d. Le ressentiment naissant
Durant sa retraite, Tibère a pu repenser aux
malheurs de sa vie. Loin de l'en libérer, ils en auront
été exacerbés par l'attente et la solitude.
Velleius présente ce retour d'exil.
Tibère n'était déjà pas abandonné lorsqu'il
était retiré de la vie publique, bénéficiant
toujours des hommages197 et ses retrouvailles avec Rome, si elles ne
sont pas triomphales, sont du moins
célébrées198. Mais, dans les faits, ce retour
pouvait être une source d'humiliation. Pour revenir de Rhodes, il avait
du supplier Auguste durant des années, le même Auguste qu'il avait
trahi par son départ. Celui-ci, doté d'une rancune qui s'explique
aisément, aurait volontairement fait de cette retraite volontaire un
exil honteux et pesant199. De plus, il devait ce retour en
grâce à la volonté de Caius, celui-là même
qu'il disait fuir. Celui-ci, alors adolescent, était conseillé
par un nommé Lollius, ennemi farouche de Tibère excitant le jeune
homme contre l'exilé. Compromis dans une affaire de corruption avec les
Parthes, Lollius meurt (probablement suicidé pour ne pas
déshonorer sa famille), et le nouveau conseiller, Quirinius,
s'avère plus modéré dans sa dépréciation de
Tibère. Celui qui était, dans les faits, le second du principat
huit ans auparavant doit donc son retour sans gloire à un adolescent
influençable et à des suppliques
déshonorantes200.
Tibère est également dégoût
par le comportement de ceux qu'il avait fréquenté durant des
années, autrefois distants et, maintenant que son influence revient,
désireux de le flatter. Dans Les Dames du Palatin, ceux qui le
méprisaient durant ses années d'exil lui montrent
désormais une servilité dégradante : le procurateur qui
l'évitait lui offre ses services, les passants indifférents
l'adulent et son professeur de lettres, qui semblait tout juste tolérer
sa présence, se targue de l'avoir
exercé201.
197. Velleius, XCIV. : « Remarquons cependant
dans ce rapide exposé que pendant les sept ans que dura son
séjour à Rhodes, tous ceux qui partaient dans les provinces
d'outre-mer, proconsuls et légats, vinrent lui rendre visite comme au
chef de l'Etat ; tous abaissèrent leurs faisceaux devant ce simple
particulier (si toutefois une telle majesté fut jamais celle d'un simple
citoyen) et avouèrent que son repos était plus digne d'honneurs
que leurs pouvoirs. »
198. Ibid. CIII. : « En effet, avant leur mort,
l'année même où ton père Publius Vinicius, fut
consul, Tibérius Néron était revenu de Rhodes et avait
comblé la patrie de la joie la plus vive. »
199. Laurentie 1862 I., p. 275
200. Levick 1999, p. 30
201. Franceschini 2000, p. 350
80
C'est aussi à Rhodes que Tibère apprend
la peur. S'il a fréquenté les champs de bataille en Germanie, il
n'a jamais été aussi proche de mourir que durant les jours
où il refusait de s'alimenter pour qu'Auguste autorise son
départ202. Son ennemi Lollius avait une fois proposé
à Caius de lui offrir la tête de l'exilé - probablement un
propos arrogant pour exciter le jeune homme et dont il ne pensait mot, mais qui
représentait une attaque grave envers la personne de Tibère.
Enfin, c'est dans la solitude que naît sa peur, chaque navire
s'approchant de Rhodes pouvant contenir un assassin chargé de disposer
de cette gloire déchue203.
Les causes de cet exil restent inconnues. Ses
conséquences, nous les connaissons. Le séjour à Rhodes a
sans doute façonné sa personnalité.
Dégoûté de l'adulation, craintif face aux assassins
présumés, c'est le Tibère de Capri qui apparaît dans
le Tibère de Rhodes. Les deux îles sont indissociables aux yeux de
l'historien : l'exil est l'essence même de la vie de Tibère. La
première fois, c'est pour fuir la guerre civile, alors qu'il est un
enfant dans les bras de sa mère, la seconde occurrence est - quel que
soit le motif - une fuite de la vie à Rome, et le dernier départ
fut une retraite définitive du monde qui le dégoûtait. Pour
reprendre les propos d'Emmanuel Lyasse, « ces trois exils, le premier
certes involontaire, le second mystérieux, le troisième
manifestement délibéré, semblent rythmer sa vie et
caractériser le personnage.204» Le Tibère
qui revient à Rome n'est psychologiquement plus celui qui l'a fui. Il
est devenu un « instrument assoupli par la
peur205», empli d'une colère dont il ne put jamais
se débarrasser et qui devait retomber sur les générations
futures - ce que les fils de Julie lui ont fait subir, il le fera payer
à leurs neveux. Pour Charles Beulé, l'exil à Rhodes
explique celui de Capri dans la mesure où cette transformation l'a
définitivement perverti, que celui qui aurait pu être un «
citoyen orgueilleux, utile, honoré » est devenu,
malgré lui, un despote qui n'a plus « d'autre morale que le
silence » et d'autre politique que «
l'hypocrisie206 ».
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