III - L'empereur débauché
a. Un exil pornographique
De Rome, la légende du nésiarque de
Capri prenait forme. On le représentait comme un monstre, le «
Bouc228» s'entourant de scènes lubriques et d'enfants
pervertis, un tableau que Louis-Sébastien
227. Massie 1998, p. 268-270
228. Le tyran est animalisé et on lui
prête l'image d'une bête poilue, lubrique et
puante
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Lenain de Tillemont refuse de restaurer car «
la pudeur nous empêche de rapporter229» ces
plaisirs secrets et infâmes.
Si Suétone ne rechignait pas à
reproduire dans sa Vie de Tibère les scènes scabreuses
dont est accusé le prince, les Modernes préfèrent
l'éluder. Certains se refusent à écrire de telles horreurs
dans leurs études, comme si elles salissaient leur plume, d'autres
n'accordent que peu d'intérêt à mêler ces
grivoiseries à un travail « sérieux ». Évoquer
les perversions, c'est décrédibiliser Tibère. Ainsi
Pierre-Sébastien Laurentie évoque le prince « laissant
aller son génie à toutes ses fantaisies de débauche et de
cruauté230», descendant au-dessous de la brute pour
inventer des débauches « que la langue horrible de
Suétone peut seule raconter231». Roger Caratini
dépeint, quand à lui, un « géant
mélancolique et soupçonneux » découvrant avec
salacité les plaisirs de la débauche, qu'il avait ignoré
dans sa jeunesse et qu'il commence à assouvir à l'approche de la
soixantaine232. Certains comparent ces crimes moraux à ceux
d'une autre époque, tel Zeller dénonçant la réunion
en un seul homme des « cruautés de Louis XI et des turpitudes
de Louis XV233».
Pourtant, il semble curieux qu'une telle conduite soit
apparue brutalement chez un vieillard qui avait, jusqu'alors,
prôné les vertus romaines jusqu'à l'excès. Les
auteurs supposent alors qu'il éprouvait de la honte face à de
telles pensées et qu'il tentait tant bien que mal à les
réprimer. Allan Massie le représente dans une scène de
jeunesse, alors qu'il marche dans les rues de Rome, autant fasciné que
dégoûté par un spectacle lascif. Tibère sait que ce
qu'il regarde est immonde, et il n'y prend aucun plaisir. Pourtant, il ne peut
en détourner le regard :
La bile vint m'emplir la bouche. Je rejetai
l'abominable créature et me hâtai hors de ce répugnant
quartier. Mais j'y revins d'autres soirs, regardant les spectacles qui
s'offraient à moi, pour tenter de comprendre la dégradation
s'étalant sous mes yeux et me lançant, en même temps,
ses invites sournoises. Je revins et revins, parce que je ne pouvais
faire autrement, et parce que... parce que...234
Ce même intérêt «
précoce » apparaît dans les Dames du Palatin, quand
Germanicus revenu de campagne est invité chez son père adoptif.
Il sourit avec indulgence devant la joie de Tibère à
l'idée de lui montrer un tableau obscène qu'il avait
commandé à un peintre fameux d'Éphèse, qui
auparavant peignait des scènes mythologiques pour Auguste. Le prince
à qui personne ne connaît de
229. Lenain de Tillemont 1732, p.
35
230. Laurentie 1862 II, p. 3
231. Ibid., p. 5
232. Caratini 2002, p. 272 : notons la mention
à une débauche « à l'approche de la soixantaine
», alors que Tibère était dans sa soixante-dixième
année lorsqu'il rejoignit Capri.
233. Zeller 1863, p. 66
234. Massie 1998, p. 121
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maîtresse remplace les femmes par les images
pornographiques235. Même passion chez Herbert Wise, quand
Caligula ne trouve pas meilleur cadeau pour l'empereur qu'un parchemin oriental
détaillant des positions sexuelles.
On ne connaît pas de relation entre
Tibère et les femmes depuis sa séparation de Julie. Sa
sexualité n'est plus que voyeurisme. Le prince des Dames du Palatin
est névrosé, rendu insomniaque par des pensées
lubriques, ne trouvant plus l'excitation dans la contemplation d'images
obscènes. Son seul plaisir est désormais de regarder ses esclaves
satisfaire ses envies en prenant des poses lascives236. La
scène devient encore plus ridicule quand les auteurs mentionnent
l'incapacité sexuelle du vieillard, sa difficulté à sentir
« le titillement du désir » et l'épuisement
qui suit « le spasme », tandis que les rares amis qui sont
restés à ses côtés, tel Nerva, ne parviennent plus
à s'amuser avec lui tant il les
dégoûte237.
C'est cette image de voyeur qui prévaut dans le
film Caligula (Tinto Brass, 1979). Le jeune homme est invité
par le prince vieillissant dans le palais qu'il a aménagé dans la
grotte de Sperlonga. Le spectacle est choquant. Tibère s'entoure
d'esclaves nus, qu'il se plaît à observer dans des situations
immondes. La scène suit plusieurs étapes. Elle commence par un
spectacle érotique avec, entre autres, une trapéziste sur un
manche muni d'un phallus, des hommes nus montés sur échasse ou
une femme se caressant avec un serpent. Elle devient ensuite pornographique,
lorsque le prince oblige ses sujets à copuler sous son regard : les
hommes se masturbent, un transsexuel entreprend une fellation et Tibère
s'extasie sur un esclave noir portant un casque à cornes, le qualifiant
de « meilleur étalon » de sa cour. Le spectacle atteint
ensuite le grotesque avec l'arrivée de « monstres » :
Tibère prend plaisir à regarder des esclaves mal formés :
une femme avec un troisième oeil, un homme dont les mains sont
surmontées de moignons de deux autres mains et des soeurs siamoises. Le
prince montre ainsi sa lubricité autant que sa puissance : c'est sa
condition qui lui donne le droit à de tels actes. Personne ne peut
s'opposer à lui quand il décide d'émasculer et
d'éventrer un garde par amusement ou qu'il force ses sujets à
sacrifier leur pudeur.
Mais certains actes font de Tibère l'acteur
direct de ses débauches. Ainsi, Suétone rapporte l'histoire de
deux frères musiciens que le prince aurait violé, et dont il
aurait brisé les jambes de colère en les entendant se plaindre de
leur sort. De même, Suétone rapporte une affaire jugée au
Sénat, celle du viol d'une femme de noble condition, Mallonia. Celle-ci
aurait été souillée par les baisers du
235. Franceschini 2001, p. 87
236. Ibid. p. 260-261
237. Ibid., p. 341
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« vieillard à la bouche impudique et
à l'odeur de bouc » et se serait suicidée, selon la coutume
romaine, pour échapper à l'indignité238. Cette
scène est représentée dans la série Moi Claude,
empereur, au dîner mondain qu'organise la patricienne Lollia - son
nom est celui d'une amie d'Agrippine condamnée pour adultère,
mais on y reconnaît Mallonia. Pour protéger sa fille des avances
du tyran, elle a abandonné sa dignité en étant
livrée aux esclaves de l'empereur pour assouvir des actes si abominables
qu'elle ne parvient pas à les décrire à ses
invités. Après cette confession, elle se saisit d'un poignard et
met fin à ses jours.
C'est ainsi que naît l'image d'un tyran sans
honneur, qui fait « gémir le peuple sur des scènes
déshonorantes239». Mais ce propos, faisant du
despote un pervers sans états d'âme, est commun à bien des
politiciens décriés : César était la « femme
de Nicomède », Auguste ne respectait pas le mariage,... La
particularité innée à Tibère vient tant de son
âge que du choix de ses victimes. Car si Caligula et Néron abusent
de matrones romaines, Tibère ose une nouvelle obscénité :
la pédophilie.
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