c. Tibère et Capri, un lien indissociable
On ne peut évoquer Tibère sans
évoquer Capri, et inversement. En témoignent le nombre de
tragédies du XIXe siècle à utiliser Tibère
à Caprée217 comme titre. Parler de Capri, c'est
nommer « l'île magique, qui, pendant des siècles, devait
conserver son nom et, lié à ce nom, une légende de
férocité, de sordide dépravation218»
sur laquelle « plane le souvenir du terrible vieillard que l'on
croit voir encre usant dans la débauche et de cruels plaisirs les restes
d'une vie trop longue.219»
Tibère en est l'hôte le plus
célèbre. Pourtant, Carl Weichardt le rappelle, il n'est pas celui
à y être resté le plus longtemps. Capri est devenue
l'île de Saint Constance, un personnage pieux qui jure avec l'image de
perversion issue de Tibère, dont les ossements ont été
conservés dans l'île durant treize siècles220.
Si le nom de Tibère est resté le premier à y être
associé, c'est à cause des perversions dont l'accusent
Suétone et Tacite.
La belle île d'Auguste est devenue, à
cause de son successeur, le théâtre d'horreurs
indéfinissables. La toute-puissance de Tibère lui donnant le
droit de tout désirer, il « attenta aux droits
de
215. Massie 1998, p. 264-265
216. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F.
G. Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927, p. 101, in. David-de Palacio 2006,
p. 169
217. Les Français du XIXe siècle
préféraient l'appellation « Caprée » à
celle de « Capri ». Le choix est purement esthétique, les deux
noms étant acceptés par la langue
française.
218. Storoni Mazzolani 1986, p.
285
219. Duruy V., Histoire des Romains depuis les
temps les plus reculés jusqu'à l'invasion des barbares, Paris :
Hachette, 1879-1885, p. 272, in.David-de Palacio 2006, p. 168
220. Weichardt 1901, p. 29-30
84
l'humanité et fut entraîné
à des atrocités221». Cachant son visage
ravagé par la vieillesse et la maladie, il se voue à
dépasser les perversions passées pour en devenir le nouveau
symbole. Pour Linguet, ces rumeurs sont infondées, mais naturelles :
c'est son aspiration à solitude qui est perçue comme une
perversion. Si Tibère refuse de voir qui que ce soit, daignait à
peine s'adresser à ses plus proches amis, c'est qu'il a honte de ce
qu'il devient. Et quoi de plus immonde que d'imaginer le prince, vieux et laid,
renier toutes les valeurs romaines pour sombrer dans la pornographie la plus
ignoble dans des formes inédites et indignes d'être même
évoquées ? La beauté est pervertie :
L'imagination invente les absurdités les
plus atroces, et la haine les adopte. Les jardins délicieux de
Caprée deviennent à ses yeux un serrail infâme, d'où
la pudeur est bannie. Des soupers agréables, sont des rendez-vous,
où l'on se fait un jeu d'insulter à la nature, où l'on
n'épargne ni l'âge ni le sexe, où un vieillard plus que
sexagénaire, s'efforce de fouiller par des emportemens lascifs la
jeunesse et la beauté, où enfin on est forcé de
créer de nouveaux mots, pour exprimer des abominations
nouvelles.222
La situation est quelque peu ironique : quand
Tibère choisit de quitter Rome pour Capri, c'est dans l'espoir de
retrouver la confiance en l'humanité, du moins de ne pas accroître
la haine qu'il lui portait - Egmond Colerus fait parler le prince,
évoquant Capri comme « le Bien même, le dieu, le dernier
repos » à opposer avec « la ville des myriades
d'instincts et d'arrière-pensées qui dénaturent le Bien,
séduisent la vanité, et sont source de propos oiseux sur les
contemporains et la postérité223». Et c'est
ce désir de confiance qui est à l'origine de la méfiance
de la postérité.
Peut-être aussi le sentiment de trahison a
influencé le peuple dans sa haine de Tibère et dans sa foi en les
rumeurs les plus dégradantes. Pour Zvi Yavetz, le peuple voulait d'un
souverain omniprésent, qui vive auprès de lui et s'occupe
incessamment de ses soucis. Enfermé à Capri, Tibère leur
est odieux et l'île devient, à leurs yeux, complice de sa
trahison224. On ne lui pardonne pas non plus d'avoir laissé
le gouvernement entre les mains de Séjan, un arriviste qui a l'audace de
se prendre pour le prince et de régner comme tel225.
Pourtant, Tibère ne fut jamais un retraité, intervenant toujours
auprès du Sénat par l'intermédiaire de
courriers226.
Avant d'en venir à l'étude des
débauches présumées de Tibère, il convient de citer
un texte de fiction prenant parti sur cet événement. Seule une
personne connaissait les motivations du prince dans son
221. Beulé 1868, p. 316-317
222. Linguet 1777, p. 145-146
223. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G.
Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 196, in. David-de Palacio 2006, p.
171
224. Yavetz 1983, p. 155-156
225. Storoni Mazzolani 1986, p.
273-274
226. Lyasse 2011, p. 163
85
exil et ses pensées : le prince lui-même.
Ainsi, Allan Massie, lorsqu'il rédige la biographie fictive de
Tibère, Mémoires de Tibère, propose une vision
originale et légendaire des faits. Tibère aurait rencontré
l'esprit de Capri, représenté par un jeune et beau garçon,
avec qui il signe un pacte. Le génie des lieux le questionne
:
- Que cherches-tu ?
- L'oubli.
- Tu ne peux y parvenir ta vie
durant.
- La paix, alors. Et l'expérience de la
beauté.
Il accepte de l'aider à trouver ce repos,
toutefois il doit en payer le prix, celui d'une postérité
infamante :
- Cette île superbe, me dit-il, est là
pour te consoler. N'est-ce pas suffisant ? Ne peux-tu t'en contenter sans
te
préoccuper du prix que je devrai exiger de toi
?
- Dis-moi quel est ce prix,
insistai-je.
- Très bien. Tu pourras jouir de toute la
beauté, toute la paix et tout l'oubli possibles si tu consens à
ce que ton
nom soit marqué du sceau de l'infamie pour les
siècles à venir...
- Toute la beauté, la paix et l'oubli
possibles ? Qu'est-ce que cela représente ?
- Moins que ce que tu souhaiterais, plus que tu
n'obtiendrais sans mon aide.
- Et mon nom voué à l'infamie
?
- Tu seras dénoncé comme un monstre,
un assassin, une brute et un satyre, une bête déifiée...
»
Tibère a cherché toute sa vie à
bénéficier du repos. Seulement, un tel sacrifice doit être
réfléchi. Mais s'il n'ose l'accepter de vive voix, son intention
est trop forte pour y résister. Tibère sera heureux, mais jamais
son âme ne trouvera le repos. Désormais, il est le Bouc de Capri
:
« - Bien, dit-il. Tu acceptes le marché.
- Je n'ai rien dit de tel...
- Les mots ne sont pas
nécessaires.227
|