l'incapacité sexuelle du vieillard, sa difficulté à sentir « le titillement du désir » et l'épuisement qui suit « le spasme », tandis que les rares amis qui sont restés à ses côtés, tel Nerva, ne parviennent plus à s'amuser avec lui tant il les dégoûte237.

C'est cette image de voyeur qui prévaut dans le film Caligula (Tinto Brass, 1979). Le jeune homme est invité par le prince vieillissant dans le palais qu'il a aménagé dans la grotte de Sperlonga. Le spectacle est choquant. Tibère s'entoure d'esclaves nus, qu'il se plaît à observer dans des situations immondes. La scène suit plusieurs étapes. Elle commence par un spectacle érotique avec, entre autres, une trapéziste sur un manche muni d'un phallus, des hommes nus montés sur échasse ou une femme se caressant avec un serpent. Elle devient ensuite pornographique, lorsque le prince oblige ses sujets à copuler sous son regard : les hommes se masturbent, un transsexuel entreprend une fellation et Tibère s'extasie sur un esclave noir portant un casque à cornes, le qualifiant de « meilleur étalon » de sa cour. Le spectacle atteint ensuite le grotesque avec l'arrivée de « monstres » : Tibère prend plaisir à regarder des esclaves mal formés : une femme avec un troisième oeil, un homme dont les mains sont surmontées de moignons de deux autres mains et des soeurs siamoises. Le prince montre ainsi sa lubricité autant que sa puissance : c'est sa condition qui lui donne le droit à de tels actes. Personne ne peut s'opposer à lui quand il décide d'émasculer et d'éventrer un garde par amusement ou qu'il force ses sujets à sacrifier leur pudeur.

Mais certains actes font de Tibère l'acteur direct de ses débauches. Ainsi, Suétone rapporte l'histoire de deux frères musiciens que le prince aurait violé, et dont il aurait brisé les jambes de colère en les entendant se plaindre de leur sort. De même, Suétone rapporte une affaire jugée au Sénat, celle du viol d'une femme de noble condition, Mallonia. Celle-ci aurait été souillée par les baisers du

235. Franceschini 2001, p. 87

236. Ibid. p. 260-261

237. Ibid., p. 341

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« vieillard à la bouche impudique et à l'odeur de bouc » et se serait suicidée, selon la coutume romaine, pour échapper à l'indignité238. Cette scène est représentée dans la série Moi Claude, empereur, au dîner mondain qu'organise la patricienne Lollia - son nom est celui d'une amie d'Agrippine condamnée pour adultère, mais on y reconnaît Mallonia. Pour protéger sa fille des avances du tyran, elle a abandonné sa dignité en étant livrée aux esclaves de l'empereur pour assouvir des actes si abominables qu'elle ne parvient pas à les décrire à ses invités. Après cette confession, elle se saisit d'un poignard et met fin à ses jours.

C'est ainsi que naît l'image d'un tyran sans honneur, qui fait « gémir le peuple sur des scènes déshonorantes239». Mais ce propos, faisant du despote un pervers sans états d'âme, est commun à bien des politiciens décriés : César était la « femme de Nicomède », Auguste ne respectait pas le mariage,... La particularité innée à Tibère vient tant de son âge que du choix de ses victimes. Car si Caligula et Néron abusent de matrones romaines, Tibère ose une nouvelle obscénité : la pédophilie.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery